Quelle sorte de Français sont-ils Par Dror Mishani et Aurelia Smotriez Ha'aretz
le 17 novembre 2005
Alain Finkielkraut. "Lorsqu'un Arabe met le feu à une école, on dit que c'est de la rébellion. Lorsqu'un Blanc le fait, on appelle cela du fascisme. Je suis 'daltonien'. Le mal est le mal, quelle que soit sa couleur. Et ce mal, pour le Juif que je suis, est complètement intolérable". (Hannah/Opale)
PARIS — Lorsque nous avons rencontré Alain Finkielkraut, un soir, à l'élégant café parisien Le Rostand, dont l'intérieur est décoré par représentations orientales et dont la terrasse fait face aux Jardins du Luxembourg, la première chose que le philosophe Juif-Français nous a dite fut : "J'ai entendu dire que Haaretz a publié un article s'identifiant aux émeutes".
Cette remarque, prononcée avec quelque véhémence, résume assez bien les sentiments qu'éprouve Finkielkraut — l'un des philosophes les plus en vue en France de ces 30 dernières années — depuis les violentes émeutes qui ont éclaté le 27 octobre dans les banlieues pauvres de Paris et qui se sont répandues aux banlieues similaires de tout le pays à une vitesse surprenante. Il a suivi les événements dans les médias ; il s'est tenu informé de tous les reportages et commentaires, et il a été scandalisé par tous les articles montrant de la compréhension ou s'identifiant aux "les rebelles" (et dans la presse française, il y en a plein). Alain Finkielkraut a beaucoup de choses à dire, mais il semble que la France n'est pas prête à entendre — que sa France a déjà cédé au discours aveugle, "erroné", qui cache la vérité crue de cette situation. Les choses qu'il nous a dites lors de notre conversation, et il a insisté sur ce point à plusieurs reprises, ne sont pas les choses qu'il peut encore dire en France. Il est impossible aujourd'hui, voire même dangereux, de dire ces choses en France.
C'est vrai, dans le débat intellectuel vif qui s'est tenu dans les pages des quotidiens français depuis le début des émeutes — un débat auquel les esprits les plus distingués ont participé, Finkielkraut est une voix déviante, voire très déviante. Tout d'abord, parce que cette voix n'est pas celle d'un membre du Front National de Le Pen, mais celle d'un philosophe autrefois considéré comme l'un des porte-parole les plus éminents de la Gauche française — de cette génération de philosophes qui ont vu le jour à l'époque de la révolte estudiantine de mai 68.
Dans la presse française, les émeutes des banlieues sont principalement perçues comme le résultat d'un problème économique, une réaction violente à la détresse et à la discrimination économiques. En Israël, en comparaison, il y a parfois une tendance à considérer les émeutes comme une violence d'origine religieuse ou du moins ethnique — c'est à dire comme faisant partie de la lutte islamique. Où vous situeriez-vous par rapport à ces positions ?
Finkielkraut : "En France, on aimerait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les voir comme une révolte des jeunes des banlieues contre leur situation, contre la discrimination dont ils souffrent, contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont des Noirs ou des Arabes avec une identité musulmane. Regardez ! En France il y a aussi des immigrés dont la situation est difficile — des Chinois, des Vietnamiens, des Portugais — et ils ne prennent pas part aux émeutes. C'est pourquoi il est clair que cette révolte a un caractère ethnique et religieux.
"Quelle en est l'origine ? S'agit-il de la réponse des Arabes et des Noirs au racisme dont ils sont les victimes ? Je ne le crois pas, parce que cette violence avait des signes avant-coureurs très troublants qui ne peuvent pas être réduits à une pure réaction au racisme français.
"Par exemple, prenons les incidents lors du match de foot qui a eu lieu entre la France et l'Algérie il y a quelques années. Ce match se déroulait à Paris, au Stade de France. Les gens disent que l'équipe nationale française est admirée par tous parce qu'elle est black-blanc-beur. En fait, l'équipe de France est aujourd'hui black-black-black, ce qui provoque des ricanements dans toute l'Europe. Si vous faites remarquer cela en France, on vous jète en prison, mais il est toutefois intéressant de noter que l'équipe nationale de football est composée presque exclusivement de joueurs noirs.
"De toute façon, cette équipe est perçue comme le symbole d'une société ouverte, multiethnique, etc. La foule dans le stade, des jeunes gens d'origine algérienne, ont hué cette équipe pendant tout le match ! Ils ont aussi sifflé l'hymne national, la 'Marseillaise', et le match a été arrêté lorsque des jeunes sont entrés sur le terrain avec des drapeaux algériens.
"Et ensuite il y a les paroles des chansons de rap. Des paroles très troublantes. Un véritable appel à la révolte. Il y en a un qui s'appelle 'Dr R.', je crois, qui chante : 'Je pisse sur la France, je pisse sur De Gaulle', etc. Il y a des déclarations de haine très violentes contre la France. Toute cette haine et cette violence se font à présent jour dans les émeutes. Les considérer comme une réponse au racisme français est être aveugle à une haine plus vaste : la haine de l'Occident, occident considéré comme responsable de tous les crimes. À présent, la France est exposée à cela".
En d'autres termes, pour vous, les émeutes ne s'adressent pas directement à la France mais à tout l'Occident ?
F. :"Non, elles s'adressent à la France en tant qu'ancienne puissance coloniale, à la France en tant que pays européen. À la France, avec sa tradition chrétienne ou judéo-chrétienne".
'Pogrom anti-républicain'
Alain Finkielkraut, 56 ans, a parcouru un long chemin depuis les événements de mai 68 jusqu'aux émeutes d'octobre 2005. Diplômé de l'une des principales institutions des intellectuels français, l'Ecole Normale Supérieure, Finkielkraut était identifié, au début des années 70, à un groupe connu sous le nom des 'nouveaux philosophes' (avec Bernard Henri-Lévy, André Glucksman, Pascal Bruckner et d'autres) — de jeunes philosophes, dont beaucoup sont juifs, qui ont opéré une rupture décisive avec l'idéologie marxiste de mai 68 et avec le Parti Communiste Français, et dénoncé son impact sur la culture et la société françaises.
En 1987, il a publié son livre "La Défaite de la Pensée", dans lequel il décrit son opposition à la philosophie post-moderniste, avec son gommage des frontières entre les cultures nobles et mineures et son relativisme culturel. Ainsi, il a commencé à être taxé de philosophe "conservateur" et de critique virulent des courants multiculturels et post-coloniaux, comme quelqu'un qui prêchait le retour aux valeurs républicaines de la France. Finkielkraut a été l'un des défenseurs les plus acharnés de la loi controversée interdisant le voile à l'école, loi qui a fait beaucoup de bruit en France ces dernières années.
A la longue, il est aussi devenu le symbole de "l'intellectuel engagé", comme Jean-Paul Sartre en était l'illustration après la guerre — un philosophe qui ne s'abstient pas de participer à la vie politique, mais qui, au contraire, écrit dans les journaux, donne des interviews et se dédie aux causes humanitaires, comme celles de mettre fin au nettoyage ethnique en Bosnie ou au massacre du Ruanda. Le danger auquel il espère barrer la route, à la lumière des récentes émeutes, est la haine grandissante contre l'Occident et sa pénétration dans le système éducatif français.
Pensez-vous que la source de cette haine de l'Occident, parmi les Français qui ont pris part aux émeutes, se trouve dans la religion, dans l'Islam ?
F. :"Nous devons être clairs là-dessus. Il s'agit d'une question très difficile et nous devons nous efforcer de garder un langage de vérité. Nous avons tendance à avoir peur de la vérité, pour des raisons 'nobles'. Nous préférons dire 'les jeunes' que 'les Noirs' ou 'les Arabes'. Mais la vérité ne peut pas être sacrifiée, aussi nobles qu'en soient les raisons. Et bien sûr, nous devons aussi éviter de généraliser : Il ne s'agit pas des Noirs ou des Arabes dans leur ensemble, mais de certains Noirs et de certains Arabes. Et, bien sûr, la religion — pas la religion en tant que telle, mais en tant que point d'ancrage identitaire, si vous voulez — y joue un rôle. La religion, telle qu'on la voit sur Internet, sur les chaînes de télévision arabes, sert de point d'ancrage identitaire pour certains de ces jeunes. "Contrairement à d'autres, je n'ai pas parlé d'une 'Intifada' des banlieues, et je ne pense pas que ce vocable doive être employé. Mais j'ai découvert qu'ils envoient les plus jeunes en première ligne dans la lutte. Vous avez observé cela en Israël — on envoie les plus jeunes en première ligne parce qu'il est impossible de les mettre en prison lorsqu'ils sont arrêtés. Pourtant, ici, il n'y a pas d'attentats à la bombe et nous en sommes à un stade différent : Je pense que nous en sommes au stade du pogrom antirépublicain. Il y a des gens en France qui haïssent la France en tant que république."
Mais pourquoi ? Pour quelle raison ?
F. :"Pourquoi des parties du monde arabo-musulman ont-elles déclaré la guerre à l'Occident ? La république est la version française de l'Europe. Ils, et ceux qui la justifient, disent que cela provient de la fin du colonialisme. Ok, mais on ne doit pas oublier que durant l'ère de la loi coloniale l'intégration des travailleurs arabes en France était plus facile. En d'autres termes, il s'agit de haine à retardement.
"Nous sommes les témoins d'une radicalisation islamique qui doit être expliquée dans son ensemble avant d'en venir au cas de la France. [Nous avons affaire] à une culture qui, au lieu de s'occuper de ses problèmes, cherche un coupable extérieur. C'est plus facile de rechercher un coupable extérieur. Il est tentant de vous dire qu'en France on vous néglige, et de dire, 'Donnez-moi ! Donnez-moi !' Cela n'a marché pour personne. Cela ne peut pas marcher".
Etat d'esprit post-colonial
Mais ce qui semble déranger Finkielkraut, encore plus que cette "haine de l'Occident", est ce qu'il voit comme étant son internalisation dans le système éducatif français, ainsi que son identification de la part d'intellectuels français. De son point de vue, cette identification et cette internalisation — qui s'expriment par des démonstrations de compréhension des sources de violence et par l'état d'esprit post-colonial que le système éducatif permet — menacent non seulement la France dans son ensemble, mais aussi le pays des Juifs, parce qu'ils créent une infrastructure pour ce nouvel antisémitisme.
F. : "Aux Etats-Unis, aussi, on est témoin de l'islamisation des Noirs. Ce fut Louis Farrakhan, en Amérique, qui affirma pour la première fois que les Juifs ont joué un rôle central dans la création de l'esclavage. Et le principal porte-parole de cette théologie en France est Dieudonné [l'artiste noir de one-man show, qui a soulevé l'indignation pour ses déclarations antisémites — D.M.]. Aujourd'hui, c'est lui le vrai chef de file de l'antisémitisme en France, pas le Front National de Le Pen.
"Mais en France, au lieu de combattre ce genre de propos, on fait en réalité ce qu'il demande : changer l'enseignement de l'histoire coloniale et de l'histoire de l'esclavage dans les écoles. À présent, on enseigne l'histoire coloniale comme une histoire exclusivement négative. Nous n'enseignons plus que le projet colonial cherchait aussi à éduquer, à apporter la civilisation aux sauvages. On n'en parle plus que comme une tentative d'exploitation, de domination et de pillage.
"Mais que veut réellement Dieudonné ? Il veut que l'on parle aussi 'd'Holocauste' pour les Arabes et pour les Noirs. Mais si vous voulez mettre l'Holocauste et l'esclavage sur le même plan, alors il faut mentir. Parce que [l'esclavage] n'était pas un Holocauste. Et [l'Holocauste] n'était pas un crime contre l'humanité, parce que ce n'était pas seulement un crime. Il s'agissait de quelque chose d'ambivalent. La même chose est vraie pour l'esclavage. Il a commencé bien longtemps avant l'Occident. En fait, ce qui place l'Occident à part lorsque l'on parle d'esclavage est que c'est lui qui l'a éliminé. L'élimination de l'esclavage est le fait des Européens et des Américains. Mais cette vérité à propos de l'esclavage ne peut pas être enseignée dans les écoles.
"C'est pourquoi ces événements m'attristent si profondément ; pas tant parce qu'ils se sont produits. Après tout, il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas voir que ça allait se produire. Mais à cause des interprétations qui les ont accompagnés. Ils ont porté un coup décisif à la France que j'aimais. Et j'ai toujours dit que la vie deviendrait impossible pour les Juifs en France lorsque la francophobie triomphera. Et c'est ce qui va arriver. Les Juifs comprennent ce que je viens juste de dire. Soudainement, on regarde autour de soi ; et on voit tous ces 'bobos' [bourgeois-bohèmes] chanter des chansons louant les nouveaux 'damnés de la terre' [Finkielkraut fait allusion ici au livre de Franz Fanon, philosophe anticolonialiste né à la Martinique — D.M.] et se demandent : Quel est ce pays ? Que lui est-il arrivé ?".
Puisque vous considérez cela comme un assaut islamique, comment expliquez-vous le fait que les Juifs n'aient pas été attaqués lors de ces derniers événements ?
F. : "Tout d'abord, on dit qu'une synagogue a été attaquée. Mais je pense que ce dont nous venons de faire l'expérience est un pogrom anti-républicain. On nous dit que ces banlieues sont négligées et que les gens sont dans la détresse. Quel lien y a-t-il entre la pauvreté et le désespoir et infliger des destructions et mettre le feu aux écoles ? Je ne pense pas qu'aucun Juif aurait jamais fait une chose pareille".
Actes terrifiants
Finkielkraut poursuit : "Ce qui unit les Juifs — les laïques, les religieux, les militants de la Paix Maintenant, les militants du Grand Israël — est le mot 'shul' (synagogue ; utilisée ici dans le sens d'école religieuse). C'est ce qui nous unit tous en tant que Juifs. Et j'ai tout simplement été horrifié par ces actes qui n'ont fait que se répéter. Et j'ai été encore plus horrifié par la compréhension qu'ils ont reçue en France. Ces personnes ont été traitées comme des rebelles, comme des révolutionnaires. C'est la pire chose qui pouvait arriver à mon pays. Et je suis très triste à cause de cela. Pourquoi ? Parce que la seule façon de surmonter ce problème est qu'ils éprouvent de la honte. La honte est le point de départ de l'éthique. Mais au lieu de leur faire honte, nous leur avons offert la légitimité. Ils sont 'intéressants'. Ils sont 'les damnés de la terre'.
"Imaginez un instant qu'ils aient été blancs, comme à Rostock en Allemagne. Immédiatement, tout le monde aurait dit : 'le fascisme ne sera pas toléré'. Lorsqu'un Arabe met le feu à une école, c'est de la rébellion. Lorsqu'un Blanc le fait, c'est du fascisme. Je suis 'daltonien'. Le mal est le mal, quelle que soit sa couleur. Et le mal, pour le Juif que je suis, est absolument intolérable.
"De plus, il y a ici une contradiction. Parce que si ces banlieues étaient vraiment dans un état de négligence totale, il n'y aurait pas de gymnases à brûler, il n'y aurait pas d'écoles et d'autobus. S'il y a des gymnases et des écoles et des bus, c'est parce que quelqu'un a fait un effort. Peut être pas un effort assez grand, mais un effort".
Pourtant, le taux de chômage dans les banlieues est extrême : presque 40% des jeunes de 15-25 ans n'ont aucune chance de trouver un emploi.
F. : "Revenons pour l'instant au 'shul'. Lorsque vos parents vous envoient à l'école, c'est pour que vous puissiez trouver un travail ? J'ai été envoyé à l'école pour apprendre. La culture et l'éducation ont une justification en soi. Vous allez à l'école pour apprendre. C'est le but de l'école. Et ces personnes qui détruisent des écoles — que disent-ils en fait ? Leur message n'est pas un appel au secours ou une demande pour obtenir plus d'écoles ou des meilleures. C'est le désir d'éliminer les intermédiaires qui se trouvent entre eux et les objets de leur désir. Et quels sont les objets de leur désir ? C'est simple : l'argent, les marques, et quelques fois, les filles. Et c'est quelque chose pour laquelle notre société porte sûrement la responsabilité. Parce qu'ils veulent tout, immédiatement, et que ce qu'ils veulent n'est que l'idéal de la société de consommation. C'est ce qu'ils voient à la télévision."
Déclaration de guerre
Finkielkraut, comme son nom l'indique, est lui-même l'enfant d'une famille immigrée : Ses parents sont venus en France de Pologne ; ses parents ont péri à Auschwitz. Ces dernières années, son judaïsme est aussi devenu le thème central de ses écrits, surtout depuis le début de deuxième Intifada et la montée de l'antisémitisme en France. Il est l'un des chefs de file de la lutte contre l'antisémitisme en France, et aussi l'un des supporters les plus en vue d'Israël et de sa politique, affrontant de nombreux critiques d'Israël en France. Sa position au sein de la communauté juive en France, en tant que porte-parole clé, s'est élargie, surtout depuis qu'il a commencé à animer un talk show hebdomadaire sur JCR, l'une des cinq stations de radio juives en France. Dans son programme, Finkielkraut discute des événements courants ; ces deux dernières semaines, les émeutes dans les banlieues furent naturellement le sujet principal. Parce qu'il est l'un des intellectuels juifs les plus écoutés par la communauté juive française, son point de vue sur les événements aura certainement une influence sur la façon dont ces derniers sont perçus et compris parmi les Juifs français — et peut-être aussi une influence sur l'avenir des relations entre communautés juives et musulmanes. Mais ce philosophe juif, et combattant tenace de l'antisémitisme, utilise ces derniers événements pour déclarer la guerre — à la "guerre contre le racisme".
F. : "Je suis né à Paris, mais je suis fils d'immigrés polonais. Mon père a été déporté de France. Ses parents ont été déportés et ont été assassinés à Auschwitz. Mon père est retourné en France après Auschwitz. Ce pays mérite notre haine : Ce qu'il a fait à mes parents était beaucoup plus violent que ce qu'il a fait aux Africains. Qu'a-t-il fait pour les Africains ? Il n'a fait que le bien. Il a jeté mon père dans l'enfer pendant cinq ans. On ne m'a jamais élevé dans la haine. Et aujourd'hui, cette haine qu'éprouvent les Noirs est même plus grande que celle qu'éprouvent les Arabes".
Mais de toutes les personnes qui se battent contre le racisme anti-juif, maintenez-vous que la discrimination et le racisme dont ces jeunes parlent n'existent pas vraiment ?
F. : "Bien sûr qu'il y a de la discrimination. Et il y a assurément des Français racistes. Des Français qui n'aiment pas les Arabes et les Noirs. Et à présent ils les aimeront encore moins, maintenant qu'ils savent à quel point ces derniers les haïssent. Donc, cette discrimination ne fera que croître aussi en matière de logement et d'emploi.
"Imaginez simplement que vous tenez un restaurant et que vous êtes antiraciste. Vous pensez que toutes les personnes sont égales et aussi que vous êtes Juif. En d'autres termes, parler d'inégalité entre les races est un problème pour vous. Et disons qu'un jeune homme de banlieue vient vous voir pour un emploi de serveur. Il parle la langue de la banlieue. Vous ne l'embauchez pas pour le job. C'est très simple. Vous ne l'embaucherez pas parce que c'est impossible. Son travail est de vous représenter et cela requière de la discipline et de bonnes manières, ainsi qu'une certaine façon de parler. Et je peux vous dire que les Français blancs qui imitent le code de comportement des banlieues — et une telle chose existe — rencontreront exactement le même problème. La seule façon de lutter contre la discrimination est de rétablir les exigences, le sérieux de l'éducation. C'est la seule façon. Mais vous n'êtes pas autorisé à dire cela, non plus. Je ne le peux pas. Cela tombe sous le sens, mais ils préfèrent propager le mythe du 'racisme français'. Cela n'est pas juste.
"Nous vivons aujourd'hui dans un environnement de 'guerre perpétuelle contre le racisme' et il faut aussi examiner la nature de cet antiracisme. Un peu plus tôt, j'entendais quelqu'un à la radio qui s'opposait à la décision du ministre de l'intérieur, Sarkozy, d'expulser quiconque n'a pas la nationalité française et a pris part aux émeutes et qui est arrêté. Et qu'a-t-il dit ? Qu'il s'agissait de 'nettoyage ethnique'. Pendant la guerre de Yougoslavie j'ai combattu le nettoyage ethnique des Musulmans de Bosnie. Pas une seule organisation musulmane française ne s'est tenue à nos côtés. Elles se sont agitées seulement pour soutenir les Palestiniens. Alors, parler à présent de 'nettoyage ethnique' ? Il n'y a eu qu'une seule personne qui soit morte pendant les émeutes. En réalité, il y a en a eu deux [de plus], mais il s'agissait d'un accident. Ils n'étaient pas poursuivis, mais ils se sont cachés dans un transformateur électrique malgré d'immenses panneaux les avertissant du danger.
"Mais je pense que l'idée généreuse d'une guerre contre le racisme se transforme petit à petit en une idéologie monstrueusement mensongère. Et cet antiracisme sera au vingt et unième siècle ce que fut le communisme au vingtième. Une source de violence. Aujourd'hui, les Juifs sont attaqués au nom du discours antiraciste : le mur de séparation, 'sionisme égale racisme'. "C'est la même chose en France. On doit faire très attention à l'idéologie 'antiraciste'. Bien sûr, il y a un problème de discrimination. Il y a un réflexe xénophobe, c'est vrai, mais l'interprétation de ces événements comme réponse au racisme français est complètement erronée. Complètement erronée."
Et que pensez-vous des mesures qu'a prises le gouvernement français pour mettre fin à la violence ? L'état d'urgence, le couvre feu ?
F. : "Mais c'est tout à fait normal ! Ce que nous venons de vivre est terrible. Il faut comprendre que ceux qui ont le moins de pouvoir dans la société sont les autorités, les gouvernants. C'est vrai, ils sont responsables du maintien de l'ordre. Et c'est important parce que sans eux il y aurait eu une sorte d'autodéfense et les gens auraient tiré. Alors ils maintiennent l'ordre et ils font cela avec une prudence extraordinaire. Il faut les saluer pour cela.
"En mai 68, il y avait un mouvement tout à fait innocent comparé à celui d'aujourd'hui et il y a eu de la violence policière. Aujourd'hui, on jette des cocktails Molotov et on tire à balles réelles. Et il n'y a eu aucun cas de violence policière. [Depuis cette interview, plusieurs policiers suspectés de violence ont été arrêtés]. Il n'y a aucun précédent. Comment maintenir l'ordre ? Par des moyens dictés par le bon sens que, selon une enquête du journal le Parisien ,soit dit en passant, 73% des français soutiennent.
"Mais il semble qu'il soit déjà trop tard pour provoquer chez eux de la honte, parce qu'à la télévision, à la radio et dans les journaux, ou du moins dans la plupart d'entre eux, on présente des émeutiers un miroir embellissant. Ce sont des gens 'intéressants', on entretient leur souffrance et on comprend leur désespoir. En plus, il y a la grande perversion du spectacle : Ils brûlent des voitures pour qu'on puisse le voir à la télévision. Cela leur permet de se sentir 'importants' — qu'ils vivent dans un 'quartier important'. Cette course au spectacle doit être analysée. Elle produit des effets totalement pervers. Et la perversion du spectacle est accompagnée de commentaires tout à fait pervers."
Des modèles qui ont échoué
Depuis le début des émeutes des banlieues, la presse a abordé, dans toute l'Europe, la question du multiculturalisme, de ses perspectives et de ses coûts. Lorsqu'il est venu défendre le modèle républicain et son symbole, l'école républicaine, contre les courants intellectuels qui cherchaient à ouvrir la société française et son système éducatif à la variété culturelle amenée par les immigrés, Finkielkraut a exprimé son opinion, qui occupe aussi la pensée de nombreux écrivains en Israël. Alors que de nombreux intellectuels ont perçu ces derniers événements comme la conséquence d'une ouverture insuffisante à "l'autre", Finkielkraut y voit vraiment la preuve que l'ouverture culturelle est vouée à finir dans un désastre.
F. : "On dit que le modèle républicain s'est effondré avec ces émeutes. Mais le modèle multiculturel ne va guère mieux. Ni en Hollande, ni en Angleterre. À Bradford et à Birmingham il y a eu aussi des émeutes sur fond ethnique. Et deuxièmement, l'école républicaine, le symbole du modèle républicain, n'existe pas depuis longtemps. Je connais l'école républicaine ; j'y ai étudié. C'était une institution avec des exigences strictes, un endroit austère, désagréable, qui avait érigé de hauts murs pour se protéger du bruit extérieur. Trente années de réformes stupides ont changé notre paysage. L'école républicaine a été remplacée par une 'communauté éducative' qui est horizontale et non verticale. On a abaissé le niveau des programmes scolaires, le bruit extérieur est entré, la société est rentrée dans l'école.
"Cela signifie que ce que nous voyons aujourd'hui est en fait l'échec du modèle post-républicain 'sympa'. Mais le problème avec ce modèle est qu'il se nourrit de ses propres échecs : chaque fiasco constitue une raison pour radicaliser encore plus ce modèle. L'école sera encore plus 'sympa'. En fait, face à ce que nous voyons, le minimum que nous devons exiger est une plus grande sévérité et des standards plus astreignants. Sinon, on assistera bientôt à des 'cours de délinquance'.
"Ceci est une évolution caractéristique de la démocratie. Ainsi que l'a montré Tocqueville, la démocratie, en tant que processus, ne supporte pas l'égoïsme. En démocratie, il est difficile de supporter des espaces non démocratiques. Dans une démocratie, tout doit se dérouler démocratiquement, mais l'école ne peut pas être ainsi. Elle ne le peut tout simplement pas. L'asymétrie saute pourtant aux yeux : entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui apporte avec lui un monde, et celui qui est nouveau dans ce monde. "Le processus démocratique délégitime cette asymétrie. C'est un phénomène général que l'on observe dans le monde occidental, mais en France il prend une forme plus pathétique, parce que l'une des caractéristiques de la France est son éducation formelle. La France a été construite autour de son école."
Beaucoup de jeunes disent que le problème vient de ce qu'ils ne se sentent pas Français, que la France ne les considère pas vraiment comme des Français.
F. : "Le problème est qu'il faut qu'ils se considèrent eux même comme Français. Si les immigrés disent 'les Français' quand ils parlent des blancs, alors nous sommes perdus. Si leur identité se trouve ailleurs et s'ils sont en France uniquement par intérêt, alors nous sommes perdus. Je dois reconnaître que les Juifs aussi commencent à utiliser cette expression. Je les entends dire 'les Français' et je ne peux pas le supporter. Je leur dis : 'si la France n'est pour vous qu'une question utilitaire et que votre identité est le judaïsme alors soyez cohérents avec vous-même : Vous avez Israël !'. Il s'agit effectivement d'un problème plus vaste : Nous vivons dans une société post-nationale dans laquelle, pour tous, l'Etat n'est qu'une question utilitaire : une grosse compagnie d'assurance. Il s'agit là d'une évolution très grave.
"Mais s'ils ont une carte d'identité française, alors ils sont Français. Et s'ils n'en ont pas, ils ont le droit de partir. Ils disent : 'Je ne suis pas Français. Je vis en France et en plus ma situation économique est difficile'. Personne ne les retient de force ici. Et c'est précisément là que commence le mensonge. Parce que s'ils étaient victimes de l'exclusion et de la pauvreté, ils iraient ailleurs. Mais ils savent très bien que partout ailleurs, et en particulier dans les pays d'où ils viennent, leur situation serait pire en ce qui concerne leurs droits et leurs chances."
Mais le problème, aujourd'hui, est l'intégration dans la société française de jeunes gens et de jeunes filles de la troisième génération. Il ne s'agit pas d'une nouvelle vague d'immigrés. Ils sont nés en France. Ils n'ont nulle part où aller.
F. : "Ce sentiment — qu'ils ne sont pas Français — ce n'est pas l'école qui le leur a donné. En France, comme vous le savez peut-être, même les enfants qui se trouvent illégalement dans le pays sont quand même inscrits à l'école. Il y a ici quelque chose de surprenant et de paradoxal : L'école pourrait très bien appeler la police, puisque l'enfant se trouve illégalement en France. Pourtant, l'école ne prend pas en considération leur illégalité. Il y a aussi des écoles et des ordinateurs partout. Mais ensuite, vient le moment où il faut faire des efforts. Et ceux qui créent les émeutes ne sont pas prêts à faire cet effort. Jamais.
"Prenez la langue, par exemple. Vous dites qu'ils sont de la troisième génération. Alors pourquoi parlent-ils le français comme ils le font ? C'est du français de boucher, l'accent, les mots, la grammaire. Est-ce à cause de l'école ? À cause des profs.?"
Puisque les Arabes et les Noirs n'ont apparemment aucune intention de quitter la France, comment suggérez-vous que l'on traite ce problème ?
F. : "Ce problème est le problème de tous les pays européens. En Hollande, ils ont été confrontés à ce problème depuis l'assassinat de Théo Van Gogh. La question n'est pas de savoir quel est le meilleur modèle d'intégration, mais seulement quelle sorte d'intégration peut être réalisée avec des gens qui vous haïssent."
Et que va-t-il se passer en France ?
F. : "Je ne sais pas. Je me désespère. À cause des émeutes et à cause de leur accompagnement médiatique. Les émeutes vont s'apaiser, mais qu'est ce que cela veut dire ? Ce ne sera pas le retour au calme. Nous assisterons au retour de la violence habituelle. Alors, ils vont s'arrêter parce qu'aujourd'hui il y a le couvre-feu, et les étrangers ont peur, et les dealers veulent aussi que l'ordre habituel soit rétabli. Mais ils bénéficieront d'un soutien et d'un encouragement pour leur violence antirépublicaine, par le biais du discours repoussant de l'autocritique à propos de leur esclavage et du colonialisme. Voilà ! C'est tout : Il n'y aura pas de retour au calme, mais un retour à la violence habituelle".
Alors votre conception du monde n'a plus aucune chance ?
F. : "Non, j'ai perdu. Sur tout ce qui concerne le combat pour l'école, j'ai perdu. C'est intéressant, parce que quand je parle comme je parle en ce moment, beaucoup de gens sont d'accord avec moi. Vraiment beaucoup. Mais il y a quelque chose en France — une espèce de déni qui provient des "bobos", des sociologues et des travailleurs sociaux — et personne n'a le courage de dire autre chose. Ce combat est perdu. On m'a laissé derrière."
Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon