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AIRBUS

Du goulag jacobin au paradis libéral

Par Jean-Luc Mélenchon,

le 3 mars 2007

Dès sa naissance en 2000, EADS a revendiqué une identité "d'entreprise de marché" en rupture avec la logique purement industrielle d'Airbus. Ça faisait moderne, non ? Jean-Pierre Gaillard, Jean-Charles Sylvestre et les autres griots se tortillaient d'excitation et leur enthousiasme mettait la larme à l'œil du petit actionnaire d'Eurotunnel. Voyez plutôt : dans l'organigramme stratégique, les fonctions technologiques et productives ont été subordonnées aux fonctions financières et commerciales ! C'est le modèle classique que les belles personnes prétentieuses nomment en anglais (langue sacrée pour ce type de sornettes) la "Corporate governance". Aussitôt, sous la pression des actionnaires privés, EADS va forcer Airbus à se lancer dans une différenciation commerciale à outrance selon les logiques du marketing universel qui s'applique aussi à la production des divers parfums de yaourt et au coloris de montures de lunettes de soleil. Bien sur, ils y ont ajouté la dose de bobards sans lesquels il n'y a pas de bons bonimenteurs au marché de Brignon-les-Bains : délais de livraison à couper le souffle, prix cassés toute l'année, satisfait ou remboursé. Mais il s'agit d'avions, pas de tee-shirt sérigraphiés. Dans l'entreprise cela signifie réduire drastiquement les délais et les coûts de développement des appareils. Très vite, sur le plan industriel, la contradiction éclate. D'un côté, l'étalement et le report d'une partie des investissements (pour maximiser le profit), et de l'autre, la réduction de la durée du temps de mise au point des appareils (qui n'est en principe possible que grâce à un surcroît d'investissements).

C'est cette préférence génétique des actionnaires pour le court terme, contre l'avis des ingénieurs et des chaînes de production, qui va plomber le programme du super-porteur A380. Pour maximiser les perspectives de rentabilité, la direction d'EADS va en effet s'engager sur des délais de livraison et des gammes d'options intenables pour la fiabilisation des appareils et leur mise en production. Cette préférence pour le court terme va générer des pénalités de retard colossales. Car, pour appâter les clients, les services marketing avaient proposé des contrats hyper alléchants sur les délais. A la fin, il est question d'importantes pertes : 5 milliards d'euros résultant exclusivement de la "corporate governance", c'est a dire de la rapacité des actionnaires.

De même pour le moyen-porteur de nouvelle génération (devant remplacer les A330 et A340), c'est la réticence des actionnaires à immobiliser les fonds nécessaires (notamment Lagardère) qui a conduit à des reports successifs de la mise en développement de l'A 350 (jusqu'en 2012), faisant perdre de précieuses années face à Boeing (qui développe le 787) et donc des milliers de commandes.

Ces difficultés montrent que la logique des marchés d'actions rivés au court terme est complètement incompatible avec le développement industriel dans certains secteurs nécessitant des investissements très lourds. Cette question c'est celle qui revient et reviendra encore davantage bientôt dans des secteurs comme le nucléaire ou l'hydroélectricité. Quand il faut mettre très très gros au début pour ne toucher que peu à court terme, les actionnaires se défilent et leur main invisible vide les caisses avant de partir. Plus il y a de main invisibles dans le panier moins il y en a pour le remplir... C'est ça leur magnifique système. Le nôtre, celui de l'Etat colbertiste, jacobin, totalitaire, centralisateur inefficace marchait autrement mieux

DU TEMPS DU GOULAG JACOBIN

Ces problèmes d'arbitrages financiers n'existaient pas dans l'ancien système du consortium Airbus. Les Etats mettaient à disposition les fonds sous forme "d'avances remboursables", en fonction de ce qu'avaient proposé les développeurs et les ingénieurs.

L'investissement public permettait donc de disposer de sommes colossales. Le remboursement de ces avances pouvait être étalé sur le très long terme. L'Etat y retrouvait son compte. L'Entreprise aussi. Car les bénéfices tirés à terme de la vente des appareils (après remboursement des avances) étaient systématiquement réinvestis dans le développement et la production. L'ennemi public numéro un de l'Etat, la commission et ses marionnettes lobbyisées, y a mis bon ordre en stigmatisant le système des avances remboursables. Je parle des avances des Etats pas de celles des lobbies... L'OMC aussi a fulminé diverses malédictions (en entendant ce nom il est de bon ton d'entonner aussitôt des cantiques votifs avec pour refrain : "c'est mieux que rien"). Mais il est très révélateur que les deux premiers projets où Airbus a renoncé à utiliser les avances remboursables soient l'A 380 (utilisation des avances au début du projet en 1993 puis renonciation à les utiliser à partir de 2001) et l'A350 (abandon total du système des avances). La formidable capacité d'accumulation financière publique a permis à Airbus, qui partait de rien en 1972, de conquérir en moins de 30 ans plus 50 % du marché mondial de l'aviation civile.

Un point encore. Ce n'est pas seulement une affaire de gros sous dans tout cela. C'est aussi un résultat technique qui a été rendu possible ! Aucun actionnaire privé n'aurait pu consentir les efforts d'investissement comme ceux rendus nécessaires par le développement d'Airbus et les innovations technologiques très coûteuses qui ont été expérimentées. Airbus a en effet révolutionné tous les standards technologiques de l'aviation mondiale. Il fait passer les avions au système des commandes électriques sur l'A 320. D'ou venait l'idée et la mise au point ? De quelles merveilleuses entreprise privée ? Aucune. Il s'agit d'un emprunt à l'expérience accumulée sur le Concorde qui a inventé la commande électrique. Airbus a aussi remplacé progressivement les tôles par des matériaux composites plus légers et résistants. Il va introduire les fibres optiques pour les communications. Il va repenser l'assemblage des avions en passant du traditionnel rivetage au soudage laser. Pour chacune de ces nouveautés, Boeing ne rattrapera le retard que 10 ou 15 ans plus tard. Boeing a récupéré l'acquis sans supporter les risques, faute de pouvoir immobiliser les capitaux indispensables pour effectuer ces bonds technologiques en des temps records. Boeing n'a conservé sa rentabilité qu'en arrivant à réduire les coûts des appareils. Pas avec des performances techniques, loin de là ! Car, pour cela, l'astuce a consisté à amortir ses produits sur des durées incroyablement longues (on voit que le long terme a aussi du bon parfois...). Ainsi une partie des composants qui équipent encore les Boeing vendus aujourd'hui datent des années 1950-1960.

Et, pour finir dans ce registre archaïque avec un nouveau train de pensées incorrectes, notons que le consortium Airbus a aussi assis sa percée industrielle sur une main d'œuvre à forte productivité par rapport à celle de Boeing. Pourquoi ? La qualification y sera longtemps valorisée. Comment ? Les gens ont été formés et payés correctement, voilà le secret. Et correctement traités dans les périodes de vaches maigres. Ainsi, l'Etat aura à cœur, en particulier sur les sites toulousains, de garantir la continuité des équipes et la transmission des savoirs-faire, y compris en périodes de trous d'air des commandes. A plusieurs reprises, l'Etat va ainsi imposer la reconversion partielle des chaînes de production et des personnels, qui furent amenés, entre deux avions, à fabriquer des téléviseurs, des frigos et même des caravanes pour ne pas laisser l'appareil industriel inemployé. Une telle logique de continuité de l'appareil industriel est une obscénité pour des actionnaires privés. Eux-mêmes sont une obscénité pour l'aviation.

ACTIONNAIRES VOYOUS

Non contents d'avoir déjà freiné le rythme des investissements et pressuré le système de production au point de conduire au retard de l'A380, les actionnaires privés ont aussi commencé à quitter le navire auquel ils avaient directement contribué à faire prendre l'eau.

Bristish Aerospace (BAE) a d'abord revendu les 20 % qu'elle possédait dans Airbus à EADS qui possède désormais 100 % d'Airbus. C'est un plaisir de faire équipe avec des anglais de cette sorte. Leur comportement de 51éme Etat des Etats-Unis faisant merveille, comme on le sait, chaque fois qu'une difficulté se présente. Les connaisseurs se souviennent du dossier de la fusée européenne qu'ils avaient abandonnée sur injonction des USA aux premiers ratés. Heureusement que là encore l'Etat français, jacobin et inefficace, a réussi à produire des fusées (sans ingénieurs nazis pour les mettre au point comme aux Etats Unis) et à rafler 50 % du marché mondial de lancement de satellites.

Reste que depuis 2000 le socle "d'actionnaires stables" d'EADS n'a cessé de se réduire. Résultat : une dispersion anarchique du capital d'EADS sur les marchés financiers. Ainsi, en pleine crise sur les retards de l'A380, Lagardère et Daimler Chrysler décident chacun de vendre 7,5 % du capital au printemps 2006. Actionnaires stables ? Compte tenu des volumes colossaux d'actions dont la vente est alors annoncée par Lagardère et Daimler Chrysler, leur comportement a directement aggravé la baisse de l'action. Photo de situation actuelle : Daimler Chrysler ayant décidé en février 2006 de vendre une nouvelle tranche de 7,5 % et Largardère envisageant lui aussi de céder de nouvelles actions, le socle d'actionnaires (qui possédait 65 % en 2000) est aujourd'hui réduit à 42,5 %.

Cela fragilise encore davantage EADS ! Sa dépendance par rapport au marché boursier est encore plus grande ! Et qui peut croire que les acheteurs d'actions à venir sont des mordus d'aviation et de développement des technologies pour dans vingt ans? On connaît le résultat. Sans que personne n'ait rien vu venir, on a ainsi découvert en plein été que la banque publique russe Vnechtorg Bank avait acquis 5 % du capital d'EADS en ramassant discrètement les actions (dont le cours était alors au plus bas) sur les 3 places boursières où EADS est coté. Et depuis, Poutine lui-même a confirmé que la Russie était intéressée à se renforcer encore dans le capital, ce qu'elle est certainement déjà en train de faire. L'émir du Qatar a aussi annoncé s'intéresser sérieusement à EADS et a dit envisager d'en acquérir une partie du capital via un fonds d'investissement. EADS n'est ainsi pas non plus à l'abri des fonds de pension et autres fonds prédateurs dans la mesure où l'essentiel de son capital est désormais flottant. Qui s'en soucie parmi les patriotes économique de l'UMP ? Tout de même ! Dans la besace de cette entreprise, il y a tout de même les hélicoptères de combat français, des missiles et ainsi de suite. On notera avec intérêt les remarques grotesque de Sarkozy sur ce dossier qui, comme un lapin duracel, a aussitôt récité le catéchisme libéral sur le sujet sans un mot pour le savoir-faire, le manque de patriotisme des actionnaires privés français, ni les risques sur notre indépendance militaire. Mais c'est sans doute parler comme un nationaliste de le dire comme diraient les eurocrates et leurs porte-plumes.... Là dessus, quand les socialistes (la candidate et le premier secrétaire du Parti) dénoncent la situation, exigent un moratoire et parlent d'un retour de l'Etat dans l'entreprise, ils ont tellement raison que c'est un spectacle hallucinant de voir le nombre de moulins à prières libéraux qui ont encore le front de venir radoter leurs refrains sur "l'état qui n'est pas capable de produire" et ainsi de suite. La bourde suprême va à Nicolas Sarkozy qui répond : "un moratoire ? Ça recommence ! C'est plutôt d'un manque de stratégie industrielle que nous souffrons dans l'entreprise". Ah ! Bon ? Qu'il est intelligent ! Moderne ! Novateur ! Et comment explique-t-il ce "manque", ce cher petit génie qu'il faut désormais appeler bécassin, lui qui sait repérer un manque de stratégie industrielle plus vite que son petit camarade en UMP Noël Forgeard, le naufrageur de l'entreprise et parasite de choc ? Que pense Monsieur Sarkozy du bilan de la privatisation d'Airbus ? Que pense-t-il du bilan de son ami l'homme d'affaires et de presse. Justement : c'est là que le bât blesse. Monsieur Sarkozy ne peut pas penser davantage que ne le supporte l'agence de propagande qui le motorise. N'empêche : je pense qu'un moratoire serait bon, non seulement pour l'entreprise Airbus mais aussi pour la boîte à réplique toute faite de monsieur Sarkozy.