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Les élections françaises et la politique britannique

     Pourquoi Ségo et Sarko ont paralysé
la gauche britannique
    Par Martin Kettle
The Guardian, samedi 28 avril 2007
"Why Ségo and Sarko have transfixed the British left"

Pour les progressistes de ce côté-ci de la Manche, la course à l'Elysée
est plus un dilemme qu'ils ne veulent bien l'admettre


Au sein du gouvernement Blair, il n'y a aucune nuance ni aucun doute concernant l'issue du deuxième tour de la présidentielle française. Nous sommes avec Nicolas Sarkozy, disent-ils en cœur, et ils le pensent vraiment. Vu de Downing Street, Sarkozy est tout ce que Jacques Chirac n'est pas. Une victoire de Sarkozy, pensent-ils ici, signifierait la fin de l'anti-américanisme de Chirac, un traité court et pratique en lieu et place de la Constitution Européenne et la perspective d'une plus grande flexibilité du commerce, de la régulation et du budget européens. Aussi aveuglants soient ces trésors après les frustrations du passé que les principaux aspects peu sympathiques d'une victoire de Sarkozy — son hostilité à la Turquie, son protectionnisme et son soutien à la PAC — sont tout simplement ignorés.

Cette approche reste entre la gorge de pans entiers de la gauche britannique. Ici, dominent des priorités différentes et une loyauté intestinale à la tribu socialiste. Pour les progressistes britanniques, Sarkozy est souvent tout simplement celui qui a traité les émeutiers de racailles, l'homme qui se réjouit d'être comparé à Margaret Thatcher. Vu de la gauche, Sarkozy est, de façon écrasante, celui qui accuse les immigrés, les étudiants et les pauvres de tous les maux de la France ; vraiment, par certains côtés, on le distingue à peine du très détesté Le Pen. Pour les progressistes, la perspective qu'une femme socialiste remporte l'élection face à un tel homme — ce que Ségolène Royal pourrait bien réaliser — est une source d'inspiration, même merveilleuse, malgré le fait qu'elle passe pour être un peu rigide et que l'on ne connaisse pas grand chose de ses points de vue.

À ce titre, l'élection française, par conséquent, semble incarner l'une des manières les plus frappantes avec laquelle le gouvernement travailliste s'est aliéné le soutien de ses électeurs. Si cela n'avait été pour sa politique étrangère, dit l'argument, Tony Blair n'aurait pas dilapidé son capital électoral. Il pourrait même s'attendre à entendre scander "10 ans de plus" lorsqu'il aura terminé ses dix ans de mandat la semaine prochaine. Telle qu'est la situation, l'Irak et George Bush ont tout perverti. Le week-end prochain, en France, le Labour soutiendra le parti de la droite, celui du libéralisme économique et de l'atlantisme, exactement comme il l'a fait lors des dernières élections en Allemagne, en Espagne et en Italie. En soutenant Sarko, alors que ses propres électeurs soutiennent Ségo, Blair encourage une approche qui résume pourquoi la gauche a besoin qu'il s'en aille et que cela va désormais changer.

Sauf que ce n'est pas tout à fait aussi simple, n'est-ce pas ? Le deuxième tour de l'élection présidentielle française, le week-end prochain, place les Britanniques du centre-gauche dans un dilemme plus grand que ce qu'ils ne consentent à admettre publiquement. Quel candidat veulent-ils réellement voir gagner ? Collent-ils à leur sentiment, leur solidarité et à leur soutien pour Royal ? Ou, leur raisonnement est-il que les objectifs et les intérêts britanniques en Europe — voire même les buts d'une politique étrangère progressiste — seront mieux servis par la victoire de Sarkozy ?

La vérité est qu'il y a des arguments des deux côtés. Cette semaine, dans les couloirs de Westminster, je me suis fait fort de poser la question Ségo-Sarko à plusieurs députés. Bien que je me sois adressé à une variété d'hommes politiques, je ne prétends pas que mon échantillon soit scientifique. Seuls, les conservateurs n'ont pas de sentiments équivoques : ils sont tous pour Sarkozy. Parmi les députés travaillistes et démocrates-libéraux, la réaction est beaucoup plus contrastée. Dans beaucoup de cas, ils ont répondu que leur cœur disait Ségo mais que leur tête disait Sarko. Un ministre du gouvernement travailliste fut l'un des rares à soutenir Royal sans ambiguïté. Un démocrate-libéral pro-européen faisait partie des supporters les plus incisifs de Sarkozy.

Gordon Brown [qui s'apprête à succéder à Tony Blair en juin prochain] est ambigu lui aussi sur cette question. Il connaît Sarkozy depuis l'époque où ils étaient collègues en tant que ministres des finances. Les Brown et les Sarkozy ont dîné à quatre. Le plus important dans tout cela est que Brown est à l'aise avec les instincts de dérégulation économique de Sarkozy et avec son ouverture vis-à-vis de l'Amérique. Et, pourtant, Brown hésite. Lorsque Sarkozy a lancé sa campagne électorale à Londres, Blair l'a rencontré, tandis que Brown s'est fait excuser. Brown a aussi tâté le terrain en direction du camp de Royal, ce que Blair n'a pas fait. Mais de quel côté se trouve réellement Brown ?

Je soupçonne l'indécision de Brown d'être représentative d'une difficulté répandue, voire même historique, du centre-gauche [britannique] à propos des choix de politique étrangère. Quand il s'agit d'adopter une position sur la politique étrangère qui réunit à la fois opinion, intérêt personnel et sentiments populaires, le centre-gauche n'est pas très bon. Pour Gordon Brown, il y a un avantage intérieur clair à indiquer qu'il adoptera une politique étrangère différente de celle qui a ruiné la crédibilité de Blair. Mais dire que les choses vont changer est un peu facile. Comment met-il cela en pratique ? Que peut-il dire sur les questions graves ? Quel serait réellement le contenu de la politique étrangère de Gordon Brown ?

Il y a très peu d'indices pour l'instant. Dans ses discours et ses interviews, Brown a eu tendance à confiner ses remarques de politique étrangère à des commentaires idéalistes sur la coopération internationale, les droits de l'homme et le développement. Ces choses sont certainement importantes, mais elles sont aussi les parties du dossier qui ne prêtent pas à controverse. Il a été beaucoup moins prolixe sur les questions plus complexes telles que le Moyen-Orient, la soi-disant guerre contre la terreur, l'intervention militaire, les relations transatlantiques ou le rôle de la Grande-Bretagne dans l'UE.

Les politiciens du Labour qui n'ont pas les responsabilités de Brown ou son sens de la stratégie ont tendance à dire que celui-ci sera moins excessif que Blair dans ses relations avec Washington et plus engagé avec l'Europe. Cela passerait bien avec le parti, mais cela pourrait n'être que de bonnes intentions. Cela irait certainement à l'encontre de la réputation de Brown, importante entre autres avec la presse de Murdoch, considéré comme un atlantiste instinctif et plus eurosceptique que Blair.

La réalité est plus prosaïque. Brown est coincé avec une administration Bush qui s'affaiblira toujours plus dans les 18 mois à venir, alors qu'à partir de 2009, il se retrouvera face à la probabilité d'un président démocrate, qui subira de toutes les façons une immense pression pour ne pas s'embarquer dans des engagements militaires. Pendant ce temps, même si Brown voulait être plus engagé vis-à-vis de l'Europe, le fait est que même Blair, au plus haut de sa popularité, ne pouvait, sur cette question, défier le scepticisme public. Même s'il en avait les inclinations, Brown ne voudrait pas prendre de risques majeurs en réveillant la question européenne de ce côté-ci de l'élection générale.

Ceux qui s'attendent à ce que Brown se lance nettement dans une politique étrangère plus progressiste ont donc toutes les chances d'être déçus sur les sujets d'importance. Mais ce n'est pas la faute de Brown. C'est le jeu qu'il est voué, par l'histoire et la politique, à suivre. Brown peut bien dire qu'il veut la paix au Proche-Orient, qu'il veut mettre un terme à la souffrance au Darfour ou qu'il veut réduire l'accumulation nucléaire, mais il ne peut le faire que dans une alliance avec d'autres, et peut-être même, dans ce cas, ne le pourra-t-il pas. Il aura à négocier avec Sarkozy ou Royal parce qu'il le doit, pas parce qu'il le veut. La politique étrangère sous Gordon Brown ne sera pas aussi différente que ce que certains craignent ou d'autres espèrent. Elle sera tout simplement plus ou moins la même.

Traduit de l'anglais par [JFG-Questionscritiques]