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Libérez-les, maintenant !

Par Gideon Levy
Haaretz, dimanche 10 septembre 2006
article original : "Free them, now"

Si j'étais le père - Dieu merci, ce n'est pas le cas ! - d'un des soldats qui ont été enlevés vers le Liban ou Gaza, j'élèverais farouchement la voix aussi fort que possible et dirais au gouvernement : Libérez les prisonniers, maintenant !

Les parents des soldats enlevés se sont abstenus jusqu'à présent d'exprimer en public de telles exigences. À la place, ils ont concentré leurs protestations contre la levée du siège du Liban. Ne serait-ce que ce week-end, ont-ils enfin émis un appel pour négocier avec le Hezbollah ? À cause de leur souffrance, on ne peut pas les juger, mais on peut leur dire ce qui suit : Ni la guerre, ni les sièges ne libèreront vos enfants. La seule manière de les libérer est de libérer un grand nombre de prisonniers libanais et palestiniens. Noam Shalit, le père de Gilad, pense-t-il que le bombardement de ponts et de la centrale électrique de Gaza a fait avancer d'une quelconque façon la libération de son fils ? Ou sait-il que cela n'a fait que causer plus de souffrance et de haine ? Est-ce que Shlomo Goldwasser, le père d'Udi, pense que la destruction et le siège du Liban conduiront à la libération de son fils ?

On devrait aussi poser cette question aux dizaines de milliers de manifestants qui se sont réunis sur la Place Rabin il y a quelques jours : Que voulez-vous exactement ? Rebattre les oreilles aux gens avec émotion mais inutilement ou conduire à la libération de ces garçons ? Eux aussi auraient dû exiger sans détours la libération des prisonniers. Israël doit décider de quel côté il se dirige. Soit Israël annonce qu'il ne conduira pas de négociations pour la libération des prisonniers, comme l'a fait le Premier ministre avec beaucoup de bravade lorsque la guerre a éclaté, et, alors, chaque soldat et chaque mère hébreu sauront que si un soldat tombe en captivité (que Dieu nous en préserve !), l'Etat l'abandonnera à leurs lamentations ; ou bien ils sauront que l'Etat fera tout ce qui est possible pour récupérer le soldat enlevé. "Tout ce qui est possible" signifie en payer le prix. Il n'y a pas d'autre alternative.

L'affaire Ron Arad aurait dû nous avoir enseignés une autre leçon importante : Manœuvrer rapidement. Ceux qui ne veulent pas voir dans 20 ans un autre film jauni devraient agir immédiatement. Ce qui peut être accompli maintenant pourrait ne plus être possible dans quelques mois.

Le film sur le Liban et ceux qui ont été enlevés, diffusé la semaine dernière, présente un miroir à la société israélienne. Il était soudainement possible de s'apercevoir qu'il y a des parents angoissés et aimants des deux côtés de la frontière. Les familles ne pleurent pas seulement en Israël, mais aussi au Liban et dans les territoires occupés, et avec cette même douleur terrible. Des deux côtés, des personnes ont été capturées. Nous et eux utilisons les mêmes méthodes pour essayer de libérer nos gars. Le Hezbollah et le Hamas ont enlevé des soldats israéliens, Israël a enlevé des civils libanais. Hassan Nasrallah a dit dans le film que l'enlèvement des soldats à Har Dov était la seule façon qu'il lui restait pour récupérer les Libanais enlevés. De quelle autre voie disposions-nous ? Israël a enlevé, le Hezbollah a enlevé, et les deux ont caché l'information sur le sort des personnes capturées. Le cercle vicieux doit être rompu.

Israël ne peut pas à la fois annoncer qu'il ne négociera pas et en même temps capturer 15 civils libanais ou la moitié du gouvernement palestinien et un quart de son parlement. Si Israël n'a pas l'intention de négocier, alors pourquoi organise-t-il des enlèvements ? Et si Israël s'apprête à négocier, pourquoi ne pas le dire franchement et mener des négociations rapidement et avec souplesse ? Si les civils libanais n'avaient pas été enlevés pour servir de monnaie d'échange, qui, de toute manière, n'a pas marché, peut-être que les soldats Omar Suwad, Adi Avitan et Benny Avraham n'auraient pas été enlevés. Et si Sami Kuntar avait été libéré de prison lors d'un précédent accord, après 27 ans passés dans une prison israélienne, peut-être que le Hezbollah n'aurait pas kidnappé Goldwasser et Eldad Regev. Il faut répondre honnêtement et courageusement à ces questions, au lieu de bravades et de fanfaronnades.

La question des prisonniers, pour raison de sécurité, n'est pas censée être soulevée seulement dans le contexte de la libération des soldats enlevés. Depuis longtemps Israël avait un intérêt à les libérer. Plus de 9.000 Palestiniens sont actuellement dans les geôles israéliennes ; c'est un chiffre cauchemardesque. Quiconque connaît les services de sécurité du Shin Beit et le système de la justice militaire peut assumer, sans prendre de risque, qu'une proportion significative d'entre eux est emprisonnée sans raison. La société israélienne ne demande même pas pourquoi tant de personnes sont en prison. Quelques 750 d'entre eux ont été détenus en prison sans procès pendant des mois et des années, en tant que détenus administratifs. C'est scandaleux ! Le nombre de mineurs, lui aussi, est cauchemardesque : quelque 300 garçons et jeunes, dont la moitié n'ont jamais eu de procès. Une société démocratique ne peut exister si elle refuse la liberté à tant de prisonniers, dont la faute principale était qu'ils combattaient l'occupation avec les moyens utilisés partout pour combattre les occupations, y compris par nous-mêmes dans le passé. Aux yeux de beaucoup de personnes dans le monde, certains sont considérés à juste titre comme des prisonniers politiques. Que sont les parlementaires palestiniens s'ils ne sont pas des prisonniers politiques ?

Mais ceci n'est pas une question de valeurs. C'est aussi une question d'intérêts. La libération d'un prisonnier pourrait apporter une bouffée d'oxygène. Dans les territoires, il ne doit pas y avoir beaucoup de familles qui n'ont pas au moins un fils en prison et il est difficile de décrire à quel point une société aussi meurtrie répondrait à un tel geste de la part d'Israël. Cela ne serait pas considéré comme de la faiblesse, mais comme de la générosité de la part de l'occupant. Quelqu'un comprend-il quelle sorte de changement politique vertigineux pourrait se développer si Marwan Barghouti, par exemple, était libéré ?

Aucune autre mesure que la libération des prisonniers pourrait changer l'atmosphère aussi rapidement. Par conséquent, il est temps d'exiger du gouvernement qu'il libère un grand nombre de prisonniers, comme partie des négociations et même comme un geste unilatéral. Nos fils rentreront à la maison, leurs fils rentreront chez eux, et, si nous montrons un peu de générosité, peut-être pourrons-nous tourner une nouvelle page et créer un peu d'espoir sur cette terre.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]