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Les immigrés trouvent une voix dans
la campagne présidentielle française

L'inscription sur les listes électorales a explosé
après les émeutes de banlieue de 2005

Par Molly Moore,
Washington Post Rubrique Etranger
jeudi 22 février 2007; Page A10

article original : "Voter Registration Soars After '05 Suburban Riots"

MANTES LA JOLIE — Fernand Trigano se tenait à côté d'un étalage de jeans à 6 € pièce et regardait le candidat à l'élection présidentielle faire campagne sur un marché, dans une banlieue de Paris peuplée d'immigrés. François Bayrou serrait des mains au-dessus des paniers de poissons séchés, des étalages de pains plats et des mannequins présentant des voiles islamiques.

"Salam Alaikoum !" s'est écrié un jeune homme en veste de cuir, présentant le traditionnel salut musulman "Que la paix soit sur toi !"

— "Salam Alaikoum !" a répondu Bayrou, le candidat de l'UDF, à présent en troisième position dans les sondages pour le premier tour du 22 avril prochain.


François Bayrou, le candidat de l'UDF, écoutant des jeunes à Mantes La Jolie,
exprime son inquiétude à propos de la discrimination et du chômage
(Crédit Photo Credit : Molly Moore — The Washington Post)

"Je suis impressionné", a dit Fernand Trigano, 60 ans, qui habite cette banlieue d'immeubles élevés, située sur la Seine au nord-ouest de Paris. "Il a de l'audace. Ce ne sont pas tous les candidats qui oseraient venir pratiquement sans gardes du corps. Les hommes politiques pensent qu'ici c'est dangereux. Il est venu pour écouter ce que les gens de banlieue ont à dire. Je pense que c'est super".

La tournée de campagne de Bayrou à travers le melting-pot ethnique de Mantes La Jolie représente une modification radicale du système politique français ennuyeux et élitiste. Seize mois après l'explosion des quartiers d'immigrés, les pires troubles civils que la France a connus en un demi-siècle, les banlieues apparaissent pour la première fois comme une force puissante dans la campagne présidentielle.

Les citoyens immigrés et leurs enfants français de première génération se sont inscrits massivement sur les listes électorales, forçant les hommes politiques à s'adresser à une réserve d'électeurs potentiels, auparavant écartés comme étant politiquement insignifiants. Des milliers de petits groupes de pression politiques, donnant de la voix et représentant des Africains, des Arabes et des jeunes, ont surgi dans tout le pays. Ils sont des challengers naissants aux monopoles politiques des syndicats et des autres organisations bien établies.

Des blogs et des sites internet venant du peuple scrutent le passé des candidats. Culottés et ne cachant rien, ils deviennent des alternatives aux grands médias d'information de la nation.

Bayrou, qui se présente pour la troisième fois, a déclaré dans une interview : "Le vote des banlieues est très important". Il venait de surprendre des travailleurs journaliers en s'entassant avec son entourage médiatique un train, pour un trajet de 25 minutes de Paris à Mantes La Jolie. "Je ne suis pas naturellement un candidat des banlieues ; historiquement, mon électorat est rural — mais je suis ici".

Il parle de la discrimination

La violence des banlieues, qui a assommé la nation et vilipendé l'image de la France dans le monde entier, n'a pas seulement alimenté un plus grand activisme politique dans les quartiers peuplés d'immigrés, mais a aussi forcé les candidats à la présidence à affronter les questions auparavant considérées comme politiquement taboues : les discriminations raciale, ethnique et religieuse.

Une enquête récente commandée par un groupe de défense des Noirs, le Conseil Représentatif des Associations Noires, et conduite par la société de sondages TNS-Sofres, a découvert que 61% des Noirs interrogés ont déclaré être victimes quotidiennement de discrimination. La France n'a aucun Noir dans son Assemblée Nationale, mis à part les 10 représentants de ses départements d'outremer qui sont essentiellement noirs.

Même Jean-Marie Le Pen, le candidat du parti d'extrême droite, le Front National, qui a secoué la France en 2002 en se plaçant à la deuxième place au premier tour, après avoir campagne avec des messages considérés comme racistes, anti-immigrés et antisémites, essaye d'adoucir sa réputation pure et dure avec des affiches de campagne et des publicités qui incluent une jolie jeune femme noire, dans un appel manifeste à tous les groupes raciaux.

"Jean-Marie Le Pen ne peut pas se rendre dans les banlieues, parce que si deux ou trois jeunes de 12 ans décident de cracher sur lui, sa visite sera ruinée", a dit Marine Le Pen, la fille du candidat et vice-présidente du parti, lors d'une rencontre récente avec des journalistes étrangers. "Ce n'est pas très grave, parce qu'ils entendent notre message comme tous les autres Français."

Au contraire des Etats-Unis, la France a concentré ses immigrés et ses populations pauvres dans les banlieues plutôt qu'à l'intérieur des villes.

Les questions des banlieues ont dominé la campagne présidentielle du candidat de l'UMP, le Ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy. Nombre de critiques l'accusent d'avoir enflammé les banlieues pendant les violences de l'automne 2005 lorsqu'il a traité certains jeunes de "racailles" qui devraient être nettoyées des quartiers.

Depuis, il a essayé d'adoucir cette colère et a nommé un Musulman né en Algérie, Abderrahmane Dahmane, au poste de "secrétaire national en charge des relations avec les associations impliquées dans les questions de l'immigration".

Mais, selon la plupart des sondages d'opinion et des analystes politiques, on ne s'attend pas à ce que Sarkozy obtienne beaucoup de voix parmi les immigrés des banlieues.

Dahmane essaye de minimiser l'importance de la population que Sarkozy lui a demandé de superviser : "Ces communautés ne votent pas beaucoup ; ils parlent beaucoup mais ne votent pas", a-t-il déclaré.

Cela pourrait changer cette année. L'inscription sur les listes électorales est montée en flèche dans chaque groupe démographique français et dans presque tous les cantons urbains, de banlieue et ruraux. Selon les chiffres préliminaires, l'inscription s'est accrue, dans l'ensemble du pays, de près de 50% par rapport à l'élection présidentielle de 2002. Dans certaines localités, le nombre de nouveaux électeurs s'est même accru de plus de 300%, selon les comptes tenus par le journal Le Monde.

Les analystes et les militants politiques disent que l'augmentation des inscriptions a été le résultat de deux événements qui ont secoué le pays : la violence des banlieues de 2005 et la place de deuxième de Le Pen dans la dernière élection.

"C'est parce que je me sens coupable que suis ici"

C'est la raison pour laquelle récemment, lors d'un après-midi glacé d'hiver, Denis Laronche, un comptable blanc de 46 ans qui vit dans la banlieue nord de Bondy, faisait la sentinelle devant le tourniquet de la gare de banlieue fourrant dans la main des jeunes noirs engoncés dans leur capuche façon bandits, des tracts en faveur de la candidate socialiste Ségolène Royal.

"C'est parce que je me sens coupable que suis ici", a déclaré Laronche, qui a dit s'être inscrit pour la première fois de sa vie pour voter dans cette élection.

"Tous ceux qui n'ont pas voté en 2002 se sentent coupables", a-t-il ajouté, tendant son bras vers une femme indienne en sari marron et doré.

Mais un grand nombre des électeurs nouvellement inscrits sont plus comme Sarid Balit, un immigré algérien de 34 ans, qui se trouvait sur un marché à une encablure de la gare.

Balit, qui est devenu citoyen français il y a trois ans, s'est inscrit en décembre pour voter après avoir vu une pub à la télévision montrant le rappeur Joey Star exhorter les jeunes de banlieue à s'inscrire. "Je ne sais pas si je voterais à gauche ou à droite", a dit Balit alors qu'il tendait à une cliente voilée la monnaie pour un paquet de viennoiseries.

"Les partis ne s'attendaient pas à tous ces nouveaux électeurs", a dit Mohammed Mechmache, le président d'AC-le feu, une association de quartier dans la banlieue proche de Clichy-sous-Bois, où l'émeute de 2005 a démarré. "Ils posent un réel problème parce que personne ne sait pour qui ils vont voter. Ce sont eux qui feront la différence dans cette élection."

Gilbert Roger, le Maire de Bondy, qui dirige les efforts de campagne de Royal dans sa banlieue, a déclaré, "Notre slogan est : 'S'inscrire c'est bien, mais voter c'est mieux'."

Mais Roger, un Socialiste qui a déclaré que lui et d'autres maires socialistes se sont sentis abandonnés par leur propre parti lors des émeutes de 2005, a jouté, "C'est une erreur de penser que ceux qui sont d'origine immigrée voteront automatiquement pour la gauche." Et un grand nombre des nouveaux militants disent qu'ils se demandent si les améliorations dans les banlieues promises par les candidats seront appliquées une fois élu.

"C'est une bonne chose que les candidats se déplacent dans certains quartiers, mais ils auraient dû le faire depuis longtemps", a déclaré Mechmache. "Reviendront-ils après les élections ? Ne vont-ils pas seulement passer avec leurs grosses voitures sans même s'arrêter ?

"S'ils font rêver les gens et qu'ensuite ils les oublient, je peux vous assurer que l'agitation sociale que nous avons connue dans les banlieues en 2005 sera bien pire", a-t-il déclaré. "Il y aura beaucoup plus de personnes dans la rue — des gens de tous les groupes, parce qu'à présent tout le monde se sent concerné."

La chercheuse Corinne Gavard a contribué à ce reportage.

© 2006 The Washington Post Company / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]