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Les électeurs français ont-ils vraiment besoin
de nager avec les requins anglo-saxons ?

Par William Keegan
The Guardian, dimanche 29 avril 2007

article original : "Do French voters really need to swim with Anglo-Saxon sharks?"

"Le message du Skibbereen Eagle aux électeurs français est…" C'était avec de telles allusions badines que mon collègue Arnold Kemp, aujourd'hui décédé, avait la douce habitude de remettre à leur place les journalistes exaltés qui développaient des idées au-delà de leurs compétences. Selon la légende, le journal local de Skibbereen, à l'ouest de Cork (en Irlande), avait l'habitude, autrefois, de donner des conseils aux dirigeants de la planète - on disait : "Garder l'œil sur le Tsar de Russie". Bien sûr, il n'y avait aucun risque que ces conseils soient lus par les intéressés. Mais l'idée d'Arnold reste pertinente, en ce que les observateurs du monde entier, entre autres dans la presse étasunienne, disent aux Français que ce dont ils ont besoin est une dose prolongée de médicament appelé Sarkozy.

La plupart de ces commentateurs souscrivent à l'école néolibérale de l'économie, qui vante le modèle anglo-saxon du soi-disant "marché libre" ; ils sont envieux de la façon de vivre des Français et ils croient que ce dont la France a besoin est d'une bonne dose de Thatchérisme pour la remettre à sa place. À présent, peu nombreux sont ceux qui sont en désaccord avec le fait que tout va mal avec l'économie française - bien que les choses ne soient pas aussi mauvaises que ce que l'on nous présente. Il y a un problème évident avec la forte proportion de travailleurs décrits comme des "personnes de l'extérieur", qui sont soit sans emploi, soit exclus de la protection sociale offerte aux concitoyens. Mais il est assez probable que le remède de Sarkozy serait pire que la maladie ; et il est significatif que le troisième candidat battu, François Bayrou, alors qu'il a initialement refusé tout soutien à l'un ou l'autre candidat du second tour, se soit plaint du "goût de Sarkozy pour l'intimidation et les menaces".

Bayrou met en garde que Sarkozy "concentrera le pouvoir à un point jamais connu auparavant", ajoutant : "À travers son tempérament et les thèmes qu'il a choisis pour rassembler, il risque d'aggraver les déchirures du tissu social, notamment au moyen d'une politique qui avantage les plus riches". Bayrou, qui représente une grosse portion du vote de revirement qui décidera de l'élection de dimanche prochain, critique la propension de la socialiste Ségolène Royal pour "l'intervention d'Etat", mais il ne la blâme pas vraiment personnellement.

Vu de l'extérieur, il me semble - et je ne suis pas en train d'envoyer un message du genre Skibbereen Eagle - que cette élection arrive à un moment crucial dans ce qui est devenu aujourd'hui un débat économique quasi mondial concernant les différents modèles du capitalisme. Et les camps de Sarkozy et de Royal seraient bien inspirés de lire l'article fascinant paru dans le dernier numéro du Cambridge Journal of Economics, écrit par l'ancien économiste de la Banque d'Angleterre, Micha Panic, intitulé : "L'Europe a-t-elle besoin d'une réforme néolibérale ?"[1]

Dans la mesure où de telles économies "anglo-saxonnes", comme celles des Etats-Unis et du Royaume-Uni, "font mieux" que la France et d'autres, il faut probablement en chercher la principale explication dans les politiques macroéconomiques beaucoup plus permissives poursuivies par la Réserve Fédérale et la commission de la politique monétaire de la Banque d'Angleterre. Mais ce que Panic montre, dans un tableau couvrant tout, du PIB par habitant aux dimensions de la pauvreté, de l'inégalité, de l'espérance de vie, de la sécurité économique, de la population pénitentiaire et de la "confiance sociale" (c'est à dire le pourcentage de ceux qui font confiance à la plupart des gens), est que "les économies industrielles les plus performantes au début du 21ème siècle sont celles qui ont le moins en commun avec le modèle néolibéral".

L'Europe en général et les démocraties scandinaves en particulier se détachent comme étant des économies efficaces au sens social large. Panic fait remarquer que c'est vraiment lorsque des pays tels que la Suède flirtent avec le néolibéralisme à la mode que leurs économies commencent à avoir des problèmes. "Presque 90% des employés suédois et plus de la moitié en Norvège sont syndiqués. Ces deux pays ont de hauts niveaux de protection salariale et d'impôts sur le revenu", note-t-il. Mais cela n'empêche pas la poursuite de ce qui est connu comme des "politiques actives du marché du travail". Vraiment, la Suède et la Norvège - avec la Suisse, qui n'est pas un pays scandinave - ont "le plus haut taux d'emploi et le plus bas taux d'inactivité des économies les plus avancées du monde".

La dépense de la Suède dans l'assistance à la mobilité professionnelle et à la mobilité géographique du travail est la plus élevée par tête d'habitant parmi les pays les plus riches. Et les Etats-Unis et le Royaume-Uni dépensent moins pour de telles améliorations. Panic conclut que, quel que soit le modèle de capitalisme, "la croissance économique ralentit et le chômage augmente si un pays adopte l'approche classique de la gestion économique prêchée par les néolibéraux. Par contraste… l'approche keynésienne de la gestion macroéconomique… améliorera la performance économique." Aussi : "Ces modèles de capitalisme qui donnent une haute priorité au bien-être social, à la solidarité et à la confiance ont un avantage important pour minimiser l'impact d'un environnement stagnant sur le bien-être économique."

On ne peut pas, soit dit en passant, s'empêcher de remarquer que beaucoup de ces commentateurs qui ont enterré l'économie allemande face au double choc de la réunification et de l'adoption de la monnaie unique ont à présent quelques hésitations. L'Allemagne a peut-être "rafraîchi" l'économie sociale de marché sur les bords, elle ne l'a pas abandonnée.

Lorsqu'il a rejeté le traité constitutionnel proposé il y a deux ans, l'électorat français est apparu être aussi concerné par les aspects les plus turbulents du libéralisme économique que par les menus détails d'une proposition ayant pour objectif essentiel de permettre à une Union Européenne beaucoup plus grande de fonctionner plus efficacement. Ces inquiétudes sont toujours là et les fans de Sarkozy ne font que les agiter. Il est possible que Sarkozy soit du fond du cœur plus un nationaliste que le libéral économique que l'on perçoit en lui ; il est certainement beaucoup de choses pour beaucoup de gens. Mais, par-dessus tout, ce que les Français recherchent comme président - au contraire d'un Premier ministre ou d'un ministre - est un chef calme et digne, pas quelqu'un aussi frénétiquement dérangeant que Sarkozy.

Bien que ce ne soit pas le Skibbereen Eagle qui parle, on regardera l'élection de dimanche prochain avec passion.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]

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Notes :

[1] Micha Panic, L'Europe a-t-elle besoin de réformes néolibérales ?