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COMMENT PERDRE LA GUERRE CONTRE LA TERREUR

3ème PARTIE :

Echange de récits

par Mark Perry et Alastair Crooke

Asia Times Online, le 3 juin 2006, "PART 3: An exchange of narratives"

Alastair Crooke et Mark Perry sont les codirecteurs du Conflicts Forum, groupe basé à Londres et qui se consacre à produire une ouverture vers l'Islam politique. Crooke est l'ancien conseiller pour le Proche-Orient de Javier Solana (le Haut-Représentant de l'Union Européenne) et a servi en tant que membre actif de la Commission Mitchell, qui a enquêté sur les causes de la deuxième Intifada. Perry est consultant politique et est basé à Washington DC. Il a écrit six ouvrages sur l'Histoire des Etats-Unis et a été le conseiller personnel de Yasser Arafat.

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Pendant un moment, juste après 11 septembre 2001, les intellectuels occidentaux ont débattu de la signification des attaques qui se sont produites ce jour-là et du moyen le plus approprié de les contrer. Il y a eu un déferlement de voix, une cacophonie d'opinions.

Pour le philosophe allemand, Jurgen Habermas, qui se démenait pour comprendre l'ampleur de cet événement, le fruit de sa réflexion était que le 11 septembre portait en lui une "atmosphère de pressentiment", qui mettait en lumière "la vulnérabilité, connue depuis longtemps, de notre civilisation complexe". L'intellectuel français Jacques Derrida est allé plus loin, suggérant que la complexité de cet événement nous force à remettre en cause nos "présuppositions conceptuelles les plus profondément enracinées". Les faiseurs d'opinion, les intellectuels, les politiciens, les analystes de la politique étrangère et la grande masse du public se sont débattus avec la signification du 11 septembre, comme s'ils avaient soudain été pris au dépourvu par la pure audace de cet événement. Et c'est ainsi, pendant l'instant le plus insignifiant — une vibrante période d'espoir qui fut si brève qu'elle semble à présent n'avoir jamais existée —, que les Américains et les autres Occidentaux ont [momentanément] rejeté les "idées reçues" sur la "guerre" et le "terrorisme", en sortant de leur léthargie de certitudes.

Mais ce court instant d'espoir est passé. Mus par la vision bouleversante de cette attaque — le spectre des êtres vivants tombant dans le vide, au bas de Manhattan — les Etats-Unis et leurs alliés ont attaqué l'Afghanistan, chassé les Taliban du pouvoir, emprisonné les membres d'al-Qaïda et leurs sympathisants, étranglé les banques du Moyen-Orient et purgé leurs comptes financiers. Ils ont identifié un "axe du mal", voté de nouvelles mesures de sécurité plus rigoureuses, accordé de nouveaux pouvoirs aux agences d'espionnage intérieur et augmenté le financement de leurs services extérieurs. [Ensuite,] ils ont déposé Saddam Hussein. Pourtant, cinq ans après, des [centaines] de milliers de morts et des [centaines] de milliards de dollars plus tard, il reste ce que Habermas appelle un "vague sentiment d'angoisse" : un sens à la fois indéfinissable et précis que quelque part, d'une manière ou d'une autre, nous, en Occident, nous sommes terriblement trompés sur cette chose, cette "guerre contre le terrorisme".

Mais comment ?

Dans les deux premières parties de cette série consacrée à notre dialogue avec l'Islam politique (Parler aux 'terroristes' et Remettre la victoire aux extrémistes, AsiaTimesOnline/QuestionsCritiques, mars-avril 2006), nous avons fait le récit simple de notre échange avec les dirigeants du Hamas, du Hezbollah, du Jamaat e-Islami et des Frères Musulmans. Notre dialogue était une exploration sans détour des principes et des tactiques politiques. La revendication centrale que nous défendons est que les décideurs occidentaux, en étant incapables de faire la différence entre les divers groupes politiques musulmans, ensanglantent inutilement le paysage du monde islamique et étendent la crise mondiale.

Pendant ces deux dernières années, nos échanges avec les dirigeants de l'Islam — et aujourd'hui, aussi, avec les décideurs aux Etats-Unis et en Europe — sont allés au-delà des formules politiques simple de la diplomatie. Dans une série de rencontres plus réduites et plus privées, de Beyrouth à Istanbul et Bruxelles, de Londres à Washington et Jérusalem, nous avons commencé à explorer les fondations intellectuelles de notre confrontation, afin de pouvoir, finalement, nous occuper de ce "sentiment d'angoisse" intangible qui s'infiltre ainsi dans notre conflit.

Ce que nous voulons dire lorsque nous disons...

Les diverses réactions publiques à nos deux premiers articles se sont essentiellement focalisées sur deux déclarations : en premier, sur celle d'un dirigeant du Hamas qui nous a mis en garde d'un ton acerbe contre les sermons ("nous ne voulons pas que vous parliez, nous voulons que vous écoutiez") et ensuite, sur notre affirmation que l'image d'al-Qaïda qu'ont les occidentaux est réfléchie par une série étroite d'idées fausses, avancées par une élite politique de paroisse — ces décideurs que nous avons décrits comme étant des takfiris occidentaux. [1]

Le premier commentaire a reçu une large approbation, le deuxième un scepticisme généralisé. Les réactions, quant à elles, se divisaient à parité selon les lignes ethniques et religieuses : les Arabes et les Musulmans ont loué les mises en garde du Hamas (selon lesquelles nous devions écouter en même temps que parler), tandis que les Occidentaux ont ridiculisé la description que nous avons faite des takfiris en la faisant passer pour simple "slogan politique creux" et en disant que notre échange était typique des "réformistes utopistes" qui pensent naïvement que le monde peut être réglementé par le Sermon sur la Montagne.

À elles seules, ces réactions font ressortir les différences anciennes lourdes de sens dans la manière dont l'Occident et l'Islam échouent à communiquer. Le recours aux experts par les médias occidentaux, pour déchiffrer ces complexités, a précédé de 20 ans les Accords d'Oslo (1993). Les bulletins d'informations faisaient des comptes-rendus réguliers sur le conflit israélo-palestinien en mettant en scène des officiels qui apparaissaient aux côtés des experts, du style : "Alors, dites-nous, Professeur, que pensent les Palestiniens ?" Ce ne fut qu'après Oslo que les Palestiniens furent autorisés à parler pour eux-mêmes — ou que nous fûmes autorisés à les écouter.

Dans le sillage du 11 septembre, les nouveaux canaux de diffusion sont retournés à ces traditions d'avant Oslo, mettant en scène des commentateurs-experts, filtrant les points de vue islamistes pour une audience dont les opinions sur l'Islam ont été façonnées par... les commentateurs-experts. La révolution mondiale des communications s'est avérée singulièrement incapable de renverser cette pratique, en partie parce que les grands groupes de diffusion ont prouvé qu'ils étaient vulnérables aux pressions politiques et économiques — la télévision du Hezbollah, Al-Manar, est interdite de diffusion aux Etats-Unis et en Europe parce qu'elle est une "entité terroriste" et aucune société de satellites n'est disposée à accepter un service d'Al-Jazeera en langue anglaise.

Toutefois, l'incapacité apparente des médias à présenter des commentaires non filtrés n'est ni universelle, ni causale. Elle est particulière et dérivée et elle est le résultat d'une méfiance historique et profondément ancrée des décideurs occidentaux vis-à-vis des dirigeants de l'Islam. Plus récemment, cette méfiance s'est reflétée par cet échange exaspérant que nous avons eu avec un salarié d'une organisation américaine consacrée à la politique étrangère. Ce dernier émettait l'hypothèse que la raison pour laquelle l'Ouest n'écoute pas l'Islam politique est que l'Islam politique n'a rien à dire :

"Vous avez parlé aux dirigeants du Hezbollah ?

— Oui.

— Et au Hamas ?

— Oui.

— Et ils ont dit qu'ils voulaient la démocratie ?

— Oui.

— Et vous les avez cru ?"

Le scepticisme qu'il y a dans ces mots est pernicieux, mais en aucun cas, inhabituel : ces mots sont destinés à vider de son contenu notre dialogue avec l'Islam et, ainsi, de traduire le message de l'Islam dans une forme qui reflète la politique des Etats-Unis : "Le Hamas dit qu'il croit en la démocratie, mais ce qu'il veut vraiment dire est..." Cette allégation n'était pas non plus involontaire. En effet, l'aigreur de ce détracteur était une réfutation résolue de notre croyance que le langage ne joue pas seulement un rôle central dans l'expérience politique, ainsi qu'une réfutation de notre croyance qu'il se pourrait que les dirigeants du Hamas et du Hezbollah disent la vérité — et qu'ils soient capables de se définir eux-mêmes.

Notre réponse, pensions-nous, fut pertinente : "Vous opposez-vous au Hamas et au Hezbollah parce que vous croyez qu'ils sont incapables de dire la vérité ou prétendez-vous qu'ils sont incapables de dire la vérité parce que vous vous opposez à eux ?"

Spécialement depuis le 11 septembre, les Etats-Unis et leurs alliés ont abordé l'Islam, non pas pour le comprendre, pour parler avec lui ou pour l'écouter, mais pour l'interpréter. Une telle interprétation n'est pas "libératrice", elle est "réactionnaire, impertinente, lâche et étouffante", comme dirait Susan Sontag, la penseuse occidentale. Cela est destiné à contaminer nos sensibilités.

Quand même, nombreux sont ceux à l'Ouest qui croient qu'une telle interprétation est essentielle, parce que le langage des Islamistes est obscur, n'est pas à notre portée et qu'il est codé, alors que le nôtre est transparent, accessible et honnête. Lorsque nous disons que nous soutenons la démocratie, nous le pensons ; lorsqu'ils le disent, ils mentent.

Actes de parole

Ainsi, nos imprécations à "écouter" sont plus qu'une afféterie politique (ou une tentative de remplacer le monde réel de la politique par le Sermon de la Montagne), c'est le message central de beaucoup de dirigeants politiques, les plus importants et les plus influents de l'Islam, pour lesquels parler et écouter est une stratégie centrale pouvant conduire à la désescalade de la confrontation avec l'Ouest.

Ce message était au centre d'un échange récent à Beyrouth avec le Grand Ayatollah Mohammed Hussain Fadlallah. Eduqué à Nadjaf, où son érudition lui a gagné attention et respect, Fadlallah est l'un des quelques grands ayatollahs dans le monde, une communauté qui représente la profondeur de la pensée islamique au sein du Chiisme. Fadlallah distille ses croyances dans des phrases à la fois puissantes et flegmatiques. En tant que membre de l'élite chiite, il a des adeptes qui souscrivent à ses enseignements et il fait très attention à son utilisation du langage. Fadlallah et sa poignée de collègues sont uniques : il n'y a rien de comparable à l'Ouest — ce serait comme si chaque cardinal catholique avait une vue différente sur le Christianisme et attirait des étudiants vers ses vues.

À présent âgé, Fadlallah n'entre plus majestueusement dans une pièce comme il le faisait autrefois et ses hôtes peuvent voir les stigmates de l'âge sur son visage. Mais c'est un homme qui se préoccupe des mots. Dans l'une de ses dernières déclarations, il émet une inquiétude prudente à propos de la dilution du langage et de la violence qu'une telle dilution fait présager. Plus ostensiblement, il soutient que le discours politique actuel de l'Ouest est destiné précisément à clore le débat et à saper les possibilités d'entente.

"Nous pouvons parler des différences entre les combattants de la liberté et les terroristes, à propos de la résistance légitime et de la résistance illégitime et nous pouvons participer à des dialogues et des débats - mais chaque religion condamne le meurtre de civils", a-t-il déclaré. "L'Occident sait cela. Pourtant l'Ouest ne met pas soin à ce qu'il dit ou comment il utilise ou il applique ses catégories ou si cela est conforme à ses propres principes. Sa plus grande erreur est d'utiliser ces termes avec trop d'empressement. L'Occident a besoin d'être plus réfléchi, plus attentif et plus perspicace dans son usage du langage.

"Il y a une dilution du langage qui s'opère ici. Ce qu'il nous faut réaliser est que les mots ont un sens, qu'ils peuvent conduire à la violence."

Fadlallah est connu pour sa courtoisie et son absence chez les autres le déconcerte. Il est accusé d'avoir été le cerveau de l'attentat à la bombe de la caserne du Corps des US Marine à Beyrouth en 1983, régulièrement décrit (tout récemment encore par CNN) comme l'œuvre du Hezbollah - qui n'existait pas à l'époque. Les Etats-Unis ont riposté à l'attentant contre la caserne en tentant d'assassiner Fadlallah, en 1985, dans un attentat à la voiture piégée, tuant 73 Libanais. Ses dernières années, Fadlallah les a passées à essayer d'éveiller l'Ouest à l'importance de parler clairement. La conclusion que l'on peut tirer, à en croire l'histoire que nous a racontée l'un de ses assistants, avant notre rencontre, est que cette expérience fut éprouvante..

"Une fois, un interviewer interrompit Son Eminence pour donner sa propre opinion", nous a raconté l'assistant. "Le Cheikh Fadlallah garda le silence pendant cette interruption, mais lorsqu'il reprit la parole, il dit : 'Jeune homme, lorsque vous parlerez, j'écouterai attentivement tout ce que vous direz. Une fois que vous aurez fini, je répondrai et vous resterez silencieux et vous m'écouterez attentivement jusqu'à ce que j'aie terminé. C'est la discipline que j'emploie'."

C'est dans le sillage de la publication des caricatures de Mahomet [2] que l'inquiétude de Fadlallah, concernant les effets du discours occidental sur l'Islam, fut la plus visible. La Secrétaire d'Etat Condoleeza Rice a été la plus dure dans sa condamnation des manifestations qui ont suivi quelques mois plus tard, soutenant que l'Iran et la Syrie "ont tout fait pour enflammer les sentiments et pour utiliser cela pour leurs propres objectifs. Et le monde devrait leur demander des comptes". Jack Straw, qui était alors le secrétaire aux affaires étrangères de la Grande-Bretagne, s'est fait le perroquet de ces imprécations, répétant de manière discordante l'américanisme sans prétention de Rice "qu'on leur demande des comptes".

Le président George W. Bush, pendant ce temps, a réprimandé les gouvernements musulmans en leur disant qu'ils devaient être "respectueux" des valeurs occidentales de liberté d'expression et il téléphona aux Danois pour exprimer son "soutien et sa solidarité". Dans les pages du Washington Post, les commentateurs Alan Dershowitz et William Bennett ont soutenu l'appel de Bush en condamnant les journaux américains pour n'avoir pas suivi l'exemple danois en publiant les caricatures, disant que de ne pas le faire ébranlait la doctrine de la liberté d'expression. "Lorsque nous fûmes attaqués le 11 septembre, nous savions que la raison principale de l'attaque était que les Islamistes haïssent notre manière de vivre, nos vertus et nos libertés. Nous n'avions jamais imaginé que la presse libre - une institution au cœur de ces vertus et de ces libertés - serait parmi la première à se rendre", écrivirent-ils.

Les condamnations bruyantes de la réaction de l'Islam ont atteint des proportions assourdissantes lorsque le point de vue du commentateur conservateur américain Fred Barnes fut diffusé sur la région : "Cela nous en dit long", a-t-il déclaré. "Cela nous dit que notre ennemi n'est pas seulement al-Qaïda. Qu'il y [a] des Musulmans partout en Europe et partout dans le monde qui sont certainement les ennemis de la civilisation occidentale... À présent, je pense que nous avons appris beaucoup de cela. Nous voyons le mépris des Musulmans pour la démocratie, la liberté d'expression, la liberté de la presse et surtout la liberté de religion."

Les protestations musulmanes sur la publication des caricatures danoises étaient profondément enracinées et émotionnelles, mais elles ont été alimentées et exacerbées par l'insistance de l'Ouest à dire que la défense des caricatures était simplement le reflet de son engagement à la liberté d'expression - à "ses" valeurs. Qu'une telle défense puisse être vue comme hypocrite n'est pas venue à l'esprit des commentateurs occidentaux, qui n'ont pas perçu la moindre symétrie entre la condamnation occidentale de la télévision Hezbollah Al-Manar (pour ne citer qu'un exemple) et la condamnation islamique des caricatures danoises. Comment se fait-il que la liberté d'expression puisse être étendue à ceux qui insultent le Prophète mais pas à ceux qui protestent vigoureusement contre les insultes ? Quelles sortes de présuppositions sont faites par ceux qui voient ces manifestations publiques comme une attaque des valeurs démocratiques ?

Que l'interdiction d'Al-Manar et la controverse sur les caricatures fussent d'une manière ou d'une autre reliées au contexte politique arabe eût été perçu comme une surprise par les Américains, qui restent ignorants de cette comparaison. Al-Manar a d'abord été interdite de diffusion par les Français, en décembre 2004. Le Premier ministre d'alors, Jean-Pierre Raffarin a déclaré que cette interdiction était mise en place parce que "les programmes d'Al-Manar sont incompatibles avec nos valeurs". L'interdiction française fut suivie par la décision du satellite étasunien hébergeant Al-Manar de couper l'émission de la chaîne et, un an plus tard, l'inclusion d'Al-Manar sur la Liste d'Exclusion Terroriste du Département d'Etat des Etats-Unis.

"Ce n'est pas une question de liberté d'expression", a déclaré le porte-parole du Département d'Etat, Richard Boucher. "C'est une question d'incitation à la violence et nous ne voyons pas pourquoi, ici ou n'importe où ailleurs, une organisation terroriste devrait être autorisée à répandre la haine et son incitation par l'intermédiaire des ondes de la télévision".

Comment se fait-il - demandèrent les Musulmans durant les manifestations de février sur les caricatures - comment se fait-il que la condamnation de la violence d'Israël par Al-Manar est une "incitation à la violence", tandis que Fred Barnes peut allègrement condamner les Musulmans comme étant "des ennemis de la civilisation occidentale" ?

Ceci dit, le contenu des programmes d'Al-Manar n'est pas seulement une préoccupation pour l'Ouest. Le ministre des affaires étrangères Hezbollah, Nawaf Moussaoui (comme il a été dit dans la 2ème Partie de cette série) a reconnu son embarras concernant la diffusion par la chaîne d'un documentaire sur les "Protocoles des Sages de Sion". Et la célébration abrupte du martyre, avec le Dôme du Rocher en toile de fond, ne semble pas être tant une dilution du langage que son escalade.

Nous ne soutenons pas qu'Al-Manar devrait obtenir un "sauf-conduit" pour les discours de haine simplement parce que Fred Barnes s'est rendu coupable de la même offense - ou parce que le Grand Ayatollah Fadlallah est une sorte de prophète en sandales avec une copie d'Emmanuel Kant à portée de main sur sa table de nuit - mais parce que l'on ne peut pas mettre fin à un discours de haine profondément enraciné en refusant de parler ou d'écouter. Vraiment, l'embarras de Moussaoui à propos de ces programmes d'Al-Manar était une nouvelle pour les décideurs aux Etats-Unis, alors que cela n'aurait pas dû l'être. Un échange avec le Hezbollah au sujet du point de point occidental (et de celui de Fadlallah) selon lequel le discours de haine conduit aux crimes de haine ("que les mots ont un sens") aurait pu résulter en une désescalade de la guerre des mots qui alimentent le conflit actuel. Ou peut-être pas. Mais l'interdiction d'Al-Manar en Occident a eu précisément l'effet inverse de ce qui était voulu, parce qu'il lui a conféré une légitimité accrue dans la région en prouvant que, selon les mots d'un officiel d'Al-Manar, "l'Ouest ne veut entendre qu'une seule voix et c'est la sienne".

Fatalement, la controverse des caricatures a atteint son pic juste avant Achoura, le jour saint chiite commémorant le martyre d'Hasayn ibn Ali, le petit-fils de Mahomet, lors de la bataille de Karbala en l'an 680. Achoura est traditionnellement un jour de deuil et les Chiites libanais l'ont commémoré le 9 février dernier en participant à un rassemblement de masse, qui fut couronné par un discours du secrétaire-général du Hezbollah, Sayyad Hassan Nasrallah (décrit dans un reportage de l'Associated Press comme "un ecclésiastique barbu à turban noir").

Né au Liban, mais éduqué à Nadjaf comme Fadlallah, Nasrallah est peut-être le dirigeant politique le plus irrésistible, le plus sophistiqué et le plus respecté du Proche-Orient. Il est un orateur public vif et les dizaines de milliers de supporters du Hezbollah qui sont venus l'écouter s'attendait à ce qu'il émette un cri de ralliement en signe de protestation, une condamnation brûlante de l'Occident et une défense de la colère musulmane. De manière surprenante, il ne l'a pas fait. À la place, Nasrallah a fait écho à la préoccupation continuelle du Grand Ayatollah Fadlallah au sujet de la violence potentielle du langage. Son message était un message de colère, mais son auditoire a senti dans ses mots une frustration plus profonde - que, pendant les semaines précédentes, le monde musulman avait souffert à cause d'un flot de mots, une leçon sur les valeurs, sans aucune chance d'y répondre. Maintenant, il apporterait une réponse.

"Défendre le Prophète devrait continuer partout dans le monde. Que Condoleeza Rice et Bush et tous les tyrans..." - à ce stade, inexplicablement, Nasrallah a semblé chercher les mots appropriés et il les a finalement trouvés - "...que Condoleeza Rice et Bush et tous les tyrans - la ferment !"

La frustration de Nasrallah a galvanisé son auditoire, dont la réponse pour célébrer son imprécation a reflété les vues des dirigeants de l'Islam politique, [telles qu'ils les ont exprimées] lors de nos séries initiales d'échanges avec eux, à Beyrouth l'année dernière. Avant ces rencontres, nos futurs interlocuteurs étaient inébranlables. Ils nous racontèrent une rencontre qu'ils avaient eue l'année précédente avec des universitaires américains et européens. Cette rencontre avait mis en scène des présentations par des érudits américains et européens, qui ont insisté sur le fait que l'Ouest entrerait en dialogue avec l'Islam politique seulement si trois conditions préalables étaient remplies - que les groupes islamistes renoncent à la violence, reconnaissent Israël et déposent les armes.

"Nous nous sommes demandés, au cas où nous remplirions ces conditions, ce qu'il resterait exactement à discuter", a déclaré un officiel du Hamas. Cette rencontre devint un sermon. Mais plutôt que de dire à leurs homologues américains et européens de "la fermer" - comme Nasrallah l'a fait - les délégués islamistes ont quitté la pièce.

La sphère de violence

Nos expérimentations, à la fois dans nos dialogues de l'année dernière et dans nos échanges les plus récents avec des officiels européens et étasuniens, se sont concentrées sur le redémarrage de l'écoute et de la parole. Pas simplement parce que les dirigeants de l'Islam politique ont insisté sur cette nécessité ! Nos dialogues reposaient plutôt sur la croyance que la façon de parler et d'écouter, dans laquelle nous nous étions engagés, était différente de toutes ces conférences de réconciliation qui parsèment le paysage politique du Proche-Orient.

Notre but n'était pas de mettre fin à la violence, mais de la circonscrire à l'intérieur de limites bien définies - un aboutissement que nous pensions essentiel à notre objectif consistant à persuader les dirigeants occidentaux de différencier ceux qui ont perpétré le 11 septembre de ceux qui l'ont condamné, de faire la différence entre ceux dont la légitimité dépend du soutien de leur peuple et les autres. Notre But était donc manifestement égoïste : au degré auquel l'Occident tenait le Hamas, le Hezbollah, les Frères Musulmans, le Jamaat e-Islam et les autres Islamistes modérés pour responsables du 11 septembre (la "Gironde" islamiste, selon notre formule) correspondait le degré auquel les Islamistes concluaient que l'Occident tenait l'Islam pour collectivement responsable du 11 septembre - et le degré auquel la violence s'abattrait sur les innocents.

L'intérêt évident qu'éprouvaient les officiels occidentaux pour notre échange était une reconnaissance tacite, voire partiale, de ces points de vue - le signe que des officiels importants concluaient que la puissance n'est pas le seul monopole des Etats-Unis et de leurs alliés et, alors que "tendre l'autre joue" face au 11 septembre aurait été un manque de dignité, que ces attaques ne déchargent pas les politiciens de s'engager dans la diplomatie. Nous disons une reconnaissance partiale, parce que l'intérêt croissant pour nos échanges n'était pas suscité par des motivations altruistes, mais par l'échec qui pointait à l'horizon - la guerre qui s'intensifie en Irak, la violence qui se répand dans la région, la mise en place irresponsable du programme occidental de la promotion de la démocratie, de même que les voix de plus en plus véhémentes de l'Islam, exigeant que leurs griefs soient exposés.

Ce ne fut pas un hasard si ces peurs furent répétées, parfois mot pour mot, par les dirigeants de l'Islam politique, dont le désir pour le dialogue était alimenté par "l'extension de la guerre en Irak, la propagation de la violence dans la région, la mise en place inconsidérée du programme occidental pour la démocratie, ainsi que les voix de plus en plus fortes de notre peuple qui se lèvent pour qu'il lui soit permis d'exposer ses griefs".

Peu importe : si notre dialogue n'a pas eu pour résultat un progrès politique, il a simplement confirmé qu'un échange de récits était possible et qu'il est possible d'espérer un renversement de la phrase célèbre de Carl von Clausewitz[3], selon laquelle "la guerre est une diplomatie par d'autres moyens" - une tentative de déplacer le conflit actuel de la sphère de la violence vers la sphère de la parole.

Notre collègue John Alderdice, qui fut l'un des premiers "Unionistes" d'Irlande du Nord à exprimer sa volonté de parler avec le Sinn Fein et l'un des officiels-clé dans les négociations des Accords du Vendredi Saint, a narré sa propre expérience consistant à déplacer un conflit de la sphère de la violence vers la sphère de la parole. L'une des premières conditions pour y parvenir, a-t-il fait remarquer, est que les deux camps aient l'assurance qu'ils ne seront pas affaiblis par le dialogue. En général, un participant qui refuse de participer le fait parce qu'il a peur de sa propre faiblesse. Par conséquent, ce qui rendait Alderdice perplexe était l'intransigeance occidentale à reconnaître la nécessité d'engager le dialogue avec les dirigeants de l'Islam politique : "Nous, en Occident, avons des dizaines de milliers de soldats au Proche- et au Moyen-Orient, des douzaines de navires en haute-mer et le contrôle des marchés financiers mondiaux", a-t-il dit. "Donc, de quoi avons-nous peur au juste ?"

Parler et écouter sont donc bien plus qu'une construction métaphorique - une redite du Sermon sur la Montagne - ou un programme de réconciliation d'un autre nom, basée sur la foi. C'est plutôt une tentative de pallier les peurs, de remettre l'individu au centre de l'Histoire et de contredire l'apartheid intellectuel qui dépouille les mots de leur contenu. C'est aussi une tentative de démentir l'efficacité [prétendue] de ceux, en Occident, qui refuseraient à l'Islam la richesse de sa diversité et en même temps une tentative de rejeter la rhétorique de la culpabilité collective de l'Occident utilisée par l'Islam.

"Nous savons que la guerre fait des victimes innocentes, parce que c'est la nature de la guerre", nous a dit le Grand Ayatollah Fadlallah. "Mais ceci n'excuse pas la responsabilité ou ne nie pas la nécessité de faire tout ce nous pouvons pour épargner les innocents. C'est un idéal partagé par les Etats-Unis et l'Occident ; et, c'est aussi notre idéal. Voici une base pour le commencement d'une entente, parce que c'est cette croyance qui nous sépare de nos ennemis, dans le monde et à l'intérieur de nos propres sociétés".

Traduction : [JFG-QuestionsCritiques]

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notes :

[1] les Takfiris sont des Musulmans qui considèrent tous les occidentaux comme des kafirs (infidèles).

[2] Voir L'Affaire des Caricatures

[3] Carl von Clausewitz : (1780 -1831) fut un officier et théoricien militaire prussien. Auteur du traité "De la Guerre", qui reste un ouvrage majeur de stratégie militaire, Clausewitz y définit la notion de "guerre à but absolu", qui a donné naissance à la notion de guerre totale.