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L'Armée Américaine Monte en
Epingle le Rôle de Zarkaoui

Par Thomas Ricks,
rédacteur au Washington Post
lundi 10 avril 2006

Le Jordanien y est décrit comme une
menace étrangère à la stabilité de l'Irak


Selon des documents militaires internes et des officiers proches de ce programme, l'armée américaine mène une campagne de propagande pour exagérer le rôle du dirigeant d'al-Qaïda en Irak. Le portrait de Zarkaoui a été dressé de telle manière que certains responsables du renseignement militaire pensent que son importance a peut-être été exagérée et qu'elle a aidé l'administration Bush à relier la guerre actuelle avec l'organisation responsable des attaques du 11 septembre.

Ces documents établissent que la campagne américaine est destinée à retourner les Irakiens contre Abou Moussab al-Zarkaoui, un Jordanien, en jouant sur leur aversion des étrangers perçue comme telle. Les autorités américaines revendiquent quelques succès avec cet effort, faisant remarquer que certains insurgés tribaux ont attaqué des partisans de Zarkaoui.

Ces deux dernières années, les dirigeants militaires américains se sont servis des médias irakiens et d'autres supports à Bagdad pour faire connaître au public le rôle de Zarkaoui dans l'insurrection. Ces documents classent explicitement "l'audience intérieure des Etats-Unis" comme l'une des cibles d'une campagne de propagande plus large.

Certains officiers haut placés dans le renseignement pensent que le rôle de Zarkaoui a peut-être été exagéré par la campagne de propagande, notamment au moyen de brochures, de diffusions radiophoniques et télévisées, de messages sur internet et au moins une fuite vers un journaliste américain. Bien que Zarkaoui et d'autres insurgés étrangers en Irak aient lancé des attaques à la bombe mortelles, ces derniers ne sont responsables que "d'une très petite partie du nombre réel" d'attentats. C'est ce qu'a déclaré l'été dernier, lors d'une réunion militaire à Fort Leavenworth au Kansas, le Colonel Derek Harvey, qui a servi en tant qu'officier du renseignement en Irak et qui était alors l'un des principaux officiers en charge des questions de renseignements en Irak dans l'état-major interarmées.

Dans la transcription de cette réunion, on peut lire qu'Harvey a déclaré : "Le fait que nous nous soyons focalisés sur Zarkaoui a eu pour conséquence de grossir sa caricature. Disons que d'une certaine façon, cela l'a rendu plus important qu'il ne l'est vraiment".

"Ce ne sont pas Zarkaoui ou les extrémistes religieux qui représentent la menace à long terme, mais ces anciennes formes de régime et ses amis", a dit Harvey, qui n'a pas retourné les appels téléphoniques lui demandant des commentaires sur ses remarques. Il y a un argument qui a cours parmi les spécialistes en Irak sur l'importance à donner à Zarkaoui, qui a passé sept années en prison en Jordanie pour avoir tenté de renverser le régime là-bas. Après sa libération, il a passé quelques temps au Pakistan et en Afghanistan avant de déplacer sa base d'opérations en Irak. Il a été condamné à mort par contumace pour avoir planifié l'assassinat en 2002 du diplomate américain Lawrence Foley en Jordanie. Les autorités américaines l'ont déclaré responsable de douzaines de morts en Irak et ont mis sa tête à prix pour 25 millions de dollars.

Dernièrement, des rapports qui non pas été confirmés montreraient un possible désaccord entre Zarkaoui et l'organisation parente al-Qaïda qui pourrait avoir eu comme conséquence sa rétrogradation [au sein de l'organisation] ou son éviction. La semaine dernière, le Secrétaire à la Défense, Donald H. Rumsfeld, a déclaré que ce qu'il s'est passé entre Zarkaoui et al-Qaïda n'est pas très clair. "Il est possible qu'il n'ait pas été viré du tout, mais, à cause de certains désaccords au sein d'al-Qaïda, qu'il ait été dirigé vers le côté militaire de l'effort d'al-Qaïda et qu'on lui ait demandé de laisser un peu plus l'aspect politique aux autres", a-t-il déclaré.

Le programme de propagande de l'armée [américaine] était destiné surtout aux Irakiens. Mais il semble qu'il se soit étendu aux médias américains. Une diapo d'information sur les "communications stratégiques" des Etats-Unis en Irak, préparée pour le général d'armée George W. Casey Jr., le commandant en chef américain en Irak, décrit "l'audience intérieure" [américaine] comme étant l'une des six cibles principales du côté américain dans cette guerre.

Cette diapositive, créée par les subordonnés de Casey, n'établit pas spécifiquement que les citoyens américains ont été la cible de cette initiative, mais d'autres passages de cette réunion d'information indiquent que l'armée s'est efforcée à utiliser les médias américains pour modifier la façon dont la guerre est perçue. Notamment, une diapo présentée à cette même réunion faisait remarquer que la "fuite sélective" à propos de Zarkaoui a été organisée vers Dexter Filkins, un journaliste du New York Times basé à Bagdad. L'article de Filkins qui en a résulté, parlant d'une lettre que Zarkaoui est censé avoir écrite, vantant les attaques suicides en Irak, a été publié à la une du N Y Times le 9 février 2004.

Les fuites vers des journalistes de la part d'officiels américains en Irak sont monnaie courante, mais la preuve officielle d'une opération de propagande utilisant un journaliste américain est rare.

Filkins, joint par courriel, a déclaré qu'on ne lui avait pas dit à ce moment-là qu'il y avait une campagne d'opération psychologique visant Zarkaoui, mais il a déclaré qu'il supposait que l'armée avait publié cette lettre "parce qu'elle avait décidé que son meilleur intérêt était qu'elle soit publiée". Il a déclaré qu'aucune condition spéciale ne lui a été demandée lorsqu'il a été informé de son contenu. Filkins a déclaré qu'il avait été alors sceptique sur l'authenticité du document - et qu'il l'est toujours - et qu'il a donc à ce moment-là essayé de confirmer son authenticité avec des officiels extérieurs à l'armée.

"Il n'y a pas eu de tentative pour manipuler la presse" a déclaré vendredi dans une interview le général Mark Kimmitt, le porte-parole en chef de l'armée américaine lorsque la campagne de propagande a débuté en 2004. "Nous faisions confiance à Dexter pour qu'il écrive un article exact et nous lui avons donné un bon scoop".

Une autre diapo de la réunion d'information faisait remarquer que les soldats américains dédiés aux opérations psychologiques, après que les commandants américains ont ordonné que les atrocités du gouvernement de Saddam Hussein soient publiées, ont fourni une vidéo qui n'a pas seulement été disséminée largement en Irak, mais qui a été "vue sur Fox News".

La politique militaire américaine n'est pas viser le public américain par des opérations psychologiques, a déclaré le colonel James A. Treadwell, qui commandait en 2003 l'unité des psyops [Psychological Operations] militaires en Irak. "Il y a une chose tenace aux Etats-Unis : Vous ne bluffez pas les Américains. Nous ne le faisons tout simplement pas", a déclaré Treadwell. Il a dit qu'il avait quitté l'Irak avant que le programme Zarkaoui ne démarre mais qu'il fut tenu au courant plus tard.

"Lorsque nous fournissions de la matière, tout était en arabe", et destiné aux médias irakiens et arabes, a déclaré un autre officier militaire qui connaît bien ce programme, mais qui s'exprimait en retrait parce qu'il n'est pas censé parler aux journalistes.

Et cet officier a déclaré que la campagne Zarkaoui "a probablement gonflé son importance du point de vue de la presse américaine". Avec la télévision par satellite, les courriers électroniques et Internet il est impossible d'empêcher le transfert à des médias américains de certains rapports sur les campagnes de propagande à l'étranger, a déclaré Treadwell, qui est à présent le directeur d'un nouveau projet au Commandement Américain des Opérations Spéciales qui s'intéresse aux questions médiatiques "trans-régionales". Un tel transfert n'est pas un effet boomerang, c'est du sang-partout", a-t-il déclaré. "Il y aura toujours une certaine quantité d'éclaboussures avec l'environnement de l'information globale".

Selon l'officier 'qui connaît bien ce programme et qui s'exprimait en retrait', le programme Zarkaoui n'était pas lié à une autre tentative menée par le Lincoln Group, une firme américaine de consultants, pour placer des articles pro-américains dans les journaux irakiens.

Il est difficile de déterminer la somme qui a été dépensée dans la campagne Zarkaoui, qui a débuté il y deux ans et qui devrait se poursuivre. Les efforts américains de propagande en Irak ont coûté, en 2004, 24 millions de dollars [20 millions d'euros], mais cela comprenait pas mal de constructions de bureaux et de résidences pour les soldats impliqués, de même que des diffusions radiophoniques et la distribution de milliers de brochures à l'effigie de Zarkaoui, a déclaré cet officier 'parlant en retrait'.

Plusieurs document internes de l'armée traitent de la campagne Zarkaoui. "Diabolisez Zarkaoui / Faites monter la réponse xénophobe", stipulait en 2004 un briefing de l'armée américaine. Trois méthodes y étaient listées: "Opérations dans les médias", "Opérations spéciales (626)" (en référence au Corps Expéditionnaire 626, une unité d'élite de l'armée américaine assignée principalement à pourchasser en Irak les responsables du gouvernement d'Hussein) et "Opérations Psychologiques" (le terme de l'armée américaine pour le travail de propagande).

Un briefing interne, produit par le QG de l'armée américaine en Irak, disait que Kimmitt avait conclu que "le programme 'psyop' Zarkaoui est la campagne d'information la plus réussie à ce jour".

Kimmitt est à présent le planificateur en chef à l'état-major du commandement central qui dirige les opérations en Irak et dans le reste du Moyen-Orient.

En 2003 et en 2004, il a coordonné les affaires publiques, les opérations d'information et les opérations psychologiques en Irak - bien qu'il ait déclaré dans une interview que le briefing interne doit se tromper parce qu'il n'a pas conduit lui-même les opérations psychologiques et qu'il ne pouvait pas s'exprimer pour eux.

Kimmitt a déclaré : "Il y a clairement eu une campagne d'information destinée à faire prendre conscience au public qui était Zarkaoui, essentiellement auprès de l'audience irakienne, mais aussi de l'audience internationale".

Un des buts de cette campagne était de monter les insurgés les uns contre les autres en mettant l'accent sur les actes terroristes de Zarkaoui et ses origines étrangères, ont déclaré des officiers qui connaissent bien ce programme.

"Au moyen des Communications Stratégiques agressives, Abou Moussab al-Zarkaoui représente désormais : Le Terrorisme en Irak / les Combattants Etrangers en Irak / La Souffrance du Peuple Irakien (les Attaques contre les infrastructures) / le Déni des Aspirations des Irakiens", affirme ce même briefing.

Selon des officiels, une des indications que la campagne a marché est qu'il y a eu, ces derniers mois, des rapports selon lesquels les insurgés tribaux irakiens ont attaqué des partisans de Zarkaoui, spécialement dans la province culturellement conservatrice d'Anbar. "Voilà ce que nous trouvons : les gens d'al-Anbar - essentiellement Falloujah et Ramadi - ont vraiment décidé de se retourner contre les terroristes et les combattants étrangers", a déclaré en février le général Rick Lynch, un porte-parole militaire à Bagdad. © 2006 The Washington Post Company / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]