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L'option intelligente vis-à-vis de l'Iran

Par Zbigniew Brzezinski et William Odom,
Washington Post publié le 29 mai 2008

article original : "A Sensible Path on Iran" (27/05/08 ; Page A13)

La politique actuelle des Etats-Unis vis-à-vis du régime iranien à Téhéran aura presque certainement pour conséquence un Iran doté d'armes nucléaires. La combinaison apparemment astucieuse d'utiliser la "carotte" et le "bâton", incluant la référence officielle fréquente à une option militaire américaine qui "reste sur la table", intensifie tout simplement le désir de l'Iran d'avoir son propre arsenal nucléaire. Hélas, une telle politique autoritaire de la "carotte" et du "bâton" peut marcher avec les ânes, mais pas avec les pays sérieux. Les Etats-Unis auraient une meilleure chance de réussite si la Maison-Blanche abandonnait ses menaces d'action militaire et laissait tomber ses appels à un changement de régime.

Songez aux pays qui seraient devenus rapidement des Etats nucléarisés s'ils avaient été traités de façon similaire ! Le Brésil, l'Argentine et l'Afrique du Sud avaient des programmes d'armement nucléaire mais ils les ont abandonnés, chacun pour des raisons différentes. Si les Etats-Unis avaient menacé de changer leurs régimes au cas où ils n'auraient pas abandonné [leurs programmes d'armement nucléaire], il est probable qu'aucun d'eux n'eut obtempéré. Mais lorsque la "carotte" et le "bâton" ont échoué à empêcher l'Inde et le Pakistan d'acquérir des armes nucléaires, les Etats-Unis se sont rapidement arrangés avec les deux, préférant avoir de bonnes relations que des relations hostiles. Qu'est-ce que cela suggère aux dirigeants en Iran ?

Abordons cette question dans un autre sens ! Imaginez que la Chine, signataire du Traité de Non-Prolifération nucléaire [TNP], pays qui, délibérément, ne s'est pas engagé dans une course aux armements avec la Russie ou les Etats-Unis, ait menacé de changer le régime américain si ce dernier n'avait pas commencé une destruction graduelle de son arsenal nucléaire. Cette menace aurait été une base légale discutable, parce que tous les signataires de ce traité ont promis depuis longtemps de réduire, en fin de compte à zéro, leurs arsenaux. La réaction américaine aurait évidemment été une opposition publique explosive vis-à-vis d'une telle exigence. Les dirigeants américains auraient peut-être même singé la rhétorique fantaisiste du Président iranien Mahmoud Ahmadinejad concernant l'utilisation des armes nucléaires.

Une approche efficace vis-à-vis de l'Iran doit concilier ses intérêts et les nôtres en matière de sécurité. Ni une attaque aérienne des Etats-Unis contre les installations nucléaires iraniennes, ni une attaque israélienne qui serait moins efficace, ne pourraient faire plus que simplement retarder le programme nucléaire iranien. Dans tous les cas, les Etats-Unis seraient tenus pour responsables et devraient payer le prix résultant des réactions probables de l'Iran. Celles-ci impliqueraient presque certainement la déstabilisation du Proche-Orient, ainsi que de l'Afghanistan, et des efforts sérieux d'interrompre le flux du pétrole, générant au strict minimum une augmentation massive de son cours déjà très élevé. Le désarroi au Proche-Orient qui résulterait d'une attaque préventive contre l'Iran nuirait à l'Amérique et en fin de compte aussi à Israël.

Etant donnés les objectifs déclarés de l'Iran — une capacité nucléaire civile mais pas d'armes nucléaires, de même qu'un présumé désir de discuter des questions de sécurité plus larges des Etats-Unis et de l'Iran — une politique réaliste exploiterait cette ouverture pour voir ce que cela pourrait produire. Les Etats-Unis pourraient indiquer qu'ils sont prêts à négocier, soit sur la base d'aucune condition préalable de la part des deux camps (tout en se réservant le droit de mettre fin aux négociations si l'Iran reste inflexible et commence à enrichir l'uranium à des niveaux dépassant ce qui est autorisé par le TNP), ou négocier sur la base de la bonne volonté de l'Iran de suspendre l'enrichissement en échange d'une suspension simultanée par les Etats-Unis des principales sanctions économiques et financières.

Une telle approche plus large et plus flexible accroîtrait la perspective d'un règlement international qui serait conçu pour concilier le désir de l'Iran d'avoir un programme d'énergie nucléaire autonome, tout en minimisant la possibilité qu'il puisse rapidement le transformer en un programme d'armement nucléaire. De plus, il n'y a aucune raison crédible de supposer que la politique traditionnelle de dissuasion stratégique, qui a fonctionné si bien dans les relations entre les Etats-Unis et l'Union Soviétique, ainsi qu'avec la Chine, qui a aidé à stabiliser l'hostilité indo-pakistanaise, ne marcherait pas dans le cas de l'Iran. La notion largement répandue d'un Iran suicidaire faisant exploser sa première arme nucléaire sur Israël est plus le produit de la paranoïa ou de la démagogie que celui d'un calcul stratégique sérieux. Cela ne peut pas être la base de la politique des Etats-Unis et ne devrait pas non plus être celle d'Israël.

Un autre bénéfice à plus long-terme d'une approche si spectaculairement différente est que cela pourrait aider l'Iran à reprendre son rôle traditionnel de coopération stratégique avec les Etats-Unis pour stabiliser la région du Golfe. En fin de compte, l'Iran pourrait même retourner à sa politique d'avant 1979, depuis longtemps géopolitiquement naturelle, de relations coopératives avec Israël. On devrait aussi remarquer à ce sujet l'hostilité iranienne envers al-Qaïda, récemment intensifiée par la campagne internet d'al-Qaïda incitant à une guerre entre les Etats-Unis et l'Iran, qui pourrait à la fois affaiblir ce qu'al-Qaïda considère comme le régime chiite apostat de l'Iran et enliser l'Amérique dans un conflit régional prolongé.

Enfin et surtout, considérez que les sanctions américaines ont délibérément entravé les efforts de l'Iran d'accroître sa production de pétrole et de gaz naturel ! Cela a contribué à la montée des coûts de l'énergie. Une conciliation à long-terme entre les Etats-Unis et l'Iran accroîtrait de façon significative le débit le l'énergie iranienne vers le marché mondial. Il ne fait aucun doute que les Américains préfèreraient payer moins cher pour remplir leurs réservoirs d'essence que d'avoir à payer beaucoup plus pour financer un conflit élargi au Golfe Persique.

Zbigniew Brzezinski était conseiller à la sûreté nationale dans l'administration Carter et il a écrit tout récemment "Second Chance". William Odom, général de corps d'armée à la retraite, est un ancien directeur de l'Agence à la Sûreté Nationale. Tous deux sont membres du Center for Strategic and International Studies.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]