t r u t h o u t | Perspective
Bush Prépare le Rachat par Endettement de la Sécurité Sociale Par Stirling Newberry
Truthout, le 15 mars 2005
Lorsqu'on lit la nouvelle biographie de John Kenneth Galbraith [1] écrite par Richard Parker, il devient clair que tandis que les autres ont peut-être jeté de la poudre aux yeux avec des équations, John Kenneth Galbraith a choisi, à la place, de devenir le plus sage des économistes. Il a passé sa carrière, non pas à aligner des arguments sur cette créature métaphysique qu'est "l'acteur économique rationnel", mais à regarder comment les gens prennent des décisions. Il fait aussi partie des écrivains que l'on peut le plus facilement citer ; une de ses plaisanteries type : "le génie financier est emprunté et son marché croît". Par "emprunté" il entend bien sûr la capacité d'emprunter pour investir — ou plus souvent spéculer — dans les actions. En général, lorsque les actions montent, emprunter pas cher pour investir dans la hausse de la bourse est une pensée infaillible.
Ce fut cette pensée infaillible qui conduisit à l'effondrement de Long Term Capital Management en septembre 1998. Le marché a stagné, et une mise de mille milliards de dollars s'est envolée [2]. La Réserve Fédérale fut appelée à la rescousse pour éviter que les marchés n'implosent avec le dénouement de la défaite du "génie financier". Bien sûr, quiconque avait lu Galbraith savait que cela devait échouer : l'argent ou la bourse aurait fini pas perdre ses repères.
Aujourd'hui, on nous abreuve du spectacle de la faillite de la "Maison Enron", où ses dirigeants ont choisi la défense "Oui, c'est vrai, je suis un idiot"[3] et où le plus gros assureur mondial est secoué par les enquêtes qui cherchent à savoir s'il a gonflé ses chiffres[4]. Mais dans les affaires, gonfler les chiffres est une habitude — durant ma carrière dans les affaires j'ai découvert plusieurs cas non seulement "de comptabilité agressive", mais de franche manipulation des bases de données, celles-là mêmes qui permettent aux gens d'évaluer une entreprise — et pas seulement dans les "dot-com", mais aussi dans des grandes entreprises dirigées par des gens valant, sur le papier, plus d'un milliard de dollars ! Quand le marché est haussier, il faut non seulement prouver que l'on peut faire ce que l'on dit, mais aussi que les choses vont mieux que les prévisions déjà scandaleusement élevées.
Désormais, le gouvernement américain fonctionne de cette manière : comme une société en cours de démarrage essayant d'embobiner ses actionnaires et ses créanciers pour rester dans le jeu. Et c'est ce que de nombreux observateurs de la présidence de Bush n'ont pas compris ! Au sommet, c'est ainsi que fonctionne le business : vous prenez le contrôle du le conseil d'administration (51% suffisent) et ensuite vous mettez votre plan en application. Cela peut-être un rachat hostile, un LBO, la vente de filiales ou bien entrer dans une nouvelle ligne de business. Ensuite vient la partie difficile : attendre que l'entreprise rapporte parce qu'il est fréquent que le retour sur investissement n'arrive jamais — ou bien plus tard qu'on ne l'espérait. Le boulot du PDG consiste alors à proclamer que chaque petite feuille verte annonce l'arrivée du printemps, même si c'est l'armée de consultants qu'il a embauchée qui a collé ces feuilles et les ont peintes en vert. Par dessus tout, il doit convaincre ses actionnaires de "rester dans la course" et les prêteurs de continuer à tendre leur l'argent, et ce, quelles que soient les circonstances.
Et lorsque cela échoue, le temps vient de bidonner les livres. Ou d'arriver avec un nouveau plan pour emprunter. Ou les deux à la fois. Comme nous le savons, le premier plan Bush fut la prise hostile de l'Irak — son objectif depuis le premier jour[5] — qui n'a pas produit les résultats économiques promis[6]. Et voilà où nous en sommes à présent : le plan de Bush pour son second mandat à la Maison Blanche était simple : le rachat par endettement de la Sécurité Sociale. Il espère que quelque génie économique emprunte de l'argent public et le balance à la bourse. Cela semble, pour lui, quelque chose d'infaillible.
La clé d'un LBO est d'emprunter de l'argent et ensuite de le rembourser en découpant l'entreprise pour la revendre. Cette sorte de LBO était très en vogue dans les années 80. Elle se base sur une idée simple : s'il y a de l'argent placé là, pourquoi ne pas le prendre dès maintenant ? Et c'est précisément ce que Bush a proposé : emprunter une somme très importante, et ensuite extraire de la valeur du système de Sécurité Sociale en réduisant les pensions. Les futurs retraités paieraient le coût de la création de "comptes privés", en recevant moins que les charges qu'ils ce qu'ils ont payé à la FICA [Federal Insurance Contributions Act, les charges sociales aux Etats-Unis pour payer les retraites du système de base]. Les gagnants à coup sûr seraient les agents de change et les sociétés qui, dans le présent, feraient en sorte que l'argent afflue immédiatement des cotisants vers ces "comptes privés".
La beauté de ce plan, même s'il s'agit d'une forme hideuse de beauté, est que si la réduction des pensions peut être inversée plus tard par un nouveau Congrès plus sensé, les comptes d'emprunt et les comptes privés ne le peuvent pas. De même, bien que les comptes privés ne contribuent en rien ou peu — ou moins que rien — pour améliorer le problème, ils deviendront un fardeau qu'il sera difficile d'inverser.
Dans le récent édito qu'il a écrit pour le New York Times[7], Paul Krugman note que l'humeur du public a changé et qu'il s'inquiète du bidonnage des comptes. Il est possible que cette tentative ait été contrariée, que le public américain est devenu franchement hostile aux "comptes privés de retraite", parce qu'ils réalisent simplement qu'ils n'en tirerons maintenant pas les bénéfices et qu'ils sont sûrs d'être taxés dans tous les cas. Les gens comprennent qu'ils prennent le risque, quel que soit le résultat.
Cependant, [son analyse] ne tient pas compte de l'autre face, celle qui montre comment les affaires marchent : lorsque vous avez besoin de contrôler une entreprise, il faut créer une sensation de crise. Normalement, dans le business tout ne se passe pas en même temps : les gens vont travailler, font ce qu'ils ont à faire, et ils espèrent, à la fin de la semaine, qu'il y en aura une autre pour continuer à gagner sa vie. Toute décision est sujette à un dédale de contrôles et d'équilibre, d'approbations, de réunions et de signatures, et même la plus petite décision peut nécessiter l'approbation des cadres sup. Pour que quelque chose se passe tout de suite, il faut créer un sentiment de crise imminente, quelque désastre qui attend au tournant, afin que les actionnaires paniqués votent le pouvoir absolu, sans aucune raison, à quiconque prétend qu'il est en charge.
Nous avons vu cela avec l'Irak en 2002 et au début de 2003, lorsque même le discours sur l'état de l'Union à servi de support à la propagande basée sur la peur à propos de la bombe atomique de Saddam. Et le public américain fut convaincu qu'Oussama Ben Laden allait mettre la main dessus. Ça a marché, l'Amérique est entrée en guerre, et même Wesley Clark, un ancien général, fut horrifié par la manière dont ce processus est devenu "tordu". Le 11 septembre a engendré une sorte de carnet très épais de chèques en blanc, et l'argent coulant à flot librement a aidé les Etats-Unis à se remettre , momentanément, de la récession de 2001. Mais au lieu de pousser à une guérison complète, où les gens auraient retrouvé du travail, Bush a bloqué toutes sortes de lois stimulantes qui aurait dû normalement passées, et il a joué sur la sensation de crise économique, militaire et sociale pour pousser l'Amérique vers l'option qu'il avait en tête, comme ceux qui le soutenaient.
Maintenant, regardons le présent : exactement comme avec l'Irak, les premières tentatives de pousser l'Amérique dans le LBO de la Sécurité Sociale ont échoué[8]— tout comme les tentatives de croiser le sabre avec l'Irak a échoué au début de 2001, et les tentatives d'accuser l'Irak de l'attaque au bacille du charbon fin 2001. Mais nous n'avons pas mis fin à ce cycle et nombreux sont ceux, en fait, qui s'inquiètent que la stagnation actuelle de la bourse puisse conduire à une baisse importante des actions. Il y aura une autre récession, tôt ou tard, et lorsqu'elle arrivera, Bush apparaîtra à la télévision et dira que les détenteurs d'obligations et autres ont perdu confiance dans l'Amérique à cause de la "Crise de la Sécurité Sociale".
Pour l'instant ce n'est pas, le moins du monde, le cas. Le véritable problème aux Etats-Unis est que nous avons taillé dans les recettes du gouvernement, et continué à dépenser, surtout pour l'Irak, très, très massivement. S'il y a une crise de confiance avec l'Amérique, la question n'est pas de savoir comment retrouver le niveau des bénéfices en 2060, mais comment nous allons payer le service de la dette nationale, alors que les taux d'intérêt montent. Mais rien qu'avec l'Irak, Bush n'a jamais laissé les faits qui étaient contre lui faire la moindre différence[9].
Selon les prévisions les plus roses — émanant du Bureau de la Direction du Budget à la Maison Blanche — les intérêts payés sur la dette nationale vont augmenter de 66% entre 2003 et 2008, en dollars constants[10]. C'est l'intérêt sur ce que le gouvernement fédéral emprunte — et c'est de l'argent réel, pas de l'inflation. Nous devrons, au titre de notre dette nationale, 40% de tout ce qui est fabriqué ou vendu aux Etats-Unis. Cela, et qui n'a rien à voir avec les Pensions de la Sécurité Sociale, est ce qui inquiète les détenteurs d'obligations. Pour le dire autrement, l'augmentation du coût réel des intérêts nous coûtera chaque année autant que la guerre d'Irak. Ou encore, les intérêts de la dette représentera plus de 10% du budget fédéral total. Si vous le demandez à un organisme de crédit, quelqu'un qui dépense 10% de ses revenus bruts pour le service de sa dette ne fait pas un bon candidat pour un prêt.
Voilà quelle est la crise réelle — et en politique, ce n'est pas une question de savoir si vous gagnez ou si vous perdez, la question est comment vous faites porter le chapeau. En ce moment-même, les Républicains répètent à l'envi qu'il y a une crise, et qu'ils vont faire porter le chapeau à la sécurité sociale. Vous pouvez le dire à la banque. Voilà pourquoi ce n'est pas une bonne idée de faire des compromis maintenant pour réduire les Républicains au silence, car l'apaisement ne marchera pas. Tous le bruit qu'ils font n'est pas dans l'intention d'obtenir quelque chose de petit, ils le font mais pour mettre la main sur une grosse partie des revenus futurs de l'Amérique. Il est temps, aussi, pour tous ceux qui veulent voir marcher la sécurité sociale, de repousser, et fort, la véritable crise : la politique basée sur l'emprunt et le gaspillage qui a pour conséquence de faire ralentir l'économie américaine et la croissance des salaires réels.
Ou comme Max Sawicky[11] le dit: "On ne fait pas d'affaires avec des idiots."[12]
Traduit de l'anglais (américain) et adapté par Jean-François Goulon
[1] Voir le site web (en anglais) de cette biographie de Galbraith
[2]Voici une étude qui donne à réfléchir sur cet effondrement ici
[3] Voir la critique par Andrew Leonard du livre de Kurt Eichenwald sur Enron
[4] Voir le rapport (en anglais) du Financial Times
[5] L'équipe de Bush s'est réunie au début de 2001: http://scoop.agonist.org/archives/015920.html
[6] En 2002, de nombreuses personnes pensaient qu'un "résultat heureux" en Irak aurait amélioré l'économie mondiale, faisant écho aux sentiments au Comité des Conseillers Economiques de Bush. Voici un exemple de la pensée de l'époque (fichier acrobat)
[7] Voir l'édito de Krugman
[8] Le Washington Post rapporte que "le soutien à Bush sur la Sécurité Sociale s'estompe"
[9] Dean Baker et David Rosnick passent en revue les données sur la Sécurité Sociale
[10] Voir les détails sanglants, surtout au paragraphe 6.1, page 121
[11] Max est un économiste du travail remarquable et l'un de ces types grognon mais digne d'être cité, qui est respecté car il est si souvent parfaitement exact
[12] Un économiste écrivant sous le nom de guerre "Pro-Growth Liberal" a passé quelques temps à débusquer les inventions de la Droite. Voir ses quelques observations intéressantes He has some very