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Une rebuffade de la part de Ségolène Royal

Par Daniel Ben Simon
Haaretz, 6 décembre 2006

article original : "A snub from Segolene Royal"
"Pour agir comme l'AIPAC, le CRIF en paye le prix"

Ce fut un moment très embarrassant. La scène : le hall de l'Hôtel King David à Jérusalem. Les acteurs : le porte-parole de Ségolène Royal, Julien Dray, et un représentant du CRIF, l'association de tutelle de la communauté juive en France. "Je n'ai rien à vous dire !", a dit Dray avec véhémence au représentant de la communauté juive, tout surpris. "Vous avez vendu votre âme à l'autre camp ; n'attendez rien de nous ! Retournez vers votre ami Nicolas Sarkozy ; c'est votre maître !"

Le représentant du CRIF a essayé de toute sa force de convaincre Dray que son organisation adopte une position absolument objective vis-à-vis de la campagne présidentielle en France. Mais Dray s'en est tenu à ses idées. "Vous paierez cher votre partialité", a-t-il poursuivi d'un ton ferme. "Ségolène sera présidente et vous devrez prier pour qu'elle vous reçoive en entretien".

Cet incident s'est produit dimanche soir, quelques minutes avant l'entretien de Royal avec des journalistes sur ce qu'elle considérait comme une visite réussie en Israël. Dray, un membre influent du parlement au sein du Parti Socialiste, a exprimé la colère qui s'est accumulée dans le camp de Royal contre la communauté juive et spécialement contre l'organisation dirigée par Roger Cukierman.

C'est un secret de Polichinelle que les Juifs, en tant que corps constitué, ont fait acte d'allégeance au candidat de la droite, Sarkozy. À chaque occasion, ils manifestent de l'enthousiasme à son égard, dans l'intention de donner l'impression qu'ils le soutiennent dans la course à la présidentielle.

C'est la raison pour laquelle, ces derniers mois, Royal n'a pas accepté d'invitation de rencontrer les chefs de cette organisation. C'est aussi la raison pour laquelle elle a ignoré leur existence lorsqu'elle a décidé à la dernière minute de faire un saut en Israël et la raison pour laquelle le porte-parole du parti s'est adressé au représentant de cette organisation comme s'il était un lépreux.

Dans le passé, les dirigeants français en visite en Israël emmenaient avec eux un représentant du CRIF, pour démontrer leur lien avec les Juifs. Royal s'est rendue en Israël avec sa propre équipe et a laissé les gens de cette organisation impuissants. Au début, le CRIF l'a dédaignée et l'a considérée comme une impromptue entrée par hasard dans cette bataille de titans. Plus tard, lorsqu'elle a commencé à prendre du poids, ils ont envoyé des signaux à son camp pour créer les conditions d'un rapprochement. Lorsqu'elle a vaincu les hommes de son parti lors des primaires, les dirigeants du CRIF ont réalisé qu'ils avaient perdu leur pari. Après qu'ils eurent récupéré du choc causé par sa victoire, ils ont été certains que dans la course finale, leur poulain, Sarkozy, la vaincrait les doigts dans le nez. Et à présent, les derniers sondages indiquent une course serrée avec un léger avantage pour Royal.

Que devrait-ils donc faire ? Ils essayent d'entreprendre une retraite élégante et de signaler au camp de Royal que les Juifs, en réalité, n'ont pas encore décidé du candidat qu'ils préfèrent. Toutefois, il est possible que le ralliement du CRIF à Sarkozy ait déjà créé une crise de confiance profonde avec le camp de Royal.

Cela s'est toujours produit, lorsque la France se retrouve face à des décisions majeures, que les Juifs essayent d'apparaître comme neutres. Dans une tentative désespérée de ne pas se laisser entraîner par les principales forces politiques, ils ont essayé d'adopter une politique gardant les options ouvertes dans leurs contacts avec les deux partis principaux.

Cependant, ces derniers temps, ils ont été pris d'un désir profond de ressembler à l'AIPAC, l'American Israel Public Affairs Committee [le Comité Américain aux Affaires Publiques d'Israël]. Pendant des années, ce lobby américain s'est élevé comme un mur défensif derrière les vues guerrières d'Israël. Les dirigeants de la droite [israélienne] ont été accueillis en héros lors de ses conférences, alors que les dirigeants de la gauche [israélienne] ont plaidé en vain pour recevoir un traitement similaire.

Les dirigeants du CRIF ont pris une initiative et ils ont compris que cela avait un prix. "Cela ne nous est jamais arrivé que nous n'ayons pas de lien avec quelque personne clé que ce soit dans un quartier général de campagne d'un candidat", a admis un responsable de cette organisation.

C'est pour cette raison qu'ils essayent de se rendre en pèlerinage vers Julien Dray, afin qu'il puisse baliser pour eux un chemin vers le cœur de la candidate. Cependant, Dray, un Juif déclaré et ardent supporter d'Israël, dont le frère est médecin ici, leur a tourné le dos.

Il ne faut pas s'étonner alors, que les premiers à proférer des accusations contre Royal à la suite de sa visite en Israël ont été les dirigeants du CRIF. Tandis qu'en Israël, les officiels lui ont pardonné son faux pas au Liban et qu'ils ont considéré cette erreur comme celle d'un débutant, les dirigeants du CRIF l'ont attaquée pour avoir osé rencontrer un représentant du Hezbollah. Le CRIF a émis une déclaration incendiaire la condamnant, dans laquelle il rappelle à Royal que l'organisation chiite est responsable de meurtres de masse et que sa station de radio diffuse l'antisémitisme. Tout est acceptable dans la guerre - et les deux camps affûtent leurs épées en prévision de la continuation du combat.

Cette situation ne travaille pas en faveur des Juifs français, ni en faveur d'Israël et des relations entre les deux pays. Le CRIF avait acquis de l'importance parce qu'il apparaissait comme un pont au-dessus des eaux turbulentes de la politique française. C'est la raison pour laquelle les anciens du pays, quel que soit leur camp, se donnaient la peine d'accepter toutes les invitations à paraître devant ses membres, en sachant que cette organisation juive est une institution française qui s'élève au-dessus des querelles politiques.

Mais il y a là un autre risque inhérent. Lorsque l'alliance des Juifs avec le candidat de droite à la présidence deviendra un fait avéré, les électeurs d'origine musulmane afflueront vers la candidate socialiste pour servir de contrepoids aux Juifs. Dans la mesure où les Juifs attendront un retour pour leur soutien à Sarkozy, les Musulmans attendront un retour similaire pour leur soutien à Royal. Si cela se produit, la distance entre les deux communautés dans laquelle elles se sont déjà laissées entraîner, risque de s'élargir un peu plus.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]