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     Le Nouveau Rideau de Fer
    Par Anne Applebaum
Washington Post, mercredi 24 novembre 2004; Page A21

Avant l'élection, le gouvernement a mobilisé des groupes de casseurs pour harasser les électeurs. Le jour de l'élection, la police a empêché des milliers de militants de l'opposition de voter. Néanmoins, lorsque les suffrages furent comptés, il apparut clairement que l'opposition avait largement gagné. En conséquence, le parti dirigeant décida de falsifier les résultats, et déclara victoire. Aussitôt, les Russes envoyèrent leurs congratulations fraternelles.

Non, il ne s'agit pas de la description de l'élection présidentielle qui s'est tenue dimanche dernier en Ukraine. C'est la description du référendum qui eut lieu en juin 1946 dans la Pologne occupée par les communistes soviétiques. Bien que ce lui-ci fut ouvertement falsifié, ce référendum apporta la fausse légitimité qui permit aux dirigeants polonais, soutenus par les soviétiques, de rester au pouvoir pendant le demi-siècle qui suivit.

Et, bien que cette infâme élection polonaise ait eu lieu environ 60 ans en arrière, il y a de bonnes raisons pour que cette description apparaisse comme semblable à ce qui s'est passé le week-end dernier en Ukraine. Selon le Comité des Electeurs Civiques (un groupe bénévole qui a des filiales dans toute l'Ukraine), en 60 ans, les techniques n'ont pas tellement changé. Ces "électeurs civiques" rapportent que dans la région de Sumy un membre de la commission électorale a été roué de coups par des voyous, qui non-identifiés. Dans un bureau de vote, des "criminels" ont interrompu le scrutin et détruit les urnes avec des clubs de golf. A Cherkassy, le scrutateur d'un bureau de vote a été retrouvé mort. D'autres "criminels" ont brisé les vitres d'un bureau de vote et détruit les urnes. Dans la région de Zaporojie, et à Kharkov, des observateurs ont vu des bus qui transportaient des électeurs d'un bureau de vote à l'autre.

En d'autres termes, on ne peut pas dire que la perturbation de l'élection, là-bas, a été très subtile — pas de contestation sur des "confettis qui pendouillent" ou sur des "logiciels secrets" — et pas grand chose de surprenant quant aux résultats. Les sondages effectués avant et après le scrutin indiquaient une avance importante pour Victor Yushchenko, le candidat social-démocrate pro-occidental. Pourtant, c'est Victor Yanukovych, le candidat pro-russe, qui a été déclaré vainqueur. Il a déjà reçu de chaleureuses congratulations de la part du président russe, Vladimir Poutine, qui l'a soutenu avec ferveur — financièrement — et lui a sans doute prodigué quelques conseils sur la manière de voler les élections. Ce ne peut être une coïncidence que l'élection ukrainienne ait été fixée en faveur de Moscou, et ce sera la troisième élection douteuse, de ces deux derniers mois, de la "sphère d'influence" de Moscou, après l'élection en Biélorussie et celle de la province séparatiste d'Abkhazie, sans parler des irrégularités qui furent découvertes tardivement dans l'élection de Poutine lui-même.

C'est vrai, tous ces endroits semblent obscurs et lointains […]. Mais c'était pareil pour les évènements qui se produisirent il y a 60 ans en Pologne, du moins jusqu'à ce qu'il devienne clair qu'ils faisaient partie d'un mode de comportement : 1946 était aussi l'année où Winston Churchill fit son célèbre discours où il décrivait ce "rideau de fer" qui est descendu le long de l'Europe, et dans lequel il prédisait le début de la Guerre Froide. Si l'on se réfère au passé, on pourrait se rendre compte un jour que 2004 fut l'année où un nouveau rideau de fer descendit au travers l'Europe, divisant le continent, cette fois-ci, non pas à travers le centre de l'Allemagne mais le long de la frontière Est de la Pologne. A l'Ouest, les démocraties d'Europe centrale et de l'Ouest resteront peu ou prou des membres stables de l'UE et de l'OTAN. À l'Est, la Russie contrôlera les "démocraties gérées" par l'ancienne URSS, en muselant les médias, en manipulant les élections et les économies sous l'emprise de quelques milliardaires russes. Avec les moyens économiques de base — le contrôle des pipelines, des fonds d'investissement corrompus, des sociétés écran — les Russes pourraient même, à l'instar de leurs prédécesseurs soviétiques, s'atteler à miner la stabilité occidentale.

Ce scénario peut être évité. La Russie n'est pas l'Union Soviétique, et 2004 n'est pas 1946. L'Ukraine n'est ni aussi violente, ni aussi turbulente, ni aussi physiquement coupée du monde que l'étaient les états d'Europe Centrale après la Deuxième Guerre Mondiale. L'opposition ukrainienne a fait descendre, hier, 200.000 protestataires dans les rues de Kiev, dont beaucoup sont trop jeunes pour se souvenir des Nazis ou du totalitarisme soviétique, et il n'ont pas l'expérience de l'intimidation et de la peur qu'ont connus, avant eux, leurs parents et leurs grands-parents. La plupart d'entre eux ont accès au moyens de communications et à l'information provenant de l'étranger — Internet, télévision par satellite et les téléphones cellulaires — ce qui aurait été inconcevable à l'époque de la Guerre Froide.

L'Occident, et surtout l'Europe de l'Ouest, peut et doit les encourager. Il n'est pas difficile d'agir ainsi, mais il faut encore comprendre ce qui se passe. Appeler les choses par leurs noms et laisser tomber nos dernières illusions quant aux intentions du Président Poutine avec les anciens territoires soviétiques. Au-delà de cela, tout ce qu'il faut est une promesse — même une promesse implicite — que lorsque le spectre de ce nouveau rideau de fer aura disparu, l'Ukraine sera aussi la bienvenue parmi les nations qui se trouvent de l'autre côté.

Anne Applebaum


Traduit de l'américain par Jean-François Goulon