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Reconstruire le Liban

Aimez vos voisins !

par Adina Saperstein

Haaretz, 1er août 2006

En tant que Juifs, soutenant l'existence d'Israël et son droit à se défendre, il est temps pour nous de réfléchir au-delà du débat sur les tactiques [de guerre]. [Laissons de côté] le débat sur les tactiques employées pendant ces dernières semaines de conflit et tournons [à présent] notre attention vers la perspective de restaurer la stabilité au Liban et dans la région. Alors que les communautés juives lèvent d'importantes sommes d'argent pour venir en aide aux Israéliens déplacés, blessés ou qui ont perdu de la famille dans les attaques du Hezbollah, parce que nous sommes Juifs, nous devons aborder la crise humanitaire, qui résulte de l'invasion actuelle du Liban, à la fois moralement et sous un angle stratégique.

En tant que Juive américaine, travaillant dans le développement économique au Liban, je m'y suis retrouvée piégée pendant la première semaine de la guerre actuelle. Après cinq jours passés à regarder amis et collègues se faire piéger dans cette escalade entre Israël et le Hezbollah, j'ai eu la chance, le lundi 17 juillet, de faire partie des premiers Américains évacués.

Pendant notre évacuation, nous avons échangé entre nous les histoires sur nos activités au Liban : des projets anéantis par la violence. Il y avait une équipe de trois contractants en éco-tourisme, qui développaient un chemin de randonnée national traversant le Liban du Nord au Sud (comme le Chemin de Randonnée d'Israël, qui court de Nahariya à Eilat - lorsque j'ai entendu parler de ce projet pour la première fois, j'ai blagué qu'ils pourraient relier les deux). Il y avait Ethan, étudiant dans une école de commerce, qui aidait des petites entreprises liées au tourisme à développer des systèmes ICT. Il y avait Ginger, une fabricante de fromage volontaire venue de Californie, qui enseignait à des petits producteurs laitiers de la Vallée de la Bekaa comment fabriquer différentes sortes de fromages, multipliant ainsi par huit leurs revenus. Il y avait Andy, spécialiste de la pêche venu de Belize, qui aidait à développer l'industrie de la pêche pour répondre à la demande du marché local. Il y avait Laurie, une consultante pour l'adhésion à l'OMC. Une semaine auparavant, ces personnes menaient des initiatives pour mobiliser cette population libanaise et la rendre fiscalement autosuffisante. Une population du type de celle qui n'aurait pas besoin de dépendre du Hezbollah pour les services sociaux de base (auxquels le gouvernement est incapable de répondre).

Avec son économie qui a été détruite, sous blocus aérien et maritime, avec la destruction continue de son aéroport, de ses ports et des routes qui mènent à Beyrouth ainsi qu'à travers la Vallée de la Bekaa, avec les sérieux dégâts infligés à beaucoup d'entreprises, ainsi qu'aux commerces tels que supermarchés et restaurants, et l'anéantissement de l'industrie du tourisme, la croissance économique du Liban est retournée des années, voire des dizaines d'années en arrière.

Avant le 12 juillet, l'économie du Liban était dynamique et se développait rapidement. Les zones rurales s'intégraient avec des industries compétitives et les revenus de la population, dans tous les secteurs d'activité, étaient en hausse. Ce progrès dans le développement économique - surtout le développement rural dans le sud du Liban - réduit la dépendance au Hezbollah pour tout un éventail de services.

L'idée que la destruction de l'économie libanaise mobilisera d'une façon ou d'une autre la population civile libanaise contre le Hezbollah est une erreur de calcul déplorable. Au lieu de cela, avec l'économie du Liban en lambeaux (les dommages de ces deux dernières semaines sont déjà estimés à plusieurs milliards de dollars) et les communautés du sud-Liban dévastées, la guerre actuelle a galvanisé un soutien populaire autour du Hezbollah, parmi les dizaines de milliers de personnes qui seront encore plus dépendantes de son réseau de services sociaux. Dans de nombreuses régions du pays, le réseau social du Hezbollah a toujours été plus fort que le réseau limité du gouvernement (c'est l'une des principales sources de soutien et d'influence du Hezbollah). Et son réseau a toutes les chances de récupérer bien plus vite que celui du gouvernement. De plus, le ressentiment répandu dans la population libanaise vis-à-vis de cette destruction, qui affecte la vie de la population civile et l'économie comme un tout, mobilise une population libanaise plus large vers le Hezbollah - et ne l'en détourne pas - au-delà des divisions ethniques, religieuses et politiques.

La démarche cruciale pour inverser ce processus et reconquérir la possibilité de la paix avec un Liban souverain, politiquement et économiquement viable, consiste à assurer aux civils libanais, pris dans les feux croisés avec Israël, une réponse humanitaire rapide, suivie d'un effort intensif de reconstruction. Ces deux mesures doivent être mises en place de façon à assurer que les ressources soient canalisées par des entités qui ne soutiennent en aucune façon le Hezbollah. Tant l'aide que les efforts de reconstruction devraient être soutenus lourdement à la fois par Israël et ses supporters.

La directive "Aime ton voisin comme toi-même" a été interprétée avec le mot "voisins" défini comme étant ceux qui partagent nos systèmes de valeurs et de croyance. La plupart des Libanais partagent vraiment de profondes valeurs avec les Israéliens - un sens aigu de la victimisation et de la perte, une fierté nationale forte, une aspiration à pouvoir réclamer et garder un Etat souverain et pacifique, une horreur de la violence et du Hezbollah, qui les prend en otage des provocations et des attaques. À un niveau plus terre-à-terre, les Libanais partagent le désir de profiter des cafés, des plages et de la vie nocturne de Beyrouth - comme leurs voisins souhaitent profiter de tout cela à Tel Aviv.

Si nous permettons au ressentiment, vis-à-vis des dernières actions d'Israël, de s'installer parmi les millions de Libanais qui se retrouvent sans abri et dans le deuil jusqu'à en pourrir, nous perdrons nos voisins du Nord qui se retrouveront sous une domination encore plus forte du Hezbollah.

Alors, comme c'est démoralisant que la générosité des Juifs américains se concentre sur les besoins des frères et des sœurs en Israël et que pas une seule des principales organisations juives n'ait considéré investir en même temps dans l'aide humanitaire et la reconstruction du Liban ! Moralement, que nous soutenions ou que nous soyons en désaccord avec les actions d'Israël dans la bataille qu'elle livre contre le Hezbollah, nous devrions quand même ressentir de la compassion pour la souffrance immense de millions de Libanais qui ne soutiennent pas le Hezbollah. Sur un plan pragmatique, la stabilité d'Israël dans la région dépend en grande partie de ce que ses voisins arabes atteignent le même niveau de développement économique qu'Israël.

En tant que supporters d'Israël, il nous incombe de contribuer à ce processus si nous souhaitons voir la paix dans cette région au cours de notre vie.

Adina Saperstein est consultante en développement économique, spécialisée dans le Proche-Orient.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]