Pourquoi les Français sont-ils si pressés
d'en découdre dans la rue?Par Stuart Jeffries
The Guardian , lundi 20 mars 2006
C'est peut-être parce que eux, au contraire des Britanniques,
ont quelque chose pour laquelle ça vaut la peine de se battre…
La semaine dernière j'ai eu la malchance de regarder un DVD de Bernardo Bertolucci, "Les Innocents". C'est un vieux film de sexe entre garnements, une partie à trois, libidineuse et incestueuse, qui se déroule à Paris en 1968. Lorsque le frère et la sœur allument un cocktail Molotov derrière une barricade, au dénouement insupportable de ce film, j'encourageais les CRS — la police anti-émeutes française, méchante, brutale et attifée d'une façon futuriste. S'il vous plaît ! Pressais-je Bertolucci, laissez-leur casser aux moins une paire de mâchoires galliques finement ciselées ! J'avais souffert sans raison pendant deux heures, alors maintenant c'était leur tour. Ce n'est pas arrivé.
Ensuite, j'ai mis les nouvelles. Les rues parisiennes étaient redevenues un champ de bataille. Les CRS, dans des tenues encore plus follement chic, étaient bombardés de pierres. Pour ce rituel télévisé, les fils et les filles des soixante-huitards n'étaient pas moins bien vêtus. Capuches sur la tête, ils portaient des survêtements pour décamper plus facilement et, souvent, des lunettes de ski pour contrer les effets des gaz lacrymogènes.
J'étais déchiré entre l'admiration et la tristesse. La tristesse, parce que le radicalisme de rue semble souvent voué à finir dans la posture narcissique. Mon scepticisme vient, sans aucun doute, d'un sens britannique bien développé de la futilité. Chez nous, protester dans la rue, comme des milliers l'ont fait ce samedi à Londres, est un hurlement de désespoir auquel personne ne prête l'oreille. Ici, faire changer la politique ne peut plus être l'objectif des manifs. Elles ne sont plus qu'un moyen de témoigner d'un grand mal. Mais cette manière de témoigner risque d'être considérée comme un comportement nombriliste destiné à démontrer d'un air de supériorité vertueuse sa supériorité morale — un peu comme "l'innocence" nombriliste des protagonistes de Bertolucci.
En France, c'est différent. Même Chirac, que la presse aime à dénoncer comme "l'escroc en fin de règne", et Villepin, le poète-aristo, doivent écouter les protestataires. Ne serait-ce qu'en hommage à un héritage révolutionnaire partagé !
Les manifestants ont-ils raison ? Le gouvernement français a-t-il tort de permettre aux employeurs de virer les travailleurs de moins de 26 ans, durant les deux premières années de leur emploi, sans avoir à donner de raison ? Pas, selon Diana Furchtgott-Roth, l'ancienne chef économiste du Département du Travail du Président Bush. " Ce qu'ils ne semblent pas réaliser", écrit-elle dans le Sunday Times, "est qu'une flexibilité supplémentaire du marché du travail aiderait vraiment les jeunes … Des employeurs qui peuvent licencier facilement embaucheront aussi vite". Au lieu du rêve socialiste de dignité du travail, elle loue la réalité néolibérale de l'indignité du travail.
L'argument de Furchtgott-Roth se limite à défendre ce que le sociologue Ulrich Beck appelle la "brésilianisation" de l'Occident, où la précarité de l'emploi et l'inégalité matérielle sont d'une omniprésence déprimante mais où les puissantes économies réussissent. On comprend pourquoi elle aime la Grande-Bretagne ! Elle écrit : "La voie vers le progrès économique est une meilleure éducation pour améliorer la réserve de travailleurs et un marché du travail plus flexible pour améliorer la demande de travailleurs". Nous avons le second, mais pas vraiment le premier : notre système éducatif et notre formation manuelle sont si pauvres que tout éloge néolibéral de la Grande-Bretagne est déplacé.
Furchtgott-Roth reconnaît que les économies ont besoin d'avoir des travailleurs hautement qualifiés pour réussir. Mais comment de jeunes travailleurs peuvent-ils acquérir ces qualifications sans un emploi stable qui leur permette d'être formés proprement ? À l'école ? Les enfants britanniques reçoivent-ils à l'école des connaissances qui intéressent le marché lorsqu'ils ont des performances si pauvres comparées aux autres pays ?
Lorsque les étudiants de la Sorbonne regardent de l'autre côté de la Manche avant de manifester dans le Quartier Latin, ils réalisent à quel point la France ne doit pas copier notre miracle économique. Et combien cela vaut la peine de se battre dans la rue.
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Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]