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Lorsque la liberté d'une personne heurte les valeurs d'une autre,
il n'est pas évident de déterminer où se situe l'impératif moral

     Le droit à la liberté d'expression justifie-t-il
la publication des caricatures danoises?
    Par Philip Hensher et Gary Younge
The Guardian , samedi 4 février 2006

Pour Philip Hensher : c'est Oui

La première chose à dire au sujet des caricatures contestées publiées par un journal danois en septembre dernier est que certaines d'entre elles sont vraiment offensantes. Le Jyllands-Posten s'est emparé de l'affaire d'un auteur danois qui n'arrivait pas à trouver un illustrateur pour son ouvrage sur le prophète Mahomet. Ce journal, présentant cela comme une affaire d'autocensure, a demandé à 12 caricaturistes de représenter le prophète, et celle qui a causé une terrible offense montre le prophète portant un turban cachant une bombe dont la mèche allumée est prête à exploser.

Le dessinateur ne peut pas être accusé d'ignorance ou de ne pas avoir fait de recherches — il a scrupuleusement transcrit un verset du Coran sur le turban — et il n'y a aucun doute sur le caractère offensant de cette caricature. Non seulement pour les Musulmans, mais pour tous ceux qui apprécient le débat honnête. Il n'est tout simplement pas juste de dire que, à partir de son fondement, l'Islam conduirait inévitablement aux attaques suicides, voire même que les enseignements de son fondateur portent une responsabilité dans ce genre particulier d'atrocités.

Cette accusation, si elle était portée contre toute religion ou toute école séculière de pensée ayant engendrée des disciples violents — disons, une image comparable de Marx ou peut-être de Darwin —, serait dans la plupart des cas tout aussi offensante et fausse. Dans le cas dont nous parlons ici, il y a une offense spéciale et délibérée contre les Musulmans parce que leur religion contient un édit spécial contre de telles représentations.

Mais, qu'une action soit engagée, dans une démocratie occidentale, contre un argument simplement faux ou contre une offense causée délibérément, aussi grande soit-elle, est une autre question. Il est difficile de considérer qu'une offense personnelle devrait servir de base pour une action en justice dans un Etat professant son engagement à la liberté d'expression. L'Etat prend une position pour dire si une offense personnelle est légitime ou si elle menace d'empiéter sur la liberté d'autrui, position basée principalement en fonction du caractère général de l'offense ou de son caractère portant atteinte à une partie de la communauté. Les caricatures danoises n'offensent-elles que des personnes isolées ? Ou attaquent-elles tous ceux qui se disent musulmans, ce qui les placeraient, au Royaume-Uni, sous le coup de la loi contre l'incitation à la haine religieuse ?

Ces caricatures sont presque certainement ressenties différemment par un Musulman vivant dans une démocratie occidentale que par celui vivant dans le monde musulman. Il est aisé de ressentir de la sympathie pour un Musulman vivant au Danemark qui se sentirait directement persécuté par ces images. Le Musulman de Copenhague interviewé dans le Guardian d'hier avait certainement un bon argument lorsqu'il les a comparés aux commentaires d'un député danois qui a apparemment traité les Musulmans "le cancer du Danemark". De nombreuses personnes qui vivent dans sa situation ont des vies difficiles et de telles images ne feront pas beaucoup avancer les choses.

Mais malgré toute la sympathie que l'on doit éprouver envers des gens dans cette situation éprouvante, l'utilisation des caricatures danoises qui a été faite dans le monde musulman doit être contestée. Partout dans le monde, la campagne anti-danoise est utilisée par des groupes politiques islamistes pour rallier le soutien à des causes extrémistes. Le but d'un grand nombre de ces groupes est, par la pression, de limiter la liberté d'expression en occident sur les questions religieuses et de la supprimer totalement chez eux.

On oublie souvent à quel point la législation occidentale est encore considérée dans le monde entier comme un modèle de bonne pratique ; et, pour cette seule raison, notre liberté de parole, même lorsqu'elle est exercée dans le but d'offenser, même si elle est mal utilisée, ne peut pas être érodée. Pour prendre un exemple : au Bangladesh en 1994, une tentative d'introduire une loi limitant ce qui peut être dit sur les sujets religieux a été faite. Elle n'est pas passée parce qu'il fut soutenu que ces termes ne trouvaient pas d'équivalent dans les lois de quelque démocratie que ce soit. La nouvelle loi britannique sur l'incitation à la haine raciale, même dans sa forme limitée, ôte cette défense des voix libérales extérieures à l'Europe.

Le débat sur un grand nombre de sujets est déjà sévèrement limité dans le monde musulman. Lorsqu'on lit le tout nouveau et brillant livre de Robert Irwin, For Lust of Knowing: The Orientalists and their Enemies [Pour la soif de savoir : Les Orientalistes et leurs Ennemis], cela constitue un véritable choc d'apprendre que des travaux érudits sérieux menés par des historiens sur les premières années de l'Islam ont dû être exprimés en langage codé, de crainte que cela les croyants se sentent insultés par la contradiction des idées reçues. Il est improbable qu'un journal dans un pays musulman veuille jamais commander une caricature selon les lignes éditoriales danoises. Mais ici, nous parlons vraiment de groupes, même dans des pays musulmans relativement libéraux, qui veulent resserrer beaucoup plus les limites du débat autorisé qu'elles ne le sont actuellement.

En pratique, notre liberté d'expression n'est pas sérieusement menacée. Les caricaturistes seront probablement attentifs à exercer le bon goût dans de tels domaines, comme ils le font déjà sur des sujets similaires — par exemple, lorsqu'il croque un politicien israélien ou juif, un caricaturiste évitera probablement les critères de haine de la caricature antisémite. Après les boycotts et quelques mots ayant l'air noble, nous continuerons probablement à peu près comme avant.

Et c'est certainement la meilleure à faire. Si les forces antidémocratiques du monde musulman peuvent utiliser d'une façon aussi percutante un dessin publié dans un petit pays d'Europe, tout signe de restriction de notre part les encouragerait encore plus. Tous ceux, dans le monde Musulman, qui défendent la liberté d'expression, sur les sujets religieux ou autres, ne peuvent regarder que dans une seule direction : vers l'Ouest. Nous devrions prendre en compte certaines factions du monde musulman qui considéreraient des restrictions législatives de notre part comme une partie d'une victoire plus grande.

Philip Hensher est notamment l'auteur de "L'Empire du Mûrier" [The Mulberry Empire: The Two Virtuous Journeys of the Amir Dost Mohammed Khan]


Pour Gary Younge: c'est Non

En janvier 2002, le New Statesman a publié en couverture une étoile de David en or et scintillante s'empalant sur le drapeau britannique, avec les mots "Une conspiration cachère ?" Cette couverture fut très largement et condamnée à juste titre comme étant antisémite. Ce n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Elle jouait sur de vils stéréotypes de cabales juives accaparant l'argent pour saper le pays dans lequel ils vivent. Certains l'on mis sur le compte d'un manque de jugement éditorial. Mais beaucoup l'ont vu non comme une aberration mais comme faisant partie d'une tendance — plus cinglante dans son attaque contre les Juifs de la part de la gauche libérale.

Le groupe autoproclamé "Action Against Anti-Semitism" a défilé jusqu'aux bureaux du Statesman pour exiger la publication d'excuses. Ce qui a fini par être fait. Le rédacteur en chef de l'époque, Peter Wilby, confessa plus tard qu'il n'avait pas apprécié "les sensibilités historiques" des Juifs de Grande-Bretagne. Je ne me rappelle pas de discussions sur un clash des civilisations dans lequel les valeurs juives étaient en contradiction avec les traditions occidentales de la liberté d'expression ou de la démocratie. Je n'ai pas souvenir non plus de rédacteurs en chef à travers l'Europe se précipitant pour reproduire cette couverture en solidarité.

Il est sûr que la raison pour laquelle la réponse musulmane aux 12 caricatures publiées par Jyllands-Posten en septembre dernier devrait être traitée différemment en dit long. Il semble que l'on soit quasi universellement d'accord pour dire que ces caricatures sont offensantes. Il devrait y avoir aussi un accord universel disant que ce journal a le droit de les publier. Lorsque l'on en vient à la liberté d'expression, la gauche libérale ne devrait pas sacrifier ses valeurs d'un iota à ceux qui recherchent la censure pour des motifs religieux, que ce soit les Evangélistes américains, les Catholiques irlandais ou les Musulmans danois.

Mais la liberté d'expression n'équivaut ni à une obligation d'offenser ni à un devoir d'être insensible. Il n'y a aucune contradiction entre soutenir le droit d'une personne de faire quelque chose et de les condamner pour l'avoir faite. Si notre engagement à la liberté d'expression est important, notre croyance en l'antiracisme ne devrait pas être moindre. Ces caricatures ne s'adressent pas à des sensibilités historiques, mais à des sensibilités modernes. En Europe, les Musulmans sont aujourd'hui sujets à une discrimination routinière sur la base qu'ils sont suspectés d'être des terroristes, et le Danemark est un des pays d'Europe à la politique d'immigration la plus draconienne. Ces caricatures ne servaient qu'à aggraver un tel préjugé.

Le droit d'offenser doit s'accompagner d'au moins un droit et une responsabilité qui en découlent. Si les journaux ont le droit d'offenser, alors leurs cibles ont le droit de se sentir offensées. De plus, si vous êtes assez intrépide pour offenser une communauté, alors vous devriez assez hardi pour résister aux conséquences, tant que cette communauté exprime son mécontentement dans le respect de la loi.

Jusqu'à présent, cela a été le cas. Malgré des actes isolés de violence qui devraient être condamnés, l'écrasante majorité des protestations a été pacifique. Plusieurs Nations arabes et musulmanes ont rappelé leurs ambassadeurs du Danemark. Il y a eu des manifestations à l'extérieur des ambassades. Pendant ce temps, selon le consul du Danemark à Dubaï, le boycott des produits danois dans le Golfe a coûté $27 millions [22 M€] au pays.

Il a fallu quatre mois pour que le rédacteur en chef du Jyllands-Posten fasse des excuses. C'était sa décision. S'il n'était pas sincèrement désolé, alors il n'aurait pas dû le faire ; s'il l'était alors, il aurait dû le faire plus tôt. Etant donné que cela a pris un mois supplémentaire pour la situation se détériore à ce point, ces récentes manifestations peuvent difficilement être décrites comme étant inconsidérées.

"C'est une histoire bien plus grave que la simple question de ces 12 caricatures dans un petit quotidien danois", a déclaré Flemming Rose (le rédacteur en chef des pages culture du Jyllands-Posten) au New York Times. Ce n'est que trop vrai, mais ce n'est la même histoire que ce que pense Rose. Rose a déclaré : "Il s'agit d'une question d'intégration et de savoir jusqu'où est compatible la religion islamique avec une société laïque moderne — tout ce que l'immigrant doit abandonner et tout ce que la culture d'accueil doit faire comme compromis".

Rose étale son ignorance à la fois sur la société laïque moderne et sur le rôle de la religion dans cette société. La liberté de la presse n'a jamais été sacro-sainte en Occident. L'année dernière, l'Irlande a banni le film "Boy Eats Girl" à cause d'une mise en image de scènes de suicide ; le livre de Madonna "Sex" ne fut autorisé qu'en 2004. Les conseils d'établissements scolaires américains interdisent régulièrement les ouvrages d'Alice Walker,JK Rowling et de JD Salinger. On devrait s'opposer à de telles mesures, mais pas d'une façon qui condamne tous les Catholiques ou les Protestants pour leur intolérance inhérente ou leur incapacité à comprendre la satire.

En même temps que ce débat fait rage, David Irving est en prison en Australie, condamné pour avoir nié l'Holocauste dans un discours qu'il a prononcé il y a 17 ans ; l'ecclésiastique musulman Abou Hamza est en procès actuellement à Londres pour incitation à la haine raciale ; et, un appel a été ordonné pour rejuger le chef du Parti National Britannique (British National Party) sur les mêmes accusations. La question n'a jamais été de savoir si vous placez une ligne déterminant ce qui acceptable ou non, mais la question est de savoir où vous la placez. Rose et les autres pensent clairement que les Musulmans, à cause de leur religion, se trouvent du mauvais côté de la ligne.

En conséquences, ils sont diffamés deux fois : une fois par les caricatures, et une nouvelle fois parce qu'ils exercent leur droit de protester. La réponse enflammée à leur protestation me rappelle la citation de Steve Biko, le nationaliste noir d'Afrique du Sud : "Non seulement les blancs nous bottent les fesses ; ils nous disent comment réagir lorsqu'ils le font".

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon


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