t r u t h o u t | Spécial
Est-ce Cela qu'ils Appellent la Démocratie? Par Brendan Smith et Zeynep Toufe
Truthout, le 29 juin 2005 ;
Istanbul, Turquie - Aujourd'hui, à Istanbul, le jury est tombé à la renverse lorsqu'il a entendu les témoignages de victimes irakiennes et d'un ancien combattant de l'armée de l'air américaine.
Eman Kmammas, un interprète irakien, témoigne : "Des tireurs embusqués pourchassent les gens dans la rue. Ceux qui essayent de se rendre dans des centres de soin se font tirer dessus. De nombreux enfants sont estropiés. Il y a des milliers de veuves et d'orphelins. Il n'y a pas de police pour assurer la sécurité et il n'y a pas de tribunaux. Même les hôpitaux sont bombardés et brûlés."
Le jury a été plongé dans la stupeur lorsque l'ancien combattant de l'armée de l'air américaine, Tim Goodrich, a révélé quel fut son rôle dans la campagne "d'affaiblissement" de l'Irak, des mois avant la déclaration de guerre par les Etats-Unis. "A ce moment, nous lâchions des bombes, et j'ai vu que les bombardements s'intensifiaient," a expliqué Goodrich à un auditoire muet de stupéfaction. "Tous les documents qui sortent en ce moment, le mémo de Downing Street et d'autres, confirment ce dont j'ai été témoin en Irak. La guerre avait déjà commencé alors que nos dirigeants nous disaient qu'ils essayaient d'abord toutes les options diplomatiques."
Cette révélation tout à la fois captivante et dérangeante a été faite le deuxième jour du procès au Tribunal Mondial sur l'Irak [WTI - World Tribunal on Irak], qui s'est tenu à Istanbul et qui rassemble des preuves sur les crimes de guerre commis en Irak.
Le témoignage de Goodrich venait de commencer lorsqu'une banderole de 25 mètres, préparée par la délégation irakienne et montrant les photos déchirantes de petites victimes de guerre irakiennes estropiées, fut introduite dans la salle du tribunal. En présence du père d'une des petites victimes représentée sur la banderole, Goodrich et d'autres se levèrent et un moment de silence flotta dans la salle pendant que la banderole était évacuée à travers le hall. Le contingent de presse qui grouillait se précipita pour photographier la scène tandis que parmi l'audience, certains pleuraient.
Si le premier jour du procès s'est concentré sur les questions morales et politiques, les témoignages prenants de témoins irakiens dominèrent la seconde journée d'audience. Fadil al Bedrani, un journaliste irakien qui survécut au siège de Falloujah, raconta qu'il a vu "20 à 25 personnes courant pieds nus au moment où un avion américain les bombardait, les tuant ou les blessant ; seuls une vieille femme et 2 enfants en sortirent vivants… les médecins et les employés de l'hôpital de Falloujah furent détenus ; les avions ont bombardé l'hôpital alternatif du centre-ville… et ils ont aussi bombardé les entrepôts de médicaments du côté de Nazzal, tuant quatre docteurs et huit travailleurs médicaux."
Dahr Jamail, un journaliste "embarqué" qui a fait des reportages en Irak durant l'année écoulée, a relaté l'histoire que lui a raconté Ali Shalal Abbas, de Bagdad. Alors qu'il était détenu et torturé à Abou Ghraib, Abbas fut approché par deux hommes, "un étranger et un traducteur," qui lui demandèrent qui il était. "Je suis un être humain," répondit-il. Ils lui dirent : "Nous allons te couper la tête et l'envoyer en enfer, nous t'emmènerons à Guantanamo." Abbas demanda pourquoi seulement Saddam Hussein, qui avait aussi torturé des gens, allait être jugé et pas les Américains.
Le sort et les droits des détenus est resté un thème récurrent dans ce procès. L'avocate irakienne, Amal Sawadi, a exprimé sa frustration devant l'obstruction par les autorités d'occupation qui refusaient de lui communiquer les accusations formulées contre ses clients, s'il y avait des preuves, et même si la personne était en détention. "L'ensemble de l'Irak est devenu une vaste prison," a-t-elle sangloté. "Est-ce cela qu'ils appellent la démocratie ?"
Dans le tribunal, il y a eu aussi d'amples débats - soutenus par près de 200 ONG allant de Greenpeace aux Vietnam Veterans Against the War [les Anciens Combattants du Vietnam Contre la Guerre] - qui ont revêtu diverses formes de résistance. Goodrich, qui a refusé de retourner en Irak pour accomplir une nouvelle période service, encourage à ce que plus de soldats deviennent objecteurs de conscience. Et à ceux qui mettent en doute son militantisme anti-guerre, il répond : "Certains nous accusent d'être contre les soldats ou non patriotiques, mais ce sont nous les soldats ! Comme puis-je être un mauvais patriote en demandant à nos soldats de rentrer vivants à la maison ?"
Le sociologue égyptien Samir Amin a préconisé aux participants de plus de vingt tribunaux qui se sont tenus autour du monde ces deux dernières années de commencer une campagne sur le slogan "Us Come Home" [rentrez à la maison !] aux Etats-Unis et "US Go Home" [rentrez chez vous !] dans le reste du monde.
Eva Ensler, membre du jury du WTI et très célèbre écrivain des "Monologues du Vagin", qui furent primés, a dit aux journalistes que l'ONU et les gouvernements nationaux ont manqué à leurs engagements vis-à-vis des Irakiens et que "le mouvement populaire qui s'est élevé tout autour de la planète est une occasion pour que la conscience du monde soit entendue."
Les témoignages de soldats américains et Irakiens furent rejoints par l'ancien assistant du Secrétaire Général à l'ONU, Denis Halliday, qui argumenta que le Tribunal avait une "obligation d'exiger la poursuite internationale des dirigeants américains et britanniques en tant que criminels de guerre impliqués dans la destruction de l'Irak, de nombreuses vies irakiennes et de leurs droits humains et de leur bien-être, au travers d'une invasion armée illégale et injustifiable et de l'occupation militaire."
Pour de nombreux Irakiens, présents à la procédure, le Tribunal a donné l'occasion de chercher à ce qu'on leur rende justice. Hana Ibrahim, directrice du Centre Culturel Féminin de Bagdad, maintient que la tâche du WTI dans le monde est de juger les criminels de guerre, de mettre en garde le peuple mondial, et de laisser une trace dans l'Histoire."
Hilal Kuey, le porte-parole du WTI à Istanbul, ainsi qu'un avocat ont affirmé la légitimité de ce Tribunal : "Nous sommes un véritable tribunal, même s'il n'est pas officiel. Nos témoins sont réels, nos preuves sont réelles. La loi internationale a été entravée par les armes, notre objectif est d'aider à lever ces entraves."
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Brendan Smith est le rédacteur (avec Jeremy Brecher et Jill Cutler) du livre, publié prochainement, "In the Name of Democracy: American War Crimes in Iraq and Beyond" (Metropolitan/Holt 2005) et co-auteur de "Globalization from Below: The Power of Solidarity" (South End Press, 2002). Zeynep Toufe publie un blog : "underthesamesun.org".
Traduit de l'anglais par [JFG]