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COMPTE RENDU INTEGRAL

Première séance du vendredi 8 septembre 2006
5e séance de la session extraordinaire 2005-2006

PRÉSIDENCE de M. MAURICE LEROY
vice-président
ENERGIE


M. Christian Bataille —

Monsieur le président, monsieur le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, monsieur le ministre délégué à l’industrie, mes chers collègues, la question énergétique a longtemps été considérée comme une affaire de spécialistes scientifiques et économiques. Aujourd’hui encore, on incline à considérer ce problème comme subsidiaire. On voudrait surtout retenir son incidence sur l’environnement et en matière d’effet de serre. Si cet aspect est de première importance, l’énergie n’en est pas moins devenue avant tout, depuis ces dernières années, une dépense primordiale dans le budget des ménages, ce qui alimente les inquiétudes pour l’avenir et les incertitudes quant à notre approvisionnement futur.

La privatisation de GDF, doublée de sa fusion avec Suez, constitue, au plus mauvais moment, une remise en cause de principes fondamentaux d’organisation économique qui ont fait la preuve de leur efficacité dans notre pays. Alors que de nouveaux défis justifient le maintien, voire l’accroissement à l’avenir, de l’intervention des pouvoirs publics, l’État se verrait privé d’un outil essentiel pour peser sur des tendances économiques qui, de ce fait, nous échapperaient. Il conviendrait au contraire d’enrayer ce processus de privatisation dont, à l’évidence, la prochaine étape sera la privatisation d’EDF, fantasme absolu des économistes et des politiciens de droite dans ce pays.

Non seulement le projet qui nous est soumis va démanteler GDF en tant qu’entreprise publique, mais la collectivité nationale, les pouvoirs publics, le Gouvernement, le Parlement se verront dépouillés d’un instrument essentiel pour fixer notre politique énergétique. Cette décision est donc particulièrement inopportune et va à contresens des exigences de l’heure en matière de sécurisation de nos approvisionnements gaziers. Si elle est confirmée, elle représentera une menace directe pour les citoyens et pour les entreprises.

Le nouveau paysage énergétique mondial qui est en train de se dessiner appelle des politiques publiques fortes et volontaristes.

Les tensions sur les approvisionnements sont marquées par l’interdépendance de toutes les formes d’énergie. La demande mondiale d’énergie primaire – pétrole, gaz naturel, charbon, hydroélectricité, électricité nucléaire – connaît une augmentation constante, particulièrement forte depuis dix ans. Ce rythme recouvre néanmoins des différences considérables : l’augmentation est modérée dans les pays de l’OCDE, explosive dans les pays émergents, notamment en Chine.

Toutes les énergies connaissent des tensions sur les prix. Ainsi, le prix moyen du pétrole – bien que la consommation mondiale ait finalement peu augmenté – a fait un bond de 40 % en 2005 et se rapproche aujourd’hui des records observés lors du second choc pétrolier. L’insuffisance de la production et du raffinage ainsi que la spéculation représentent des menaces géopolitiques qui échappent à l’autorité des États.

Le charbon est l’énergie dont la consommation croît le plus rapidement dans le monde. Cette évolution, surprenante pour les Français, est particulièrement remarquable pour la production d’électricité, où le charbon se substitue au fioul. La consommation de ce minerai est forte aux États-Unis et en Allemagne, et elle s’est beaucoup accrue en 2005 en Chine, au Canada, en Argentine, en Inde… Les prix augmentent en conséquence. Cette tendance est particulièrement défavorable, nous en convenons tous, à la lutte contre l’effet de serre. En ce domaine, la volonté politique manifestée dans le protocole de Kyoto s’efface, comme souvent, devant le poids du marché.

Le gaz naturel, dont la consommation a, elle aussi, augmenté modérément, est surtout demandé en Chine et en Inde. Grâce aux améliorations technologiques, cette énergie est de plus en plus sollicitée pour produire de l’électricité. Son transport est facilité par le développement du gaz naturel liquéfié. Quant aux prix, ils suivent la même tendance à la hausse que ceux du pétrole. Dans l’Union européenne, ils ont augmenté tant pour les ménages que pour les industriels.

Ces tendances négatives justifient que les pouvoirs publics préservent, quand ils en ont les moyens, leur contrôle sur un marché aussi erratique. Dans un contexte à ce point perturbé, la déréglementation, la privatisation, le marché sans contrôle ne représentent pas l’alpha et l’oméga de la politique énergétique des grands pays : les États-Unis, contrairement à une idée reçue, n’ont absolument pas généralisé la déréglementation sur tout leur territoire. Seuls quelques États : l’Indiana, le Texas, l’Arizona, et l’Oregon, ont totalement ouvert leur marché électrique à la concurrence ; les autres ont retardé, suspendu ou abandonné le processus.

L’objectif d’uniformisation des prix de l’énergie dans l’Union européenne est sans équivalent dans le monde. Aux États-Unis, les disparités sont parfois importantes entre États, les tarifs pouvant varier du simple au double. En Europe, l’uniformisation des prix est un objectif bureaucratique de Bruxelles, défavorable aux consommateurs français dans la mesure où notre parc électronucléaire constitue pour le pays un avantage concurrentiel que nous ne devons pas sacrifier.

Contrairement au discours faussement enthousiaste des partisans de la privatisation et des thèses libérales, l’éligibilité des consommateurs domestiques à la concurrence n’a représenté aucun progrès. Je ne prendrai qu’un exemple : dans son rapport de juin 2006, l’autorité fédérale de régulation américaine constate que l’ouverture à la concurrence de la distribution d’électricité aux ménages dans sept États parmi les plus importants, dont l’État de New York, la Pennsylvanie, l’Illinois et le Texas, n’a accru ni l’offre de distribution ni la gamme d’options et de services, et qu’elle a fait augmenter les prix. Un bilan pluraliste et complet de la déréglementation du secteur électrique dans l’Union européenne serait donc indispensable pour éclairer le débat.

Les entreprises publiques sont à la base de la compétitivité industrielle et du niveau de vie.

L’énergie, notamment l’électricité et le gaz, n’est pas un produit commercial ordinaire. Il n’en va pas de ces ressources comme des autres produits. De la même manière que le pain avait acquis une valeur symbolique aux xviiie et xixe siècles, l’électricité et le gaz sont aujourd’hui des ressources de première nécessité, indispensables à la vie. Elles sont primordiales à la fois pour la production industrielle et pour le porte-monnaie de la ménagère : elles conditionnent la compétitivité industrielle et permettent, par les avantages qu’elles apportent à l’heure actuelle, que nos produits soient concurrentiels sur le marché ; elles ne pesaient pas, jusqu’à présent, sur les dépenses des ménages et restaient neutres dans l’évolution du coût de la vie, mais l’effacement de l’État entraînera une aggravation des dépenses domestiques en ce domaine.

Des investissements considérables sont nécessaires dans les années à venir : réseaux de distribution, centrales nucléaires, dépenses pour la recherche géologique et la recherche fondamentale… Ces investissements supposent une volonté publique allant bien au-delà du souci qu’ont les dirigeants d’entreprise de rémunérer l’actionnaire. Ils sont hors de portée pour le secteur privé, qui n’a qu’une vision myope de l’avenir et ne sait pas porter son regard au loin : le libéralisme militant aujourd’hui abandonné dans les pays anglo-saxons en a produit l’amère expérience et il n’est pas inopportun, messieurs les ministres, d’évoquer ici les ponts qui s’écroulent, les routes défoncées, mal entretenues, les trains qui déraillent, l’investissement public à l’abandon aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’énergie est plus que jamais une variable stratégique. Si les économies d’énergie sont, à n’en pas douter, une dimension primordiale de ce dossier, on se gardera toutefois de tirer argument de ce constat pour évacuer le débat sur les investissements énergétiques colossaux qu’il faudra faire dans les années à venir : selon l’Agence internationale de l’énergie, ceux qui sont à réaliser dans le monde d’ici à 2030 sont véritablement gigantesques !

Dans les pays développés, en particulier en France, il s’agira de renouveler ou de moderniser les installations - centrales électriques et réseaux de transport et de distribution – et d’accroître la part du gaz naturel et des énergies sans carbone. À partir des années 2015 se posera de façon récurrente le problème du renouvellement de nos centrales nucléaires, qui ont été construites durant la même période, à partir des années 1970. Par ailleurs, si l’on veut créer des sources d’énergie sans carbone, on ne peut se payer de mots : il faut savoir que les investissements seront colossaux et nécessiteront des crédits sur le long ou le très long terme.

Le secteur privé croit pouvoir répondre aux besoins d’investissement par des augmentations de prix, mais ces augmentations, si elles ne sont pas lissées par la collectivité publique, viendront s’ajouter de manière brutale aux augmentations de prix des matières premières, elles-mêmes amplifiées par la spéculation. À un univers énergétique où la collectivité publique joue un rôle de solidarité et d’approche des dossiers difficiles sur le long terme, risque de se substituer un univers plus brutal où régnera la loi du plus fort, imposée par celui qui aura le moyen de payer cher une énergie que notre imprévision aura rendue incertaine.

Seul un service public fort, maintenu dans ses prérogatives, peut assurer des évolutions tarifaires maîtrisées. S’il est vrai que l’on ne peut tout contrôler, notamment le marché international des matières premières – nous sommes bien d’accord sur ce point –, il est tout aussi clair que seules des entreprises publiques peuvent développer dans la durée des partenariats avec des entreprises d’extraction et d’exploitation contrôlées par d’autres États et obtenir des contrats d’approvisionnement de long terme.

C’est tout le travail que, dans le domaine du gaz, l'entreprise publique GDF a fait avec intelligence depuis de longues années. Les entreprises soumises aux volontés étatiques de la Russie ou de l’Algérie que sont Gazprom et Sonatrach, ne sont pas sur le marché des entreprises capitalistes ordinaires : elles obéissent, c’est vrai, à la loi du profit et à la nécessité de rémunérer les actionnaires, mais elles sont également dépendantes de la volonté politique des appareils d'État qui les contrôlent. Seules des entreprises publiques, qui ne sont pas soumises à la tyrannie des marchés financiers mais adossées à la volonté politique d'une nation, peuvent faire face aux enjeux de l'avenir.

Alors qu’en dépit des aléas mondiaux, les tarifs du gaz restent compétitifs en France, la privatisation entraînera leur dégradation, provoquant la fuite vers l'étranger des industries électro-intensives et gazo-intensives, comme M. Beffa, président de Saint-Gobain – un proche de vous, monsieur le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie –, en a crûment agité la menace, résumant la pensée de beaucoup de ses homologues.

De même qu'une politique industrielle suppose la maîtrise des marchés et des investissements gaziers, une politique d'aménagement du territoire digne de ce nom suppose qu'on conserve la maîtrise des décisions relatives aux investissements en matière de réseau gazier. Le ministre de l'aménagement du territoire, porté qu’il est à faire du spectacle sur les estrades politiciennes, ne s’est pas beaucoup inquiété de ce dossier. Il est vrai que cet élu de la Côte d’Azur croit plus aux rapports de force qu'à une politique de solidarité territoriale. Or Gaz de France a, depuis des décennies, réalisé de manière remarquable des réseaux en des points souvent peu rentables en eux-mêmes. Alors même que GDF n'a pas, comme EDF, des obligations de service public, nombre de territoires ruraux ou de banlieues éloignées, aidés par des clients plus prospères ou par les industries, ont ainsi bénéficié du raccordement au réseau gazier.

La réalisation du réseau de centrales nucléaires en France est une parfaite illustration du bon usage d'une entreprise publique. J’observe, du reste, que la politique d'investissement public d'EDF a été permise par les lois de 1946, voulues par la gauche avant d’être reprises par le pouvoir gaulliste qui restait, dans le passé, imprégné de la volonté de service public héritée de la Libération. D'autres pays dans le monde n'ont pas eu cette ressource et l'endettement massif garanti en son temps par l'État au profit d’EDF n'a pas été possible ailleurs. L'existence d'un grand service public a été pour notre pays une force dont bénéficient les générations actuelles. De la même façon, pour le gaz, le développement d'infrastructures exhaustives requiert l'investissement public en raison des coûts d'infrastructures en matière non seulement de réseaux de transport et de capacités de stockage, mais également de distribution, afin de continuer à tisser un réseau de desserte étendue des territoires dans des conditions de sécurité maximales et donc bien contrôlées.

Le raisonnement de ce gouvernement est, hélas, marqué par une contradiction majeure : alors que, nous dit-on, le gaz naturel est une voie d'avenir pour la production d'électricité, on laisserait pourtant à l'initiative privée le soin de choisir les modalités précises du développement de centrales électriques au gaz. Le gaz ne serait-il intéressant que parce que le temps de retour de l'investissement est, d'ailleurs provisoirement, plus réduit ?

Qui sera à même de mieux assurer le développement des usages du gaz naturel et qui aura la capacité d'endettement la plus importante : GDF, entreprise publique ou GDF-Suez, entreprise privée ? À ces questions, les socialistes répondent qu'il faut continuer à faire confiance au service public. Vous dites au contraire, sans l'assumer explicitement, que notre avenir énergétique doit désormais passer sous la coupe des capitaux privés.

Enfin, la fusion GDF-Suez que vous annoncez privera l'État d'un instrument d'intervention essentiel. En effet, le nouveau groupe GDF-Suez n'atteindra pas, contrairement à ce que dit le Gouvernement, la taille critique en tant qu'acheteur. Certes, on entend affirmer que ce nouvel ensemble industriel sera le premier acheteur et le premier fournisseur de gaz naturel en Europe avec 20 %, soit un cinquième, du marché européen. Mais, en face, Gazprom et Sonatrach, contrôlés, je le répète, par leurs États respectifs – Russie et Algérie –, fournissent à eux seuls le tiers du gaz naturel consommé dans l'Union européenne tout en obéissant à des stratégies politiques d'État.

Le vrai remède à la relative faiblesse de GDF réside dans sa capacité à accroître sa production autonome de gaz naturel, ses réserves propres ne représentant à l’heure actuelle que 3 % de son approvisionnement. Suez, pour sa part, dépend étroitement de ses fournisseurs, même si ses achats comportent une part de gaz naturel liquéfié, le GNL, plus importante.

La constitution d'une nouvelle entité dominée par les capitaux privés modifiera considérablement le rôle de l'État en matière gazière. Comme on l'a constaté à propos d'EDF, une part minoritaire de capital privé dans une entreprise publique d'énergie suffit à changer radicalement sa gouvernance. Les dirigeants de l'entreprise ne prennent plus leurs décisions qu’en vue de complaire aux détenteurs de capitaux privés. Alors que les actionnaires privés recherchent une rémunération maximale de leur apport en capital à travers l'augmentation des profits et la distribution des dividendes, l'État n'a pas les mêmes priorités : il privilégie l'intérêt général notamment par le lissage dans le temps des évolutions des coûts des fournitures, la vente du gaz au prix le plus bas possible ou le souci du long terme, lequel commande un renouvellement programmé des équipements de production et de transport et nécessite des investissements sur les réseaux.

Or pour gérer sa dette, l'État devra faire face à une contradiction insoluble puisqu’il ne contrôlera plus l'entreprise, qui aura comme objectif la maximisation de sa valeur boursière.

À partir du moment où l'État ne décide plus, sa participation financière perd beaucoup de son sens et il pourrait décider de vendre ses participations afin de diminuer sa dette publique – l’un de nos collègues de la majorité s’est, à cette tribune, clairement prononcé en ce sens. Le détricotage du secteur public de l'énergie ne fera plus que s’accélérer alors qu’un tel secteur représentait un atout compétitif pour notre pays.

Je le répète : les décisions du pouvoir politique et ses moyens d'intervention seront limités ou fragilisés et le contrôle des pouvoirs publics sur les prix, jusqu'alors traduit par des décisions gouvernementales, disparaîtra. C'est le porte-monnaie de la ménagère qui pâtira le premier de cette liberté tarifaire dont disposera une entreprise conduite par des intérêts privés. Sur un autre plan, l'État avait, par contrat, fixé à GDF des objectifs, notamment la rénovation du réseau en fonte grise vétuste et dangereux : le respect de ces objectifs sera, à n’en pas douter, plus difficile.

Je l’ai dit, l'État ne disposera plus d'une autorité suffisante pour faire prévaloir l'intérêt général au sein de la nouvelle entité. Or l'exemple d'EDF, certes détenu à 80 % par l'État mais dont le pilote économique est la part de capital privé, nous montre qu’on tire prétexte du financement de l'investissement à venir pour justifier les hausses de prix, ce qui est un mensonge, je ne crains pas de l’affirmer ! Ce mensonge, du reste, ne vient pas du Gouvernement mais du principal dirigeant d’EDF. J'ai en effet démontré que l'allongement de la durée de vie des centrales nucléaires au-delà de leur délai de financement de trente ans constitue une rente. On peut donc affirmer que les centrales deviennent, dans la seconde partie de leur existence, de véritables vaches à lait pour les bénéfices, lesquels seraient réinvestis par une entreprise publique mais seront hélas, il faut le craindre, transformés en dividendes par les dirigeants actuels. Dans une entreprise où l'État n'aurait plus que la minorité de blocage – ce que vous proposez –, il perdrait tout moyen de contrôle sur les prix. Comme l'ont rappelé mes collègues socialistes, la véritable réponse est un pôle public fort EDF-GDF.

Décidément, 2006 risque de rester dans l'histoire une année calamiteuse pour la grande industrie française.

Le Compte rendu analytique
est disponible sur Internet
en moyenne trois heures après la fin de séance.

Préalablement,
est consultable une version incomplète,
actualisée au fur et à mesure du déroulement de la séance.

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