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En Route Pour la Violence

Le Président de la Côte d'Ivoire a divisé son pays.

Par Douglas Farah

Lundi 22 novembre 2004; Washington Post, Page A19


La décision prise lundi dernier par le Conseil de Sécurité de l'ONU d'imposer à la Côte d'Ivoire un embargo sur les armes — assorti de la possibilité de sanctions plus sévères — était une mesure urgente pour ralentir la spirale vers le chaos dans ce qui fut autrefois l'oasis de stabilité et de relative prospérité de l'Afrique de l'Ouest. Le conflit qui couve en Côte d'Ivoire menace l'ensemble de la région, déjà secouée par des crises et des guerres sauvages. Il s'agit aussi d'une question de sécurité plus vaste parce que les organisations terroristes, dont Al-Qaida et le Hezbollah, ont installé des refuges en Afrique de l'Ouest. Plus il y aura de troubles mieux ils pourront s'établir dans cette région.

Pour comprendre les événements qui se déroulent en Côte d'Ivoire, le premier producteur mondial de cacao, il est nécessaire de comprendre le rôle destructif qu'a joué le président de cette nation, Laurent Gbagbo, avec son cercle intime de xénophobes.

Fin novembre 2000, Gbagbo, fraîchement élu, a rencontré en privé les ambassadeurs de France, des Etats-Unis et de Grande-Bretagne. Son pays étant alors au bord de la guerre civile, Gbagbo accepta de permettre au principal parti d'opposition, constitué essentiellement de Musulmans du Nord et qui avait été exclus de la course présidentielle, de participer aux élections parlementaires programmées.

Gbagbo avait battu de justesse un officier militaire méprisé dans des élections gâchées par la violence et dans laquelle moins de 30% du corps électoral a participé au vote. Sa rhétorique de campagne ouvertement anti-musulmane et ses promesses de purger la Côte d'Ivoire des étrangers ont été largement étouffées par le chaos du moment.

Gbagbo avait promis d'annoncer un accord dans un discours télévisé à la nation. Mais à la place, c'est un ministre de son cabinet qui y est apparu et a annoncé que l'opposition était bannie et qu'il contestait aussi le droit de ses membres à la citoyenneté. C'était le premier pas dans l'initiative prise par Gbagbo de défaire quatre décennies de politiques qui avaient encouragé avec succès l'harmonie raciale et religieuse.

Les ambassadeurs furent étonnés de la duplicité de Gbagbo. Mais cela n'était que la première des nombreuses duperies qui conduisirent la Côte d'Ivoire au statut de quasi-paria.

J'étais à Abidjan le lendemain du jour où les Musulmans en colère sont descendus dans la rue pour protester ; il ont juste été reçus par des gangs armés et soutenus par le gouvernement qui mirent à sac le secteur musulman de la ville. Ces derniers s'en sont pris systématiquement aux immigrés venus du Burkina Faso, du Mali et d'autres pays pauvres qui avaient été conviés en Côte d'Ivoire comme travailleurs. Human Rights Watch a décrit les atrocités commises par les forces de Gbagbo, y compris les massacres de jeunes désarmés, enterrés dans des fosses communes, les viols, les tortures et la razzia de mosquées. Les employés musulmans du bureau du < i>Washington Post furent menacés et leurs maisons mises à sac sous le regard de la police. Ils rejoignirent les dizaines de milliers qui s'enfuirent vers les pays voisins.

Les groupes d'autodéfense, encouragés par Gbagbo, attaquèrent les Français, ces anciens maîtres coloniaux, qui maintenaient là-bas des liens économiques puissants.

Au fur et à mesure que la situation s'est détériorée, Gbagbo a dépensé ses ressources limitées pour l'achat d'hélicoptères de combat et financer les équipages ukrainiens pour les piloter — un deal qu'il a toujours nié avoir fait. Malgré tout, les Français ont pris le commandement pour installer en Côte d'Ivoire plusieurs centaines de soldats de maintien de la paix après la brève guerre civile de l'année précédente, séparant les forces rebelles du Nord des troupes de Gbagbo stationnées au Sud. Ils ont aidé à négocier un cessez-le-feu et à entamer les pourparlers de paix.

Lorsque les forces de Gbagbo violèrent ce mois-ci le cessez-le-feu et utilisèrent les hélicoptères pour attaquer les positions des forces de maintien de la paix, tuant neuf soldats français et un travailleur humanitaire américain, la réponse ne s'est pas faite attendre. Les Français ont lancé une attaque éclair, détruisant la force aérienne ivoirienne, y compris les hélicoptères de combat.

La manœuvre a peut-être suggéré une prétention coloniale démesurée, mis elle n'est pas arrivée gratuitement. Le passé de Gbagbo l'a rattrapé. Même les autres nations africaines sont réticentes cette fois-ci à écouter ses explications. En réponse, Gbagbo a fait ce qu'il a toujours fait : déverser des casseur armés, avec la bénédiction du gouvernement, pour se livrer au pillage et terroriser.

Quand l'Union Africaine a appelé à une rencontre d'urgence pour débattre de la situation, Gbagbo a évité cette épreuve. À la place, il est resté chez lui et a nommé comme chef des forces armées le commandant même dont les forces avaient lancé l'attaque sur les forces de maintien de la paix. Dans une interview avec le Washington Post, Gbagbo a mis en doute que des soldats français avaient vraiment été tués.

La tragédie de la Côte d'Ivoire est que le dommage causé au tissu social, ainsi qu'à l'économie, sera quasiment impossible à inverser. Les hommes d'affaires qui se sont enfuis du pays fournissaient des milliers d'emplois qui ont peu de chance d'être retrouvés. Les investissements étrangers se sont desséchés tandis que le chômage a explosé. Les rentes versées par les travailleurs immigrés à leurs foyers nourrissaient des centaines de milliers de familles. Les Musulmans et les Chrétiens, les gens du nord et ceux du sud sont séparés par la colère et la peur.

Les rebelles qui contrôlent la moitié nord du pays ne constituent pas la solution. Ils forment un mélange sans saveur d'officiers ivoiriens mécontents, de vestiges des forces de sécurité sauvages de Charles Taylor et d'autres mercenaires de toute la région. Les réseaux criminels trafiquant les armes et les diamants s'étendent sur la zone frontalière de la Côte d'Ivoire avec le Libéria et la Guinée, créant ce qu'un haut fonctionnaire du Pentagone appelle une "masse fluide d'anarchie". Mais les rebelles ont réussi à prendre pied grâce à la détermination bornée de Gbagbo de diviser son pays en fonction de lignes ethniques et religieuses tout en enracinant sont pouvoir.

L'action unanime et rapide de l'ONU peut offrir une pause à Gbagbo. L'embargo sur les armes, couplé à la menace de restrictions de voyage et de pénalités économiques sur ceux qui continuent à alimenter la violence, offre une chance de garder la crise gérable alors que la communauté internationale, menée par l'Union Africaine, recherche une solution. Gbagbo fera sans nul doute de nouvelles promesses pour échapper aux sanctions. Les Nations Unies devraient réagir selon ce qu'il fait, pas selon ce qu'il dit.

L'auteur de cet article fut, de mars 2000 à juin 2002, le chef du bureau d'Afrique de l'Ouest du Washington Post, basé à Abidjan. Il est en congé sabbatique.

Traduit de l'anglais (américain) par Jean-François Goulon