accueil > archives > éditos


Hypocrisie Atomique

Par Tony Benn
(Secrétaire d'Etat à l'Energie de la Grande-Bretagne, de 1975 à 1979)
Mercredi 30 novembre 2005
The Guardian

"Ni Bush, ni Blair ne sont en position d'adopter une attitude hautement morale sur le programme nucléaire de l'Iran."


La Grande-Bretagne a joué un rôle majeur dans les négociations avec l'Iran à propos de son programme nucléaire et du risque qu'il conduise à la mise au point d'une bombe atomique. Elle pourrait bien porter cette question devant le conseil de sécurité des Nations-Unies.

Etant donné que le Premier ministre lui-même est déterminé à moderniser Trident et qu'il semble engagé dans la construction d'une nouvelle série de centrales nucléaires, sa position en tant que défenseur du traité de non-prolifération n'est pas très crédible. Et si nous voulons comprendre la profondeur de l'hypocrisie occidentale sur cette question, nous devrions regarder l'Histoire, qui a été opportunément oubliée, en face.

Il y a trente ans, le 7 janvier 1976, alors que j'étais secrétaire d'état à l'énergie, j'ai eu une longue discussion avec le Shah dans son palais de Téhéran, et nous avons passé une grande partie de ce temps à discuter de ses plans pour développer un programme d'énergie nucléaire majeur en Iran.

J'avais été parfaitement mis au courant de ses propositions par le Dr Akbar Etemad de l'Organisme à l'Energie Atomique Iranien, qui m'avait dit qu'il avait l'intention de construire une capacité de 24 mégawatts d'ici à 1994, ce qui représentait plus que le programme d'alors en Grande-Bretagne. Il exprima aussi son intérêt pour les centrifugeuses qui sont indispensables dans le retraitement, tout en m'assurant qu'il était très désireux d'éviter la prolifération nucléaire. Mon agenda, où j'ai consigné ma discussion avec le Shah à propos des sources de sa technologie nucléaire, révèle qu'il m'a dit qu'il était en train "de l'obtenir des Français et des Allemands et qu'il pourrait même l'obtenir des Soviétiques - et pourquoi pas ?"

Ce ne fut qu'une année plus tard que le Dr Walter Marshall de l'Autorité à l'Energie Atomique, mon conseiller particulier, m'annonça qu'il était aussi le conseiller du Shah en matière de politique nucléaire, et qu'il avait préparé un projet selon lequel le Shah commanderait le réacteur à eau pressurisée (PWR) de Westinghouse si la Grande-Bretagne faisait de même. Il m'a dit que l'Iran était prêt à mettre l'argent - un plan que j'avais l'intention de combattre. Il était en fait suggéré, comme partie de cet accord, que l'Iran deviendrait propriétaire à 50% de notre industrie nucléaire dans le but de construire les PWRs.

En l'absence de tout mandat de ma part, Marshall avait apparemment suggéré que la Grande-Bretagne abandonnât nos réacteurs avancés à refroidissement à gaz et commande jusqu'à 20 PWRs. Et j'en ai déduit l'impression qu'il considérait, à l'instar de beaucoup dans l'industrie nucléaire, que la prolifération était inévitable et qu'il n'y avait pas grand chose que l'on pouvait y faire. Je peux vous assurer qu'il en a dit pratiquement autant.

Pour toutes ces raisons j'étais totalement opposé à toute cette idée et ce qui m'inquiétais le plus était la quasi-certitude que cela conduirait à la prolifération nucléaire et à la mise au point d'armes atomiques par l'Iran. Ce ne fut jamais approuvé. Sir Jack Rampton, mon secrétaire permanent, qui semblait aussi chaud que Marshall sur l'adoption du PWR, et qui était directement consulté par le Premier ministre, faisait clairement pression en faveur de cette approche, et Jim Callaghan lui-même voulait que je m'y rallie.

Lors du conseil des ministres qui s'est tenu le 4 mai 1977, Jim, tout en exprimant son inquiétude au sujet de la prolifération nucléaire, soutint que nous ne devrions pas rejeter l'approche iranienne étant donné qu'il pensait que, soit les Allemands, soit les Français la reprendraient à leur compte.

Une complication supplémentaire survint lorsqu'il s'avéra que le gouvernement britannique pourrait être incapable de suivre sa propre voie, puisque l'énergie nucléaire, dépendant d'Euratom, était considérée par les affaires étrangères comme relevant de la compétence légale de la Commission Européenne.

Le plus surprenant dans cela, à la lumière des discussions actuelles, est que la question soulevée par le développement d'une capacité nucléaire si énorme par l'Iran ne posait aucun problème aux Américains. En effet, à cette époque, le Shah était considéré comme un allié fort et il avait, d'ailleurs, été placé le trône avec l'aide des Américains.

Il peut difficilement y avoir un exemple plus clair de double langage que celui-ci, et cela va avec le fait que Saddam a été armé pour attaquer l'Iran après le renversement du Shah, ainsi qu'avec le silence total concernant l'armement nucléaire énorme d'Israël, qui, en lui-même, constitue une violation du traité de non-prolifération.

L'Agence Internationale à l'Energie Atomique (AIEA) et son chef, Mohammed El-Baradei, ont récemment reçu le prix Nobel de la paix pour leur travail sur la non-prolifération. Mais, étant donné que ce traité stipulait que les Etats dotés d'armes nucléaires devaient négocier leur propre accord de désarmement - ce qui n'a pas eu lieu -, il est clair que pour ces derniers le TNP ne les concerne pas.

À présent, il y a une proposition pour dénoncer l'Iran devant l'ONU et El-Baradei pourrait se trouver lui-même dans la même position où se trouva Hans Blix (l'inspecteur en armement pour l'Irak que Washington a tenté d'utiliser pour assouvir son propre dessein), avec les Etats-Unis qui cherchent à obtenir une résolution des Nations-Unies pour condamner l'Iran et puis, s'ils ne l'obtiennent pas, pourraient utiliser la force unilatéralement, comme en Irak.

Si les problèmes faisant actuellement l'objet de discussions peuvent être réglés dans un sens pratique par l'AIEA, alors il y aura une bonne chance d'aboutir à un accord. Et c'est ce que nous devrions exiger puisque ni Bush, ni Blair, ne sont en position d'adopter une attitude hautement morale.

Etant donné que je suis fermement opposé aux armes nucléaires et à l'énergie nucléaire civile, ces commentaires ne devraient pas être pris comme une approbation de ce que l'Iran est en train de faire ; mais les liens nucléaires passés de la Grande-Bretagne avec l'Iran devraient nous encourager à être très prudents et à nous opposer à ceux dont les arguments pourraient être présenter pour justifier la guerre, qui ne peut être justifiée.

Ecrire à Tony Benn

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon