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     Les Forces Démocratiques de l'Ukraine
    Par Stephen Sestanovich
Vendredi19 novembre 2004; Page A29 du Washington Post

Dans l'élection présidentielle qui aura lieu ce dimanche en Ukraine, il y une grande différence avec les élections qui ont été tenues dans les 12 anciennes républiques de l'ex-Union Soviétique pour choisir les dirigeants nationaux : Le Gagnant de dimanche n'est pas connu à l'avance.

Le mois dernier, lors du premier tour de ballottage, l'ancien premier ministre Viktor Yushchenko (dirigeant réformiste de l'opposition) et le premier ministre en exercice Viktor Yanukovych (le successeur désigné du président sortant Leonid Kuchma) ont tous les deux obtenus un peu plus de 39 % des suffrages, selon le compte officiel. Pourtant, quel que soit celui qui gagnera au second tour, ce qui se passe en Ukraine a déjà démoli son image de trou pas tout à fait européen. Bien que ce soit une des contrées post-soviétique, l'Ukraine semble sur le point de devenir, contre toute attente, une démocratie.

Comment est-ce arrivé ? Ce n'est pas que l'endroit ait adopté l'état de droit. Aux délits ordinaires - comme par exemple, la télévision d'Etat parlant quasi-exclusivement d'un seul candidat ou les énormes cadeaux corrompus faits aux bailleurs de fonds du gouvernement - la campagne a apporté des innovations qui apparaîssent bizarres, même selon les standards ukrainiens. Il y a "l'empoisonnement" toujours inexpliqué de Yushchenko, qui l'a éloigné de la campagne pendant plusieurs semaines ; l'afflux massif de célébrités russes, des pop stars à Vladimir Poutine en personne, toutes faisant campagne pour Yanukovych ; et - ce qui est plus inquiétant pour le second tour de scrutin qui aura lieu dimanche - des manipulations à grande échelle des listes électorales le jour du premier tour.

L'Ukraine n'a pas non plus surmonté ses divisions qui en faisaient un des pays les plus vulnérables de ceux créés après l'effondrement de l'Union Soviétique en 1991. Elle a dû faire face, c'est vrai, à l'extrême pauvreté, au crime et à la corruption, mais elle a eu aussi à traiter de la question beaucoup plus émotionnelle de l'identité nationale. Des experts, qui considèrent les régions occidentales de l'Ukraine comme des extensions culturelles, linguistiques et religieuses de la Pologne, et ses régions orientales comme une extension semblable à la Russie, se demandaient même si c'était vraiment un pays.

Treize ans après, ces divisions affaiblissent toujours l'unité ukrainienne. Selon le très respecté Centre Razumkov à Kiev, 81 % des Ukrainiens occidentaux voteraient une nouvelle fois pour l'indépendance de l'Ukraine. Mais à l'Est et au Sud ce nombre tombe à 1/3, et la région centrale est 50/50.

Le résultat est vraiment une polarisation politique stupéfiante. Lors du premier tour du mois dernier, les deux tiers des 27 régions de l'Ukraine ont donné leur préférence à l'un des deux finalistes par une marge excédant 3 contre 1.

Yuschenko, plus fort dans l'Ukraine occidentale, a gagné 10 de ces scrutins disproportionnés ; Yanukovych, un oriental, en a gagné huit. Dans cinq régions, la différence était de plus de 10 contre 1 - et à certains endroit on a approché les 30 contre 1.

Pourtant, la division même de l'Ukraine s'est avérée être un ingrédient crucial de son succès démocratique émergent. Pour en être sûr, après chaque élection (quel que soit le gagnant) une grande proportion du public se sent éloigné de ses dirigeants. Cela peut être mauvais pour l'identité nationale et la conscience civique, mais cela a été jusqu'à présent plutôt bon pour la démocratie. En Ukraine, gagner une élection ne suffit pas à vous permettre de mettre vos opposants hors jeu - quelque chose que les candidats sortants, dans toute l'ex-Union Soviétique, n'ont jamais eu trop de mal à faire. Les divisions du pays apportent aux perdants une base politique qui ne peut pas leur être reprise.

La désunion nationale garantit en pratique des élections disputées, mais les résultats du scrutin indiquent que les Ukrainiens sont allés plus loin, embrassant le pluralisme comme principe. Le Centre Razumkov trouve que, alors que seulement 46% des Ukrainiens pensent que le pays a besoin d'un système politique multipartite, l'idée rencontre un soutien majoritaire dans les deux parties est et ouest - c'est à dire, dans ces parties du pays qui ont le plus à perdre quand les élections leur sont défavorables. Poutine a fait explicement ce lien entre les animosités régionales et le militantisme politique en essayant de faire en sorte que le vote aille à Yanukovych. Vous devez "faire votre choix", a-t-il mis en garde, "ou quelqu'un d'autre le fera pour vous."

L'Ukraine est quelquefois traité comme un pays "à mi-chemin" de l'Europe de l'Est - moins touchée par les héritages soviétiques que la Russie, mais pas capable de se débarrasser de leur passé aussi aisément que les pays qui n'ont jamais fait partie de l'U.R.S.S. Il y a beaucoup de vérité dans cette description, mais elle a tort sur un point : les comportements populaires. Peut-être parce qu'ils sont si divisés, les Ukrainiens ont vraiment des points de vue plus démocratiques que presque tous les pays post-communistes.

Lorsque les sondeurs du "Projet 2003 sur les Attitudes Globales" duPew Research Center ont demandé à des Ukrainiens, des Polonais, des Bulgares et des Russes quel était leur point de vue sur toute une série de normes démocratiques, ils ont trouvé que les Ukrainiens arrivaient en premier quand il s'agissait de soutenir des élections honnêtes, un système judiciaire équilibré, la liberté de la presse et la liberté de parole.

Bien sûr, ces points de vue, aussi fermement portés qu'il l'aient été, risquent de ne pas suffire à dissuader ceux qui s'apprêtent à voler l'élection de dimanche. Néanmoins, ils nous rappellent que la démocratie peut surgir de différentes voies. Pour la plupart des pays riches et stables, elle reflète les institutions et les valeurs qui ont évolué au fil des générations. Dans d'autres circonstances, la démocratie peut résulter du conflit autant que du consensus - un outil pratique que même les pays pauvres et divisés peuvent utiliser pour régler leurs problèmes. Pour l'Ukraine, plus que tout, ce lien a été facile à établir.

Un journaliste russe réfléchissait récemment sur ce que l'Ukraine avait accompli et, implicitement, sur ce que son propre pays n'avait pas accompli. "J'envie les Ukrainiens," a-t-il écrit. "Ils ont une chance de développer une démocratie normale."

Stephen Sestanovich est membre senior du Conseil aux Relations Etrangères et professeur de diplomatie internationale à l'Université de Columbia. Il a été ambassadeur des Etats-Unis en ex-Union Soviétique de 1997 à 2001.


Traduit de l'anglais (américain) par Jean-François Goulon