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Tandis que Sarkozy s'essaye aux grands concepts, la puissance de l'Asie fond sur l'Europe

Par Pankaj Mishra
The Guardian, lundi 11 février 2008

article original : "As Sarkozy gropes for grand concepts the might of Asia looms over the west"
La puissance de la France qui se rétrécie conduit son président à parler de
nouvelle civilisation, mais cela risque de l'accoutumer à la déception intellectuelle.

Le mois dernier, Nicolas Sarkozy a lancé une série de politiques sous le label "politique de civilisation". Empruntant le titre d'un livre écrit en 2002 par le philosophe de gauche Edgar Morin, le président français soutient que "nous devons combattre les bourdes et les excès de notre propre civilisation", qui est visiblement menacée par la "destruction environnementale mondiale" et "les erreurs du capitalisme financier".

Les présidents français ont un faible pour les grands projets. Mais Sarkozy a pour objectif rien de moins que la "moralisation du capitalisme" et "l'humanisation de la mondialisation". Vraiment, ainsi qu'Henri Guaino, le stratège politique du président, l'a dit au Financial Times : "Si la société moderne n'a aucune convivialité, aucune humanité et aucun attachement à son passé, alors nous devrons nous défaire de la modernité".

Le large point de vue philosophique d'ensemble de Sarkozy devient même encore plus vertigineux lorsqu'il accuse la génération de 1968 d'être responsable de la croissance d'un "capitalisme sans scrupule" avec des "présidents de grandes entreprises criminels". Le problème avec les Africains, a-t-il déclaré récemment devant un auditoire d'une université de Dakar, la capitale sénégalaise, est qu'ils sont restés proches de la nature et "ne sont jamais vraiment entrés dans l'histoire". Mais il faut dire que Sarkozy n'est pas du tout un intellectuel, ainsi que le révèle son choix de courtisans : Pascal Bruckner, André Glucksmann, Claude Lanzmann, qui se sont tous distingués récemment par la virulence de leur haine de l'Islam.

Il est clair aussi que la nouvelle civilisation dans laquelle Sarkozy projette de conduire les Africains et les Européens ne peut pas se baser sur la culture française contemporaine. La France des années 60 a pratiquement exclusivement répondu à une aspiration internationale pour une culture intellectuelle : les noms de Sartre, Camus et Truffaut étaient révérés même dans les villes indiennes isolées, où très peu de leurs ouvrages étaient disponibles. Aujourd'hui, le pays qui est célèbre pour avoir donner "Vivre Sa Vie" au monde entier est identifié par le monde avec Amélie : sa première exportation littéraire de ces dernières années a été le misérabiliste banal Michel Houellebecq ; et, celui qui est suspecté de fraude, le trader de la Société Générale, Jérôme Kerviel, est à présent le Français le plus célèbre.

Alors, qu'entend le Président français par politique de civilisation ? Il y a quelques indications dans les écrits de Morin, qui établissement globalement que le matérialisme et l'individualisme ont fait voler en éclat les formes plus anciennes de communauté, en les remplaçant par un anonymat sans âme ; et, que pour se réformer elle-même, la civilisation moderne devrait rechercher la qualité de vie plutôt que la simple quantité, l'accumulation machinale de choses.

Des critiques similaires de la modernité occidentale ont été faites depuis l'apparition du capitalisme industriel. Elles taxeraient probablement Sarkozy, un membre de l'oligarchie politico-affairiste de la France, comme quelqu'un d'étonnamment original. D'un autre côté, dans sa campagne électorale de l'année dernière, il a promis de donner un coup de fouet au pouvoir d'achat. Tandis que le mois dernier il proposait de redéfinir le bonheur humain, il a réitéré sa détermination à faire travailler les Français plus durement et plus longtemps.

Plus probablement, la rhétorique de Sarkozy concernant le re-façonnage de notre planète a été provoquée par les changements spectaculaires, que l'ascension de la Chine et de l'Inde a imposé sur l'architecture politique et économique construite par les Etats-Unis et l'Europe dans l'ère de l'après-guerre. Jusqu'à récemment, l'ascension de ces deux pays a étayé la prospérité et la confiance occidentales. Maintenant, le projet néolibéral fou de faire passer plus de 2 milliards de personnes aux habitudes de consommation des occidentaux de la classe-moyenne ne menace pas seulement de détruire l'environnement, il exige déjà un coût politique fatal alors que les prix des aliments et du carburant, répondant à une demande accrue, échappent de plus en plus à tout contrôle.

La France est l'un des nombreux pays occidentaux où l'inflation augmente alors que l'économie ralentit. Sarkozy a riposté en changeant les règles du jeu du néolibéralisme : il a chargé les économistes Amartya Sen et Joseph Stiglitz de développer une meilleure mesure du bien-être social que la croissance du PIB - partie d'un plan pour faire éclore une nouvelle "Renaissance", pas seulement en France, mais aussi dans l'UE.

Le mois dernier, on a laissé George Bush plaider futilement avec son hôte saoudien la réduction du prix du pétrole, pendant que Citigroup, atteint par la débâcle des subprime, est devenu une autre banque occidentale prestigieuse à chercher de l'aide auprès de sources jusqu'alors improbables, telles que la Chine, Singapour et Abu-Dhabi. En moins d'un an, ainsi que le Wall Street Journal l'a fait remarquer, "la puissance et la richesse se sont déplacées de l'ouest vers l'est, des majors pétrolières vers les gouvernements pétroliers et des banques et des fonds spéculatifs vers les fonds d'investissements étatiques au Moyen-Orient et en Asie".

Cette transformation est en cours depuis un moment. Mais les excès d'avidité et de prétention démesurée - tels que l'invasion de l'Irak, la crise des subprime et le désastre environnemental, précipités par un modèle de capitalisme de consommation, mondialisé de façon inconsciente - ont accéléré le déclin de la puissance occidentale. Ils ont aussi rendu plus difficile la tâche de l'élite politique occidentale : celle de dire à leurs électorats impatients que l'immigration devrait être restreinte, même s'ils savent que l'économie en a plus besoin ; que la mondialisation n'est pas complètement mauvaise même si elle a causé la perte d'emplois ; que le changement climatique est un problème urgent, alors même qu'ils promettent d'accroître le pouvoir d'achat.

Par-dessus tout, il y a la peur tacite que l'Europe pourrait être réduite, ainsi que le poète et essayiste français Paul Valéry le spéculait en 1919, à "ce qu'elle est en réalité - un petit promontoire du continent asiatique". "Beaucoup de ces phénomènes", demandait-il, "tels que la démocratie, l'exploitation de la planète et la propagation générale de la technologie - tout ce qui présage une diminution par habitant en Europe - doivent-ils être pris comme des décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette conspiration menaçante des choses ?"

Les réponses sont arrivées récemment. L'Asie a commencé à regagner sa domination traditionnelle, beaucoup plus tard que Valéry le croyait, bien que plus vite que l'attendait la plupart des prophètes occidentaux. Elle menace à présent le monde entier - parfois comme une opportunité de faire des affaires, mais plus souvent comme une dévoratrice de ressources et d'emplois. Son ascension rapide alarme et trouble l'élite occidentale qui a défendu passionnément la mondialisation lorsqu'elle bénéficiait surtout à leurs sponsors et alliés des grandes entreprises.

Aucun scrupule politique et moral ne semblait nécessaire lorsque Carrefour et Peugeot défiguraient le paysage de la Chine et que les sociétés françaises passaient des accords corrompus au Maroc et en Libye. Néanmoins, selon Sarkozy, une erreur a été clairement faite lorsque la France a permis au groupe indien Mittal d'acheter Arcelor, la société française de l'acier.

"Le capital financier", affirme Sarkozy, "a besoin d'être rendu moralement responsable". L'élite politique prendra régulièrement de telles postures au fur et à mesure que la colère du public grandira vis-à-vis des scandales des grandes entreprises, comme celui de la Société Générale, et de l'inégalité croissante. Mais ils trouveront qu'il est difficile de faire passer la pilule aux électeurs mécontents. Et la rhétorique xénophobe contre les immigrés, en particulier les Musulmans, ne détournera que temporairement l'attention du public.

Sarkozy a flirté avec le dénigrement systématique des immigrés et le patriotisme économique. Alors que son taux d'opinions favorables s'effondre, il cherche des concepts grandioses : la civilisation, la Renaissance, ce genre de choses. L'imprécision de ses idées pourrait travailler à son avantage sur le court-terme. Mais elle ne cachera pas longtemps ses choix étriqués - ni la déception intellectuelle à laquelle les politiciens vont devenir de plus en plus sujets, au fur et à mesure que les économies occidentales se retrouveront face à des temps difficiles.

Pankaj Mishra a écrit Temptations of the West: How to Be Modern in India, Pakistan and Beyond [Les tentations occidentales : Comment être moderne en Inde, au Pakistan et au-delà].

Traduction : JFG/QuestionsCritiques