Egypte
Dans ce quartier du Caire, à Boulag, trois heures près l'appel du muezzin à la prière du matin, le ciel était couvert. Les rues étouffaient sous les voitures qui klaxonnaient, pendant que des chèvres - et quelques personnes dépenaillées - fouinaient dans des piles d'ordures puantes qui débordaient des bennes métalliques à roulettes.
Tandis que l'odeur du pain baladi (de pays) s'échappant des fours flottait dans l'air, à l'extérieur de cette boulangerie gouvernementale, les esprits se sont échauffés. Lorsque l'ouvrier boulanger est apparu à la fenêtre, tendant aux clients, dans des sacs en plastique, les miches de pain plates et grossières - pesant chacune le poids standard de 160 grammes -, il y a eu une grosse bousculade.
"Je suis arrivée ici avant six heures et voici ce que j'ai obtenu", ronchonne Oum Islam, le visage déformé par la colère. "Mon mari est à la retraite, j'ai cinq enfants et ce n'est pas assez".
D'autres se plaignent de leur misérable petit salaire et des pénuries. Au cours des deux derniers mois, 11 personnes sont mortes en faisant la queue pour le pain, certaines d'épuisement ou de crise cardiaque, d'autres dans des bagarres ou des accidents.
"Nous nous en sortons si mal aujourd'hui que nous sommes obligés de manger les chiens et les ânes", crie une autre femme d'âge mur vers les rires bruyants de la foule qui se bouscule. Ça a l'air d'une blague bizarre, mais un boucher, à Gizeh toute proche, a été poursuivi dernièrement pour avoir vendu de la viande hachée épicée falsifiée.
Cette crise latente semble pouvoir déclencher des troubles plus étendus. La semaine dernière, quatre personnes ont été tuées et un grand nombre blessées dans des émeutes à Mehalla, une ville industrielle dans le Delta du Nil, tandis que la grève générale a laissé le centre du Caire, normalement grouillant, étrangement silencieux. "Cette grève est contre la pauvreté et la famine", criaient les manifestants.
Les problèmes de l'Egypte font partie d'un phénomène mondial : le prix du blé qu'elle importe - la moitié des besoins du pays - a triplé depuis l'été. Mais les hausses de prix ont aussi exposé de façon cruelle les défauts d'une économie et d'un régime stagnants et déliquescents. Les prix de l'huile de cuisson, des pâtes et du sucre ont flambé, obligeant plus de personnes à compter sur le pain subventionné par l'Etat - à cinq piastres la miche (environ 6 cents), la principale source de calories pour les 40% de la population qui vivent en dessous du niveau de pauvreté (1.25 € par jour - environ 10 livres égyptiennes).
En arabe égyptien, le mot qui désigne le pain est aish - la vie - et en obtenir suffisamment est vraiment une question existentielle. "Ce mot est lourd de sens", dit Mohammed Sayyid Saïd, un intellectuel de gauche. "C'est l'élément de base de la vie".
Le Président Hosni Moubarak se souvient des émeutes du pain de 1977, lorsque des quantités de personnes furent abattues durant les manifestations contre la suppression soudaine des subventions, et il est peu probable qu'il prendra le risque d'une répétition. "A moins de pouvoir faire quelque chose pour les revenus, la pauvreté et les services sociaux, supprimer peu à peu les subsides engendrera des troubles sociaux ", dit John Salevurakis, qui enseigne l'économie à l'Université Américaine du Caire.
"Il y a six mois, les ministres égyptiens faisaient allusion à la recherche de moyens pour mettre fin ou réduire les subventions", dit un diplomate. "Ils se sont fourvoyés en eaux troubles. Cette discussion est désormais close".
A la place, Moubarak a mobilisé l'armée pour produire et distribuer le pain, il a commencé à emprisonner les boulangers qui complotent avec des inspecteurs corrompus pour vendre leurs sacs de farine subventionnée au marché noir (faisant au passage un gros profit) et il a puisé dans les réserves de devises pour acheter plus de blé à l'étranger.
Sur le papier, les fondamentaux économiques égyptiens sont impressionnants et le Premier ministre libéral, Ahmed Nazif, a remporté les applaudissements du FMI. La croissance de l'année dernière en Egypte s'est élevée à 7%, bien que celle-ci ait été tirée par les exportations de gaz naturel et l'immobilier résidentiel, envoyant les prix des propriétés vers des sommets. L'investissement étranger a été de 11 Mds de dollars [7 Mds d'€], dont la plus grande partie provenant des revenus pétroliers du Golfe. L'Onu définit l'Egypte comme un pays aux revenus moyens. Mais très peu de sa richesse descend vers les pauvres.
"La pauvreté en elle-même ne blesse pas", dit Abdel-Wahhab el-Massiri, du mouvement d'opposition Kefaya. "Ce qui fait mal, c'est l'inégalité dans un pays où 20 millions de personnes vivent dans des taudis et où vous avez quelques-uns des meilleurs parcours de golf du monde".
Les détracteurs du régime rejettent la notion selon laquelle celui-ci serait la victime impuissante de forces incontrôlables. "Jusqu'à ce que l'Egypte soit frappée par une crise mondiale, qui signifie qu'il ne peut maintenir plus longtemps les subventions, Moubarak n'a fait que retarder les décisions économiques difficiles qui auraient dû être prises depuis des années", dit le commentateur Ichem Kassem. "Il est tellement obsédé par la stabilité du pays qu'il n'a rien voulu faire qui aurait pu mettre son régime en danger. Donc, nous avons à présent un atterrissage en catastrophe".
La ligne officielle est que cette crise est gérable et que la couverture médiatique est exagérée, en particulier sur la chaîne al-Jazeera. Les analystes pensent que les troubles ont énervé le gouvernement mais qu'ils peuvent être contenus, en autre parce que l'opposition est très divisée. Son élément le plus puissant, les Frères Musulmans déclarés illégaux, qui ont été exclus des élections locales de cette semaine, n'ont pas soutenu la grève, ne prenant pas position de peur d'être provocants. "Il y a plein de carottes et plein de bâtons", dit un diplomate. "Nous ne sommes qu'au début de la partie".
Il est difficile de prédire comment les événements vont se dérouler. Après la grève, cinq membres du parti Kefaya ont été détenus sans inculpation par des agents de la sûreté égyptienne, mais les "militants Facebook" - une nouvelle génération de jeunes manifestants issus de la classe-moyenne - ont appelé à une nouvelle grève le 4 mai, jour de l'anniversaire de Moubarak, choisi comme rappel du temps qu'il a passé au pouvoir.
Rien de tout cela ne donne beaucoup d'espoir aux gens en colère dans la rue. "Ce gouvernement est une bande de criminels", dit Imad, un chauffeur de 50 ans et quelques, qui a pris sa retraite après 20 années de service dans la fonction publique et qui perçoit une pension dérisoire versée par l'Etat. "Maintenant, je ne mange de la viande qu'une seule fois par mois" dit al-Haj Abdel-Salam, un vendeur. "Je suis épuisé, ce pays est épuisé".
Oum Muhammad, flânant devant les boutiques du côté de la Place Tahrir, semble épuisée, elle aussi, et elle a l'air désespérée. "Les choses sont arrivées à un point où je dois mendier", murmure cette veuve de 53 ans. "Mon fils est à l'université, j'ai une fille adolescente et une autre qui est malade. Donc tout ce que je peux faire maintenant est de vendre des mouchoirs en papier. Il n'y a pas d'autre travail. Si Dieu me donne six ou sept livres par jour [75 à 90 cents], je m'en sortirais bien. Je ne peux plus m'en sortir".
Traduction : JFG/QuestionsCritiques