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     Un super job si vous arrivez à y accéder :
les dirigeants d'entreprises s'enrichissent
en silence pour leur médiocrité
    Par Larry Elliott, rédacteur économique
The Guardian , lundi 23 janvier 2006

L'époque où la direction et le personnel partageaient les bénéfices et les sacrifices est derrière nous


Remémorez-vous comment c'était il y a à peu près un quart de siècle. Nous sommes au début de l'année 1979, c'est l'Hiver du Mécontentement, le pays est paralysé par les grèves et Mme Thatcher attend au coin du bois. La Grande-Bretagne a la réputation d'être la grande malade de l'Europe.

À cette époque, les gars qui faisaient face au défi peu enviable de diriger les plus grandes entreprises britanniques touchaient un salaire décent — environ £200.000 (300.000€) en argent actuel. Suffisamment pour s'offrir une Jaguar du meilleur cru et une petite voiture familiale, une maison dans une banlieue cossue avec un joli bout de terrain, des vacances en famille deux fois par an et encore assez pour un plan d'épargne. Il n'y a pas de doute, les gars de la direction se débrouillaient très bien : ils gagnaient un peu moins de dix fois ce que gagnait l'employé moyen.

À présent, faites défiler le temps jusqu'au nouveau siècle. Nous sommes en 2002, Blair est devenu Premier ministre et l'économie globale depuis cinq ans — juste après l'éclatement de la bulle Internet et les attaques terroristes du 11/9. La Grande-Bretagne n'est plus cette grande malade qu'elle était. Au contraire, elle est considérée comme le parangon de la vertu par les gardiens de la droiture économique globale — le FMI et l'OCDE.

Les salaires des employés ont augmenté, mais, une fois que vous avez soustrait l'inflation, pas de beaucoup. Par contre, le package (c'est comme ça qu'on l'appelle aujourd'hui) du PDG est devenu beaucoup plus généreux. Au lieu de gagner un peu plus de £200.000 (300.000€), le patron d'une entreprise du FTSE 100 [équivalent au SBF120] peut s'attendre à gagner aujourd'hui environ £1,4m (2,1 millions €) - 54 fois le salaire de l'employé moyen. C'est suffisant non seulement pour la maison en banlieue cossue, mais aussi une maison dans les Cotswolds [1] et une retraite campagnarde en France pour les week-ends. Deux Porsche, une BMW et une petite Golf de sport pour les gosses, qui traîne dans l'allée, et il y a un yacht amarré sur la rivière Blackwater.

Il faut dire que lorsque la crème de la crème britannique des affaires se pointera cette semaine à Davos au Forum Economique Mondial, elle sera encore dans l'ombre de sa contrepartie américaine. Le raout annuel du FEM dans les Alpes suisses est une occasion pour les puissants des grandes entreprise de se comparer. Quand il s'agit de comparer les rémunérations des PDG il n'y a rien qui se rapproche de l'Oncle sam ! Dans les années 80, le ratio salarial aux Etats-Unis entre le PDG et l'employé était le même qu'en Grande-Bretagne au début du 21ème siècle : 50 contre 1. À la fin du boom des années 90, il était de 525 contre 1, avant de retomber à 281 contre 1 en 2002 à la suite de l'effondrement des actions.

Une politique de jalousie

À la fin des années 70, l'idée même qu'un PDG puisse gagner 54 fois le salaire de ses ouvriers aurait été plutôt impensable. Il est vrai que l'accord keynésien d'après-guerre était basé sur l'idée que la direction et les salariés devaient partager les bénéfices en période grasse et qu'ils devaient partager ensemble les sacrifices en période maigre. La révolution Thatcher-Reagan a mis un terme à de telles notions vieillottes.

La nouvelle pensée était que l'industrie avait besoin d'être nettoyée de fond en comble par une nouvelle race de managers qui amélioreraient l'efficacité, stimuleraient les ventes, accroîtraient les profits et la valeur des actions. Et si ces nouveaux titans d'entreprise voyaient leurs rémunérations crever le plafond, alors quoi ? Ces types étaient à l'avant-garde ; ils transformaient les économies dysfonctionnelles et valaient chaque centime qu'ils touchaient. Ainsi était la philosophie qui s'est enracinée dans les années Thatcher et qui fut épousée sans réserve par le New Labour. Les critiques furent repoussées d'un geste de la main et par l'affirmation que les objections à ce que les talentueux deviennent riches étaient une politique de jalousie.

Quand même ! Il y a toujours eu ceux qui se méfiaient de cette notion selon laquelle il y avait eu un changement de rythme dans la performance des grandes entreprises. D'abord parce que les plus grandes entreprises représentent environ un-tiers de la puissance économique et qu'il ne semble pas qu'il y ait eu de changement de rythme commensurable dans le PIB. C'est vrai pour la Grande-Bretagne, où la croissance tendancielle était d'un peu plus de 2% en 1980 et qu'elle est toujours d'un peu plus de 2% aujourd'hui.

Une étude imposante sur la performance des grandes entreprises en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis pousse l'argument un cran au-dessus. Elle s'intéresse aux sociétés qui font partie de l'indice FTSE 100 en Grande-Bretagne et de l'indice S&P 500 aux Etats-Unis. Elle a trouvé que l'enrichissement des patrons est rarement justifié par une amélioration de la performance.

Prenez le FTSE 100. Ce travail de recherche effectuée par l'Université de Manchester montre que durant les deux décennies entre 1983 et 2002 — lorsque la révolution présupposée dans le comportement des directeurs battait son plein — les ventes des 100 premières sociétés cotées à la bourse ont augmenté annuellement de 2,7%. Les bénéfices avant impôts ont augmenté du même montant, la valorisation boursière de ces sociétés a augmenté de 18,2% et la rémunération de leurs PDG de 26,2%. Une autre mesure de la performance des grandes entreprises — le retour sur capitaux employés — montre une performance tout aussi modeste. En 2002, une mauvaise année pour les grandes entreprises, il faut en convenir, le taux de capitaux employés était de 3,6% en moyenne à l'intérieur du FTSE 100.

Un contre-argument qui pourrait être déployé en faveur du management est que les patrons sont récompensés pour accroître la valorisation de leurs sociétés. L'étude dit qu'aucunes des trois raisons de l'augmentation rapide du prix des actions dans les années 90 — exubérance irrationnelle de la part des investisseurs, déclin des taux d'intérêt et niveau d'épargne en action plus élevé par les classes moyennes — avait grand chose à voir avec le management de ces sociétés. "Selon notre point de vue, le management des firmes géantes américaines ou britanniques ne peut s'arroger le mérite de l'augmentation générale des prix des actions durant les années 90. Il ne peut pas non plus, pendant la même période, refuser entièrement la responsabilité du taux médiocre de capitaux employés dans de nombreuses entreprises ou de la croissance modeste des ventes totales dans tous ces groupes géants".

La redistribution des richesses

Toutefois, il y a eu un véritable déplacement de centre d'intérêt afin que les bénéficiaires du succès des grandes entreprises (lorsque c'est le cas) ne soient plus les employés et le public dans son ensemble mais les actionnaires. Et étant donné qu'il est prouvé que seule la moitié des foyers américains et britanniques les mieux rémunérés possèdent des actions, ceci représente une redistribution significative d'argent et de pouvoir.

Mais bien qu'il n'y ait que peu de données suggérant que le culte du PDG (qui a vu le jour dans les années 90) ait beaucoup de matière pour le soutenir, il n'y a pas non plus beaucoup de preuves qu'ils aient été ces ogres impitoyables contre les travailleurs. Entre 1983 et 2002, les effectifs des sociétés du FTSE 100 ont augmenté de 22% — la moitié du taux de croissance des ventes et des bénéfices.

D'une certaine façon, la conclusion de l'étude de Manchester est même plus accablante. "…l'analyse suggère que les PDG des sociétés géantes ne sont ni les héros de la création de valeur encensés par la presse économique et les textes de stratégie, ni les affreux pro-capitalistes et anti-travailleurs dénoncés par la Gauche. Au lieu de cela, l'analyse de ce groupe de chercheurs suggère que les PDG des sociétés géantes pourraient n'être qu'une autre classe de dirigeants moyennement inefficaces dont le rôle est de gérer les événements et d'éviter le désastre, mais pas de produire une performance élevée ou une victoire glorieuse".

De façon ironique, une des rares entreprises où la croissance à long-terme des profits justifiait vraiment la dimension de la rémunération de son PDG était GlaxoSmithKline, et ce fut Jean-Pierre Garnier qui fit l'expérience de toute la puissance de la colère de ses actionnaires face à l'étendue de son package. Pour la plus grande part, l'étude dit que les PDG ont été des "écrémeurs de valeur", faisant beaucoup de bruit pour dire qu'ils avaient fait tout ce que les gourous du management adorent, alors qu'en réalité ils se sont enrichis en silence pour des performances médiocres. En d'autres termes, c'est un bon boulot si vous y accédez.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon

* * *

[1] Les Cotswolds sont une région d'Angleterre d'environ la taille de l'agglomération de Tokyo. Populaires auprès des Anglais eux-mêmes et des visiteurs du monde entier, les Cotswolds sont réputés pour leurs charmantes collines, leurs villages tranquilles et pour être si "typiquement anglais".



On y trouve de célèbres villes anglaises telles que Bath, d'autres villes magnifiques bien connues telles que Cheltenham et des centaines de villages merveilleux tels que Burford et Castle Combe. Par-dessus tout, le calcaire local couleur de miel, utilisé pour tout, des carrelages aux tuiles des toits, a assuré l'uniformité architecturale magique de cette région. (source: http://www.the-cotswolds.org)