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Le néoconservatisme est devenu quelque chose d'insupportable !

Les Etats-Unis ont besoin de reformater leur politique étrangère,
non pas à la façon d'une campagne militaire,
mais comme un combat politique pour gagner les cœurs et les esprits

Par Francis Fukuyama
Mercredi 22 février 2006, The Guardian


Alors que nous approchons du troisième anniversaire du début de la guerre d'Irak, il semble improbable que l'histoire juge avec complaisance cette intervention ou les idées qui l'ont animée. Plus que tout autre groupe, ce sont les néoconservateurs, à l'intérieur et à l'extérieur de l'administration Bush, qui ont poussé à démocratiser l'Irak et le Moyen-Orient. Ils sont crédités (ou accusés) d'être les propagateurs du changement de régime en Irak et c'est leur agenda idéologique qui va être le plus directement menacé dans les mois et les années à venir.

Que les Etats-Unis se retirent de la scène mondiale, à la suite d'un retrait d'Irak, et nous aurions affaire à une énorme tragédie. En effet, la puissance et l'influence américaines ont été essentielles au maintien d'un ordre mondial ouvert et de plus en plus démocratique. Le problème avec l'agenda des néoconservateurs ne réside pas dans sa finalité, il réside dans les moyens sur-militarisés avec lesquels ils ont cherché à le réaliser. Les Affaires Etrangères des Etats-Unis ont besoin d'une formulation réaliste wilsonienne[1] qui accorde mieux les moyens à la finalité, et non pas d'un retour à un réalisme étroit et cynique.

Comment les néoconservateurs en sont-ils arrivés à se fixer des objectifs si ambitieux qu'ils risquent de mettre à mal leurs propres objectifs ? Comment un groupe doté d'un tel pedigree en est-il arrivé à décider que la cause profonde du terrorisme repose dans l'absence de démocratie au Moyen-Orient, que les Etats-Unis disposaient de la sagesse et de la capacité nécessaires pour régler ce problème et que la démocratie arriverait vite et sans douleur en Irak ? Les néoconservateurs n'auraient pas pris ce virage si la Guerre Froide ne s'était pas terminée de cette façon si particulière.

La manière dont elle a pris fin a façonné de deux manières la pensée des supporters de la guerre d'Irak. D'abord, il semble que [la fin de la guerre-froide] ait généré cette aspiration selon laquelle tous les régimes totalitaires étaient vains et qu'ils s'émietteraient avec un petit coup de pouce de l'extérieur. On comprend mieux ainsi l'échec de l'administration Bush à prévoir correctement l'insurrection qui a découlé [de l'invasion]. Il semble aussi que les supporters de la guerre aient pensé que la démocratie était l'état implicite auquel retournaient les sociétés après le renversement de leur régime coercitif et qu'ils n'aient pas prévu que celles-ci passaient par un processus à long-terme de réforme et de construction des institutions.

Le néoconservatisme, en tant qu'école de pensée et symbole politique, a évolué en quelque chose que je ne peux plus supporter.

L'administration et les néoconservateurs qui la soutiennent n'ont pas non plus compris la façon dont le monde réagirait si l'Amérique faisait usage de sa puissance. Bien sûr, la guerre-froide était caractérisée par les nombreuses instances auprès desquelles Washington se référait en premier, une fois les faits avérés, pour obtenir la légitimité et le soutien de ses alliés. Mais dans cette période de l'après guerre-froide, la politique mondiale a changé de façon telle, que cette manière d'exercer le pouvoir est devenu problématique aux yeux des alliés. Après la chute de l'Union Soviétique, divers auteurs néoconservateurs ont préconisé que les Etats-Unis utilisent leur marge de puissance pour exercer une sorte "d'hégémonie bénévole" sur le reste du monde, réglant les problèmes, tels que ceux des Etats voyous et des AMD qui vont avec.

Il n'est pas absurde de penser que les Etats-Unis sont un Hégémôn animé de meilleures intentions que la plupart. Mais des signaux montraient pourtant, bien avant le début de la guerre d'Irak, que les choses avaient changé dans les relations qu'entretenait l'Amérique avec le monde. Le déséquilibre de la puissance globale était devenu énorme : les Etats-Unis surpassaient en puissance le reste du monde - comme jamais - dans toutes les largeurs.

Mais le monde avait d'autres raisons de ne pas accepter cette hégémonie bienveillante américaine. D'abord, celle-ci reposait sur l'idée que l'Amérique pouvait exercer son pouvoir dans les instances internationales, là où d'autres pays ne le pouvaient pas, tout simplement parce qu'elle était plus vertueuse qu'eux. Et puis, l'autre problème avec l'hégémonie bienveillante était un problème interne aux Etats-Unis : Si la plupart des Américains sont prêts à tout faire pour que la reconstruction de l'Irak réussisse, les conséquences de l'invasion n'ont pas accru leur appétit pour d'autres interventions coûteuses. En fait, au fond d'eux-mêmes, les Américains ne sont pas un peuple impérial.

Enfin, l'hégémonie bienveillante suppose que l'Hégémôn ne soit pas seulement bien intentionné mais qu'il soit aussi compétent. Une grande partie des critiques, de la part d'Européens et d'autres, était d'ordre normatif. Cette invasion n'avait pas obtenu le feu vert du conseil de sécurité de l'ONU ; les Etats-Unis semblaient avoir fabriqué un dossier sur mesure pour envahir l'Irak ; et, ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient en essayant de démocratiser ce pays. Malheureusement, les critiques avaient plutôt vu juste.

L'erreur de jugement la plus grossière qu'ont faite les Etats-Unis fut de surestimer la menace que constituait l'islamisme radical. Bien que le risque inquiétant, d'avoir affaire à des terroristes armés d'ADM et que l'on ne peut arrêter, se soit présenté, ceux qui se sont faits les avocats de la guerre ont faussement regroupé cette menace avec celle que représentait l'Irak et le problème de la prolifération et des Etats voyous.

À présent que l'heure des néoconservateurs semble être passée, les Etats-Unis ont besoin de re-conceptualiser leur politique étrangère. D'abord, nous devons démilitariser ce qu'ils ont appelé 'la guerre globale contre le terrorisme' et passer à d'autres instruments politiques. Nous nous battons dans des guerres insurrectionnelles, en Afghanistan et en Irak, et contre le mouvement djihadiste international. Nous avons besoin de gagner ces guerres. Mais "guerre" est une mauvaise métaphore pour décrire un combat plus large. Pour répondre au défi des Djihadistes, ce n'est pas d'une campagne militaire dont nous avons besoin, mais d'un combat politique pour gagner partout dans le monde les cœurs et les esprits des Musulmans ordinaires. Ainsi que les récents événements en France et au Danemark le font penser, l'Europe va devenir un champ de bataille central.

Les Etats-Unis doivent se présenter avec quelque chose de mieux que des "coalitions des bonnes volontés" pour légitimer la manière dont ils traitent les autres pays. Le monde manque d'institutions internationales efficaces pour conférer la légitimité à l'action collective. La critique conservatrice de l'ONU est bien trop convaincante : Même si elle est utile pour certaines opérations de maintien de la paix et de construction d'état, elle manque d'efficacité et de légitimité démocratique pour traiter des questions de sécurité sérieuses. La solution consiste à promouvoir un "monde multilatéral" d'institutions, organisées sur des critères régionaux ou fonctionnels, qui se chevauchent et qui se font occasionnellement concurrence.

Le dernier domaine qui a besoin d'être repensé est la place de la promotion de la démocratie dans la politique étrangère américaine. Le pire héritage de la guerre d'Irak serait un retour de balancier anti-néoconservateur qui couplerait un virage serré vers l'isolationnisme avec une politique réaliste cynique alignant les Etats-Unis avec des partisans de l'autorité amis. Une politique wilsonienne attentive à la manière dont les dirigeants traitent leurs citoyens est donc juste, mais il faudrait qu'elle soit guidée par un certain réalisme, qui faisait défaut, pendant le premier mandat, à l'administration et à alliés néoconservateurs.

Faire la promotion de la démocratie et de la modernisation au Moyen-Orient n'est pas une solution au terrorisme djihadiste. L'islamisme radical surgit de la perte d'identité qui accompagne la transition vers une société moderne et pluraliste. Plus de démocratie signifie plus d'isolement, de radicalisation et de terrorisme. Mais, selon toute probabilité, une plus grande participation politique des groupes islamistes se produira quoi que nous fassions. Mais ce sera le seul moyen pour que le poison de l'islamisme radical puisse s'éliminer du corps politique des communautés musulmanes. L'époque, où les partisans de l'autorité amis pouvaient régner sur des populations passives, est révolue depuis longtemps.

L'administration Bush s'est éloignée de l'héritage de son premier mandat, comme le prouve son approche multilatérale prudente vis-à-vis des programmes nucléaires de l'Iran et de la Corée du Nord. Mais cet héritage du premier mandat de sa politique étrangère et de ses supporters néoconservateurs a tellement polarisé les esprits qu'il devient difficile de débattre raisonnablement de la manière d'équilibrer les idéaux et les intérêts américains. Ce dont nous avons besoin, c'est de nouvelles idées sur la façon dont l'Amérique entretient ses relations avec le monde - des idées qui gardent la croyance des néoconservateurs dans l'universalité des droits de l'homme, mais qui se débarrassent de leurs illusions sur la puissance et l'hégémonie américaine seules capables d'arriver à ces fins.

· Le nouveau livre de Francis Fukuyama, "After the Neocons: America at the Crossroads [Après les néocons: l'Amérique devant un choix], sortira le mois prochain chez Profile Books

Francis Fukuyama est un philosophe américain. Il est l'auteur d'un ouvrage remarqué, La fin de l'histoire et le dernier homme, qui renoue avec la philosophie de l'histoire à la fin d'un siècle où elle avait été progressivement discréditée. Titulaire de la chaire Bernard L. Schwartz de politique et d'économie internationales à la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies (SAIS), de la Johns Hopkins University, il était auparavant titulaire de la chaire Omer L. and Nancy Hirst de politique publique à la School of Public Policy de la George Mason University.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon

note:

[1] Woodrow Wilson

Comme Roosevelt avant lui, Woodrow Wilson se considérait comme le représentant personnel du peuple. "Personne d'autre que le président," disait-il. "Il semble que c'est ce que l'on attend [de lui] … s'occuper des intérêts généraux du pays." Il a développé un programme de réforme progressive et affirmé le leadership international en construisant un nouvel ordre mondial. En 1917, il a proclamé que l'entrée des Etats-Unis dans la 1ère Guerre Mondiale était une croisade pour rendre le monde "sûr pour la démocratie".