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Terreur Liquide

Soyez sceptique … Soyez très sceptique !

par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, le 17 août 2006, "Be skeptical ... be very skeptical"

Avant de quitter brutalement le gouvernement, l'année dernière, David Blunkett (l'ancien ministre de l'intérieur de Tony Blair) a apporté une contribution lourde de sens à la "guerre contre la terreur". En effet, lors de sa déclaration sur le terrorisme, à la Chambre des Communes, il a spécifiquement mis en garde sur la possibilité qu'une "bombe sale" soit placée en Grande-Bretagne par des terroristes.

Cela se passait en novembre 2002, lorsque les préparatifs de la marche vers Bagdad étaient déjà dans une phase avancée. Nous attendons toujours cette bombe sale et ses radiations mortelles. Toutefois, le genre 'bombe sale' a incité le producteur de documentaires reconnu, Adam Curtis, à sortir deux ans plus tard une brillante série télé sur BBC2, intitulée The Power of Nightmares: The Rise of the Politics of Fear [Le Pouvoir des Cauchemars : La Montée de la Politique de la Peur].

L'argument de Curtis est qu'une grande partie de la menace que constitue le terrorisme international s'avère être en fait "un fantasme qui a été exagéré et déformé par les politiciens… À une époque où toutes les grandes idées ont perdu de leur crédibilité, la peur d'un ennemi fantôme est tout ce qui reste aux politiciens pour se maintenir au pouvoir".

Curtis a placé le terrorisme d'al-Qaïda dans une longue lignée de paniques spectaculaires, dans l'histoire en dents de scie de la Grande-Bretagne depuis l'ère élisabéthaine, qui inclut l'arrivée des groupes d'attaquants espagnols [1595], des agitateurs révolutionnaires français, des anarchistes, des Bolcheviks et des républicains irlandais.

Tout naturellement, c'est Curtis qui m'a sauté à l'esprit, une semaine après que les autorités britanniques ont arrêté, le 10 août 2006, quelques deux douzaines de Musulmans, complotant de faire sauter des vols transatlantiques au départ du Royaume-Uni et en direction des Etats-Unis. Pas le plus petit début de preuve n'a encore vu la lumière du jour dans cette Mère de tous les Complots Infâmes.

Pendant ce temps, circulent des histoires délirantes de nouveaux complots. La toute dernière est cette "nouvelle fracassante" sur l'atterrissage d'urgence d'un avion de ligne, mercredi, à Boston, à cause des caprices d'une passagère "indisciplinée". Le week-end dernier, la police du Michigan a mis derrière les verrous trois malheureux Palestiniens-Américains, accusés de fomenter un acte terroriste. Ces trois "terroristes" furent attrapés en flagrant délit d'acheter 80 téléphones cellulaires dans un magasin de la chaîne Wal-Mart.

La police du Michigan a conclu que les téléphones cellulaires pouvaient être utilisés comme détonateurs pour faire sauter le Pont Mackinac, qui relie les parties inférieure et supérieure de la péninsule [du Michigan]. Par la suite, il s'est avéré que les trois détenus "terroristes" faisaient commerce de téléphones cellulaires pour gagner leur vie.

Le complot londonien, lui-même, est de plus en plus curieux. Des rapports sont sortis, selon lesquels les agences de sécurité britanniques [le MI5 et le MI6] se sentaient de plus en plus inconfortables avec le fait que leurs homologues américaines s'étaient précipitées pour affirmer que ce complot présumé était lié à al-Qaïda. Plus important, il apparaît que des sources, à Londres, ont commencé à se distancer de ce complot, en soutenant que le camp britannique subissait des pressions de Washington pour rendre celui-ci public, malgré l'absence de preuves et de faits clairs et convaincants qu'une quelconque conspiration ait en fait jamais existée.

C'est sans surprise que les voix les plus fortes pour exprimer le scepticisme se soient élevées au Pakistan, où, bien sûr, le public est habituellement cynique sur tout ce qui peut aller au crédit de l'establishment. [Et ces voix se sont élevées] malgré l'affirmation insistante que les agences de sécurité du Royaume-Uni, des Etats-Unis et du Pakistan s'étaient activement coordonnées pour contrecarrer ce complot - un scénario qui attribue au Pakistan le rôle du partenaire courageux et à poigne dans la "guerre contre la terreur", plutôt contraire à l'impression qui prévalait selon laquelle Islamabad cède peut-être au double langage.

Au Pakistan, les sceptiques ressentent que tout ce complot est un bobard exécuté brutalement par l'administration Bush. Ce ne sont pas seulement les soi-disant cercles "djihadistes" pakistanais qui ont tourné en ridicule ce complot, mais aussi les segments de l'opinion publique qui ont l'habitude de donner la primauté au raisonnement. Le quotidien pakistanais Daily Times commentait dans son éditorial : "Une guerre horrible est en cours au Liban et celle-ci ne se déroule pas en faveur d'Israël, des Etats-Unis et du Royaume-Uni. L'Irak a mal tourné ; l'Afghanistan empire.

"Le duo Bush-Blair rencontre des problèmes intérieurs et ces deux-là ont besoin de quelque chose de vraiment gros pour arriver à justifier leur politique et détourner l'attention de leurs échecs… Quand on connaît le passé des services secrets, partout, on sait qu'ils sont bien capables de grossir ou de minimiser les choses pour une meilleure gestion médiatique de la performance de leurs gouvernements respectifs. Donc, un peu de scepticisme est de mise".

Adam Curtis avait une explication pour le dilemme auquel étaient confrontés les segments les plus sains de l'opinion publique, en période d'hystérie collective. Ainsi qu'il l'a expliqué il y a deux ans, de tels complots, lorsqu'ils sont exagérés de façon exubérante et qu'ils attisent une atmosphère d'hystérie, sont un moyen pour nous piéger. Dans ce processus, nous nous retrouvons "piégés par une peur complètement irrationnelle".

Effectivement, dans un sondage effectué après la sortie de cette histoire de complot, 55% des Américains disaient approuver la manière dont Bush s'occupe du terrorisme et de la sécurité nationale. C'est un Bush rayonnant qui a immédiatement promis à sa nation nerveuse que le combat contre la terreur pourrait durer pour "les années à venir". Les Démocrates commencent à accuser les Républicains d'utiliser la peur pour gagner un avantage politique dans les élections législatives étasuniennes de novembre prochain.

Voici ce que l'ancien Président Bill Clinton a déclaré : "Ils [l'administration Bush] semblent être pressés de lier [ce complot] à al-Qaïda. Si c'est vrai, alors comment se fait-il que nous avons sept fois plus de soldats en Irak qu'en Afghanistan ? Je pense que les Républicains devraient faire très attention à la manière dont ils font de la politique en jouant avec ce truc de Londres, car ils vont avoir du souci à se faire avec les faits".

De la même manière, il est extraordinaire que les principaux médias aux Etats-Unis aient pu s'asseoir ainsi sur leur devoir de circonspection face à l'affirmation officielle un peu courte que ce complot était une "véritable idée" de portée colossale. De plus, ils ont scrupuleusement orienté "les opinions d'experts" des commentateurs vers des liens de ces présumés comploteurs avec al-Qaïda. Aux Etats-Unis, pas un seul de ces journaux n'a mis en doute comme telle la théorie du complot - ils n'ont même pas fait remarquer le gouffre patent entre l'ambition des comploteurs londoniens et leur capacité à la réaliser.

Il se pourrait que ces organes de presse aient succombé à cette "relation suspecte en circuit fermé, entre les services de sécurité et une grande partie des médias" (pour citer Curtis), dans laquelle les briefings officiels deviennent la matière première des reportages spectaculaires, qui provoquent d'autres briefings et d'autres reportages.

En tout cas, le terrorisme prospère sur le bluff. Pensez aux explosions horribles à Bombay le mois dernier. Contrairement au complot éthéré de Londres, celui-ci était tangible ; vérifiable. Selon toutes les indications, on a assisté à un acte du cycle de violence, qui déchire à ce point, depuis ces dix dernières années, la société indienne composite. Pratiquement, depuis la démolition de la Mosquée Babri[1] des vandales, poussés par les fondamentalistes Hindous.

Pourtant, à la suite des explosions de Bombay, la tentative de lier cette violence odieuse à al-Qaïda a été faite. Comme si al-Qaïda était un réseau international organisé ! Comme s'il avait des membres ou un dirigeant ! Comme s'il avait des "cellules dormantes" ! Comme s'il avait des établissements secondaires et des filiales ! Comme s'il avait une stratégie vis-à-vis de l'inde !

En Inde, les gens des médias semblent à peine avoir conscience qu'al-Qaïda existe et, pour eux, c'est plus plan pour nettoyer le monde impur de Islam, corrompu par les al-Adou al-karib (les apostats musulmans) et les al-Adou al-Baïd ou "l'ennemi lointain" (Israël et les puissances occidentales), au moyen de la violence, autorisée explicitement par la religion en ces temps si extraordinaires.

En Inde, ceux qui façonnent l'opinion semblent croire que la lutte contre al-Qaïda justifie les objectifs de sécurité nationale. Parmi ceux-ci, il y en a qui aimeraient, sans aucun doute, un "partenariat stratégique" plus étroit avec l'administration Bush. Encore faudrait-il que l'Inde revendique sans détour qu'elle est la ligne de front dans la "guerre contre la terreur". Mais il n'y a aucun moyen que l'Inde puisse espérer gagner l'entrée de ce cercle exclusif et initié, qui comprend la CIA, le MI6 et l'ISI [les services secrets pakistanais].

Le soi-disant réseau terroriste islamique est la fabrication de cette trinité. En langage des services secrets il est devenu un "actif" ou un "instrument". Les "actifs du renseignement" bénéficient assurément d'une certaine dose d'indépendance et d'autonomie vis-à-vis de ceux qui les financent, car ils font partie de la dissimulation. Ainsi, Al-Qaïda est donc progressivement devenu un environnement ou une suite d'événements politiques qui peut instantanément susciter une réaction émotive particulière.

Traduction : [JFG-QuestionsCritiques]

note :

[1] La mosquée Babri avait été rasée par des extrémistes hindous persuadés qu'elle avait été édifiée au 16ème siècle sur un temple dédié à leur dieu Rama.