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     En France, "Alliance Base" cible les terroristes
   Par Dana Priest
Rédactrice au Washington Post
Dimanche 3 juillet 2005

"La France Apporte une Aide Clé aux Etats-Unis dans des Opérations Clandestines"


PARIS — Lorsque Ganczarski, un Allemand converti à l'Islam, est monté le 3 juin 2003 à bord du vol Air France au départ de Riyad, la seule chose qu'il savait était que le gouvernement saoudien l'avait placé en résidence surveillée pour un visa de pèlerin expiré et avait donné des tickets aller-simple à sa famille pour rentrer en Allemagne, avec un changement d'avion à Paris.

Il n'avait aucune idée qu'il était discrètement escorté par un agent secret qui était assis derrière lui ou qu'un officier supérieur de la CIA attendait en bout de piste au moment où les autorités françaises le séparèrent en douceur de sa famille et le placèrent en détention préventive — où il se trouve toujours — soupçonné d'association avec des terroristes.

Selon les fonctionnaires français et américains des services de renseignement et de lutte contre le terrorisme, Ganczarski fait partie des personnalités européennes d'al-Qaïda les plus importantes. Des sources émanant des services secrets américains et européens affirment que l'opération ayant permis de le prendre au piège a été mise au point dans une base top-secrète de Paris. Créée en 2002 par la CIA et les services de renseignement français, son nom code est Alliance Base. Jusqu'à présent, son existence n'avait jamais été révélée.

Financée en grande partie par le Centre Antiterroriste de la CIA, Alliance Base analyse les mouvements transnationaux des présumés terroristes et met au point des opérations pour les attraper ou pour les espionner.

Alliance Base montre comment la plupart des opérations antiterroristes sont mises en place : par le moyen d'alliances secrètes entre la CIA et les agences de renseignement d'autres pays. Ce ne sont pas d'importantes formations militaires, ni même par de petites équipes de forces spéciales, qui mènent ce travail, mais des poignées d'officiers détachés du renseignement [américain] qui travaillent avec des poignées d'agents étrangers, et souvent de manière provisoire.

Selon des experts en terrorisme, c'est ce travail en commun des services secrets qui a permis d'identifier, de traquer et de capturer — ou de tuer —, depuis les attaques du 11 septembre 2001, la grande majorité des djihadistes engagés en dehors de l'Irak et de l'Afghanistan.

La Cia, de même qu'un porte-parole de l'ambassade de France à Washington, ont refusé de faire des commentaires sur Alliance Base,. Parce que ces détails sont confidentiels et liés à des politiques sensibles, la plupart des officiers français et autres anciens agents secrets [que nous avons approchés] n'ont accepté de parler qu'à la condition de ne pas mentionner leurs noms. John E. McLaughlin, l'ancien directeur d'active de la CIA qui a pris récemment sa retraite après une carrière de 32 années, a décrit la relation entre la CIA et sa contrepartie française comme étant "l'une des meilleures du monde. Ce qu'ils acceptent d'apporter est extraordinairement précieux."

Le lien, rarement remis en cause, entre Langley et Paris contredit aussi l'acrimonie entre ces deux pays et qui est apparue à l'occasion de l'invasion de l'Irak. Au sein de l'administration Bush, la discorde fut amplifiée par le Secrétaire à la Défense, Donald H. Rumsfeld, qui a réclamé le premier rôle, au sein de l'administration [américaine], dans la "guerre globale contre le terrorisme" et a cherché à faire jouer à l'armée un rôle plus que secondaire.

Mais même lorsque Rumsfeld critiquait la France au début de 2003 en disant qu'elle n'apportait pas sa part dans la lutte contre le terrorisme, le Commandement des Opérations Spéciales Américaines était en train de finaliser un accord secret pour placer sous commandement américain en Afghanistan 200 Français, issus des forces spéciales. Début juillet 2003, des commandants français travaillaient là-bas aux côtés de commandants américains, ainsi qu'aux côtés de représentants de la CIA et de la NSA [National Security Agency, l'agence américaine à la sécurité nationale].

L'organisation d'Alliance Base


Alliance Base, dirigée par un général français de la DGSE — l'équivalent de la CIA — a été décrite par six spécialistes américains et étrangers du renseignement impliqués dans ses activités. Selon eux, cette base est unique en son genre dans le monde car elle est multinationale et car elle planifie de vraies opérations au lieu de se contenter de partager des informations entre les pays. On y trouve des officiers détachés de Grande-Bretagne, de France, d'Allemagne, du Canada, d'Australie et des Etats-Unis.

Selon une personne, familière avec ces opérations, l'opération Ganczarski fut l'un des 12 dossiers (au minimum) sur lesquels la base a travaillé durant ses premières années d'existence.

"En fait, cela s'inscrit dans un effort pour mettre en pratique des idées innovantes et pour s'occuper de certaines questions en matière de coopération," a rapporté un officier de CIA, un familier de la base. "Je ne connais rien d'autre de tel."

Selon plusieurs hauts-fonctionnaires américains et européens — certains en activité et d'autres à la retraite — qui nous ont décrit les débuts de la Base, des factions au sein des services secrets de plusieurs pays s'opposèrent à une approche multinationale. Le Centre Antiterroriste de la CIA ne voulait perdre le contrôle d'aucune opération antiterroriste ; les services secrets britanniques ne voulaient pas diluer les liens privilégiés qu'ils entretiennent avec Washington ; l'Allemagne n'avait pas envie d'être impliquée dans de nouvelles opérations.

Et aucun pays ne voulait être perçu comme recevant des ordres de la CIA, dont les méthodes expéditives habituelles — appréhender en secret des terroristes présumés et les transférer vers d'autres pays sans aucun recours judiciaire — sont devenues très controversées en Europe. En Italie, 13 agents déclarés de la CIA sont accusés d'avoir kidnappé un ecclésiastique radical égyptien dans les rues de Milan en 2003.

Selon nos sources, afin de réduire le rôle des Etats-Unis, la langue de travail dans ce centre est le français. La base sélectionne les agents détachés avec beaucoup de soin. Elle choisit un pays pour chacune des principales opérations, et ce sont les services secrets de ce pays qui gèrent l'opération.

Toujours selon nos sources, la base fournit un moyen aux agents allemands détachés d'accéder à des informations provenant des autorités judiciaires de leur propre pays. En effet, la loi allemande interdit aux autorités judiciaires de partager certaines informations directement avec leurs services secrets.

Par contre, la loi française encourage le partage de renseignements entre sa police et ses services secrets. En fait, depuis que le Code Napoléonien fut adopté en 1804, les magistrats français ont des pouvoirs étendus sur la société civile. Aujourd'hui, dans l'unité antiterroriste du ministère de la justice, les magistrats ont le pouvoir de maintenir en détention des personnes suspectées de "conspiration en relation avec le terrorisme" en attendant que des preuves soient réunies contre elles.

Le magistrat antiterroriste n°1, le juge Jean-Louis Bruguière, a dit que dans la décennie écoulée, il a ordonné l'arrestation de plus de 500 suspects, parfois avec l'aide des autorités américaines. "J'entretiens de bons rapports avec la CIA et le FBI", a-t-il déclaré dans une interview récente.

En France, où la population musulmane atteint les 8% - la plus importante d'Europe - les experts français et américains en terrorisme font tout ce qu'ils peuvent pour retirer des rues les recruteurs de groupes terroristes ainsi que leurs nouvelles recrues Ils ont accepté de mettre au service des alliés leurs propres lois antiterroristes pour attirer de l'étranger des suspects et leur tendre un piège…

"Oui, sans aucun doute, il y a des cas où nous participons de cette manière," dixit un officier supérieur des services de renseignement français.

La France a envoyé ses interrogateurs à Guantanamo Bay pour collecter des preuves qui pourraient être utilisées dans un tribunal français contre les détenus français que les Etats-Unis détiennent là-bas. La France est la seule nation de six pays européens qui continue d'emprisonner des détenus qui lui ont été retournés de la base militaire américaine de Guantanamo Bay, à Cuba.

Bruguière, et d'autres fonctionnaires français du renseignement, aiment à faire remarquer sèchement que la France a réalisé pour la première fois qu'elle était devenue une cible pour les djihadistes du style d'al-Qaïda lorsqu'un groupe d'Algériens radicaux détournèrent en 1994 un avion de ligne dans l'intention de le faire s'écraser sur la Tour Eiffel. Ils considérèrent les attaques contre le World Trade Center et contre le Pentagone comme une autre phase, à plus grande échelle, de la campagne des djihadistes contre la civilisation occidentale.

Donc, peu d'officiers des services français s'étonnèrent que […] Chirac, dans les jours qui suivirent les attaques, fasse paraître un décret afin que les services de renseignements français partagent l'information sur le terrorisme avec les agences américaines "comme s'il s'agissait de votre propre service" (selon deux agents qui l'ont lu).

Le flux quotidien et continu de messages cryptés augmenta. "Nous avons remarqué une différence quantitative et qualitative dans le degré de détail de l'information", a dit Alejandro Wolff, le numéro deux de l'ambassade des Etats-Unis [à Paris], auquel incombe la responsabilité de la lutte contre le terrorisme.

Un ancien agent de la CIA, qui connaît le travail de renseignement franco-américain estime que les Français ont incarcéré environ 60 suspects depuis la fin de 2001, dont certains avec le concours de la CIA. "Ils font pour nous autant que les Britanniques et dans une certaine mesure, ils font plus … si vous leur demandez", a déclaré un cadre dirigeant des services de renseignement — fraîchement à la retraite — qui a travaillé en étroite collaboration avec la France et d'autres pays européens.

La France a été aussi un collaborateur de la première heure, et plein de bonne volonté, dans d'autres parties du monde, permettant à la CIA d'utiliser son drone "Prédateur", armé et top-secret (et qui est toujours controversé au sein du Pentagone), à partir de la base aérienne française de l'ancienne colonie de Djibouti. Sa mission était de tuer des personnalités d'al-Qaïda figurant sur une liste "cibles de grande valeur" de la CIA, classée secret-défense. Le 3 novembre 2002, des officiers de la CIA, par téléguidage de la base aérienne, tirèrent pour la première fois, tuant Abou Ali al-Harithi — le cerveau de l'attaque d'octobre 2000 sur le contre-torpilleur USS Cole — et six autres, dont Ahmed Hijazi — un citoyen américain naturalisé — dans le désert du Yémen.

Selon des agents français en exercice et à la retraite, la coopération élargie entre les Etats-Unis et la France permet des renforcer les deux parties. La CIA apporte des liquidités en provenance de son compte secret (et toujours plus garni) "foreign liaison" [la "liaison étrangère"] . C'est elle qui a payé le transport de certains suspects français de l'étranger vers Paris pour qu'ils y soient légalement incarcérés. Elle apporte aussi ses capacités d'écoute ainsi que des liens entre services secrets dans le monde entier. La France, elle, apporte ses lois sévères, la surveillance de groupes islamiques radicaux ses réseaux dans les Etats arabes et ses liens avec les services de renseignements de ses anciennes colonies.

"Il y a un échange facile d'informations" déclare Pierre de Bousquet de Florian, le directeur de la DST […], qui a refusé de faire des commentaires sur les particularités de cette relation. "La coopération entre mon service et les services américains est franche, loyale et certainement efficace."

La volonté qu'à la France de partager ses dossiers sur les terroristes a aidé les Etats-Unis à réaliser certaines de ses plus importantes prises, dont celle de Ahmed Ressam, qui fut arrêté à la frontière canadienne alors qu'il faisait route pour essayer de faire sauter l'Aéroport International de Los Angeles en 1999, et celle de Zacarias Moussaoui, un marocain qui a vécu en France par le passé et qui est la seule personne aux Etats-Unis à avoir plaidé coupable dans le complot des détournements d'avions du 11 septembre.

La tension au sujet de l'Irak


Alors qu'elle s'apprêtait à partir en guerre contre l'Irak, la Maison Blanche a dressé sa stratégie entre les pays qui étaient durs avec les terroristes - l'administration Bush mettait l'Irak dans cette catégorie - et ceux qui ne l'étaient pas. Le gouvernement français était persuadé que les inspections orchestrée par l'ONU avaient contenu avec succès le développement des programmes d'armement de Saddam Hussein, et Bruguière ne voyait aucun lien entre l'Irak et al-Qaïda. Au Département de la Défense, à Capitol Hill et ailleurs, beaucoup voyaient l'opposition de la France à la guerre comme une preuve qu'elle tirait au flanc lorsqu'il s'agissait de combattre le terrorisme.

Les frites [au USA : "french fries"] furent renommées les "frites de la liberté" sur Air Force One et dans les cafétérias du Congrès. Rumsfeld interdit aux officiers généraux de téléphoner à leur homologues français, immobilisa au sol les avions américains lors du Salon du Bourget et désinvita les Français du Red Flag, un exercice militaire américain majeur dans lequel il participaient depuis des décennies.

Après trois mois de dispute, le Département d'Etat et la CIA prirent la défense de la France, en citant sa coopération en matière de renseignements. Selon deux anciens fonctionnaires du Département d'Etat, Bush finit par demander à Rumsfeld de faire marche arrière. Et puis le Secrétaire d'Etat, Colin Powell écrivit un mémo dans lequel il disait que punir la France ne faisait pas partie de la politique américaine. Elizabeth Jones, la sous-secrétaire d'état en charge des affaires européennes et eurasiatique, garda ce mémo sur le dessus de son bureau. "Je devais fréquemment m'en servir pour le mentionner à mes collègues du Pentagone," déclara Jones. Mais un an plus tard, Rumsfeld persistait toujours, excluant en 2004 l'armée de l'air française des exercices du Red Flag.

Les petits coups symboliques de Rumsfeld rendaient perplexes certains responsables de l'administration Bush. "Je pouvais comprendre la plupart des choses que faisait le secrétaire à la défense, même si je n'étais pas d'accord avec lui," déclara Lawrence B. Wilkerson, l'ancien chef d'état-major de Powell. "Mais là, c'était complètement irrationnel, voire idiot."

Les services de renseignements essayèrent de s'isoler de l'énervement public.

"Les Français faisaient tout pour démontrer qu'il n'y avait pas de diminution [dans leur coopération]", déclara Wolff, le diplomate américain qui était sur place. "Il n'y a jamais eu le moindre sentiment de débordement. Les deux parties faisaient un effort pour compartimenter" leurs différences.

La même chose était vraie pour la CIA et les autres services américains de renseignements, qui rapportent que le flux quotidien de messages cryptés concernant le terrorisme entre la CIA et sa contrepartie française était régulier.

"Pour des raisons pratiques, les relations entre les services de renseignements aux Etats-Unis et en France étaient bonnes, même lors de la dispute transatlantique sur l'Irak", a déclaré Bruguière. "Si vous voulez avoir une meilleure prise dans une situation difficile, vous devez partager les renseignements en temps réel."

L'Opération Ganczarski


Ganczarski, un métallurgiste de la région de la Ruhr, en Allemagne, fut radicalisé par un ecclésiastique saoudien qui faisait le tour des mosquées européenne au début des années 90. Il étudia l'Islam dans une école religieuse du royaume, voyagea quatre fois en Afghanistan, s'entraîna dans les camps d'al-Qaïda, rencontra Ben Laden et retourna en Allemagne de son dernier voyage neuf jours avant le 11 septembre 2001.

Des responsables des services secrets disent qu'il faisait partie d'un plan patient d'al-Qaïda, post 11 septembre, pour activer les convertis européens, dont le "terroriste aux chaussures" britannique, Richard Reid. Le numéro du téléphone cellulaire de Ganczarski fut le dernier numéro appelé en avril 2002 par le kamikaze qui tua 21 personnes sur l'île de Djerba. Plusieurs victimes étaient françaises, ce qui donna un terrain légal à Bruguière pour arrêter Ganczarski.

Le 20 mai 2003, une info urgente arriva à Alliance Base : Ahmed Mehdi, un associé de Ganczarski, venait de réserver un séjour de 14 jours sur l'île française de la Réunion, dans l'Océan Indien.

Le marocain Mehdi, alors âgé de 34 ans, et qui avait vécu près de Ganczarski en Allemagne, était sous surveillance et montrait un intérêt inquiétant pour les détonateurs commandés à distance. Les autorités allemande, qui ne disposaient pas de suffisamment de preuves pour arrêter Mahdi ou Ganczarski, étaient persuadés que Mehdi planifiait une attaque sur l'île de la Réunion.

Des officiers du rang travaillant à Alliance Base se rencontrèrent pour mettre au point un plan : ils attireraient vers la France, d'abord Mehdi, puis Ganczarski. Bruguière les emprisonnerait sur la suspicion d'association avec des terroristes.

La CIA trouva un prétexte pour suggérer à Mehdi qu'il s'arrête à Paris lors de son voyage vers la Réunion pour surveiller ses cibles. Alliance Base apprit à partir d'écoutes que Mehdi s'inquiétait que la France ne lui donne pas de visa, ce dont il avait besoin parce qu'il est marocain. Les services français arrangèrent donc un visa. Les Allemands contrôlaient les appels et les contacts pour que les plans soient changés.

Le 1er juin, les autorités françaises appréhendèrent Mehdi à l'aéroport Charles de Gaulle. Il fut envoyé à la prison de Fresnes. Deux jours plus tard, le 3 juin 2003, c'est Ganczarski qui y fut transféré.

A l'insu des deux hommes, ils étaient détenus dans des cellules séparées seulement de quelques mètres. Les autorités utilisèrent les informations glanées aupr-s de l'un pour interroger l'autre. En quelques jours, Mehdi expliqua le complot aux enquêteurs de Bruguière, ainsi que le réseau de Ganczarski. Les enquêteurs sont désormais persuadés que Mehdi a des liens avec la cellule d'al-Qaïda de Hambourg qui conspira dans les attaques du 11 septembre et que Ganczarski était directement associé avec l'architecte du 11 septembre, Khalid Sheikh Mohammed.

Le rôle d'Alliance Base dans cette opération fut mentionné indirectement par le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, le 11 juin 2003. Alors qu'il s'adressait devant le parlement, il déclara : "Cette arrestation a eu lieu grâce à la collaboration parfaite entre les services des grandes démocraties."

La documentaliste Julie Tate a contribué à ce reportage.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon