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     Des oiseaux morts, des terroristes et des Franciscains :
Au secours, la Florence du 15ème siècle est de retour !
    Par Simon Jenkins
The Guardian, vendredi 14 avril 2006

L'époque de Savonarole et de Machiavel met en lumière les dangers d'un
régime qui affirme la suprématie des valeurs de la foi sur la politique


Bon vendredi, mauvaises nouvelles. Savonarole redevient à la mode. L'Eglise se mélange à l'Etat, la foi à la politique et les enfants au pêché originel. Pire, on nous envoie des signes.

En l'an de grâce 1494, au premier jour du mois de novembre, un immense faucon plongea sur la Piazza Signoria, à Florence. Celui-ci se jeta contre la porte du Palazzo Vecchio et tomba raide mort. Immédiatement, le frère Girolamo Savonarole prédit une catastrophe. Bien que les habitants se précipitèrent pour défendre les murs de leur cité, Florence fut visitée par la peste et conquise par le roi de France, Charles VIII. Du haut de sa chaire, dans sa cathédrale que les ennemis avaient souillée d'excréments, Savonarole tonnait que l'Italie avait été livrée aux proxénètes, aux sodomites et aux banquiers. L'Italie serait condamnée à croupir pour l'éternité dans les trappes de l'enfer.

Remplacez le faucon mort par un cygne mort : Aujourd'hui, on nous annonce des fléaux et des ennemis aussi puissants. Des terroristes "par milliers" nous menacent de tous côtés. Les agents de Charles Clarke [le ministre de l'Intérieur britannique] parcourent les rues, attrapant les Musulmans et imposant les Asbos[1] sur les impies. Le Premier ministre [britannique] se cache des assassins derrière les murs de Downing Street qui n'ont jamais été aussi hauts et où il est rapporté que Tony Blair prend ses instructions d'un moine franciscain. Des demandes émanent des églises pour installer des écoles confessionnelles dans les villes anglaises. On s'étonne à peine qu'un cygne de la région de Fife[2] ait réduit John Humphrys et le département des infos à la BBC à une hystérie bafouillante.

Un historien vaut une douzaine de philosophes. Des quatre nouveaux livres sur Savonarole, celui de Lauro Martines, "Scourge and Fire" [Fléau et Feu], est le meilleur. Martines ancre fermement Savonarole dans la Florence du 15ème siècle, puis le propulse ensuite avec force devant nos yeux. Le "petit moine" arriva de Ferrara en 1490 et trouva une ville aussi riche que toute autre en Europe. Bouffie d'orgueil Médicis et par une église corrompue, Florence sortait d'une guerre ruineuse avec Pise. M ais elle était glorifiée par Michel-Ange, Filippo Lippi et Botticelli. La Renaissance éblouissante y défiait la superstition médiévale. La piété et la licence étaient en compétition constante.

Savonarole, un ascète doté d'un don certain pour les sermons, proposa une voie pour échapper à ce désarroi. Dieu lui avait assuré que le capitalisme, la luxure et la tyrannie polluaient l'humanité. Chaque semaine il faisait partir une procession de son monastère de San Marco et avertissait les habitants de la cité que la dépravation les menait tout droit en enfer. Lorsque l'armée de Charles entra finalement dans la ville, Savonarole clama que c'était "le fléau de Dieu". Il expédia dans toute la ville 4.000 soldats adolescents, des "petits anges" tout vêtus de blanc, pour battre les prostituées, les femmes non voilées et quiconque était richement vêtu.

Pendant huit ans, Savonarole domina Florence. Lorenzo de Médicis étant mort et sa famille partie en exil, le moine put contribuer à façonner une nouvelle république. Il mit en garde contre le règne de la populace et exigea des Florentins qu'ils élisent à leur grand conseil des hommes bons. Ce conseil incarnait la justice et la loi, "envoyée par Dieu … qui a placé la ville sous sa providence spéciale". Ceux qui se battaient contre le conseil "se battaient contre le Christ". Florence devait non seulement faire un "feu de joie des vanités" mais elle devait aussi être une communauté chrétienne modèle.

Le moine réservait ses critiques les plus accablantes à Rome et à ses papes et cardinaux corrompus. Alexandre VI ne méritait rien d'autre que le mépris. Rome était la "ville aux 10.000 putains", aux rues inondées de "blasphémateurs et de sodomites" et où "les riches buvaient le sang des pauvres". Savonarole refusa la calotte de cardinal en disant que c'était "le chapeau rouge du sang". Il ne pouvait résister à faire de bons mots. On était bien loin du langage diplomatique ! Il ne fallut pas longtemps à Rome pour concocter une coalition avec les Florentins dissidents afin de déclarer Savonarole coupable d'hérésie et pire encore. On murmura même qu'il était hermaphrodite. En 1498, le moine fut arrêté, pendu et brûlé sur la piazza. À l'époque, Botticelli, ardent partisan de Savonarole, peignait sa Nativité Mystique (que l'on peut voir désormais à la National Gallery de Londres).

Martines nous prévient qu'il ne faut pas prendre les fantômes de l'histoire pour "en faire des monstres". Pourtant cela ne l'empêche pas d'en tirer des morales. Savonarole avait à la fois merveilleusement raison et merveilleusement tort. En échouant dans sa tentative de réformer l'Eglise romaine, il assura son schisme et précipita ainsi la Réforme Luthérienne. Martines dépeint Savonarole comme étant aimable, miséricordieux et modéré. Celui-ci pratiquait la politique florentine avec adresse et gagna le soutien de citoyens, d'artistes et d'écrivains de premier plan. Mais c'est comme orateur et comme pamphlétaire qu'il sortait avec férocité du lot. (Il était véritablement le chroniqueur des chroniqueurs.)

Dans la cathédrale de Florence, tandis que Savonarole pestait, un jeune homme, assis dans le fond, fond prenait des notes. Il s'appelait Niccolo Machiavelli, le grand maître de la pensée politique depuis Aristote. Il ne s'intéressait pas à un moine qui prétendait converser avec Dieu - ce n'était pas son affaire - mais il était intrigué par le pouvoir de Savonarole à influencer la masse, "parce que sa vie, sa doctrine et les sujets qu'il développait suffisaient pour qu'ils aient foi en lui", et même, foi en ses prophéties et en ses damnations. Quel intérêt pour un dirigeant d'être aimé s'il peut aussi être craint ?

Pour Machiavel, l'erreur de Savonarole fut de rendre la crainte réaliste, seulement dans l'au-delà. Il cherchait à mystifier la cité-état comme étant la création de Dieu sur terre et rien de plus fort que sa rhétorique ne pouvait la gouverner. Lorsque la cité affronta la guerre, la faillite, la peste et la "dissension", il devint inutile de réclamer la suppression du velours, des rubans et de la sodomie. Savonarole savait que la république devait être bien ordonnée, mais il mélangeait la politique avec la religion et l'erreur de jugement avec le pêché.

Pour Machiavel, perdre la tête à la poursuite d'une cause politique n'était pas un martyre, c'était de la négligence. En regardant Savonarole se balancer au gibet, il a dû secouer la tête de désespoir qu'un si grand homme pouvait s'être trompé à ce point pour penser que la piété dépassait le pouvoir. La première tâche de ceux qui recherchent, avec noblesse, un Etat moral est de le commander. Quoi d'autre ? Machiavel reste le grand cadeau de Savonarole à la civilisation.

Savonarole vivait à une époque où le fondamentalisme religieux et l'infaillibilité du Livre pénétraient chaque recoin de la vie publique et de la vie privée. La croyance médiévale en la superstition, aux miracles et en la magie était encore vivante. Affirmer leur suprématie sur la politique, comme Savonarole le faisait dans ses sermons, et ils auraient leur revanche. Ce n'étaient pas les somptuaires et les putains qui eurent la peau de Savonarole en 1498, ce furent les piques et les bûchers de Mère l'Eglise.

Martines s'adresse à ses lecteurs avec férocité. Savonarole était accusé de "terroriser" Florence et c'est ainsi qu'il provoqua en retour une tyrannie égale, opposée. Mais la même interaction des fondamentalismes peut se voir aujourd'hui, polluant le régime politique le plus sophistiqué de l'histoire, la démocratie occidentale. Le gouvernement britannique "défend" toujours une confession et se rend à l'étranger pour combattre, au nom de Dieu, des "valeurs étrangères". L'Etat se drape dans la mystique. Comme Martines le dit : "quelque chose dans les pirouettes de langage rappelle des suppositions a priori, même le transcendantal". Nous laissons docilement les ministres prétendre, comme si cela venait d'en haut, qu'eux seuls savent ce qui est sûr et bon pour nous. Nous devrions leur jeter des blocs de ciment à la tête.

Voilà pourquoi je frissonne à la terminologie de la nouvelle politique. Elle rejette tout discours politique au profit de valeurs, d'une foi, d'une croyance, d'engagements, de croisades et de convictions peu explicites. Ces mots creux qui servent à vous faire vous sentir bien ont été utilisés à travers l'histoire comme des panneaux publicitaires qui jalonnent la route de l'intolérance et de l'extrémisme. Ils devraient être bannis, non pas par quelque décret minable du Ministère de l'Intérieur, mais par la force du raisonnement.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]

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Notes :

[1] Asbos = Anti-Social Behaviour Orders [Consignes contre le Comportement Anti-Social]. Voir la réduction de la criminalité sur le site du gouvernement britannique.

[2] On se souvient du cygne retrouvé mort dans la région de Fife en Ecosse et atteint de la grippe aviaire.