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Une
banque centrale indépendante ou démocratique?
27/02/04
par Joseph Stiglitz
Toute analyse économique est faite de compromis. Les
économistes parlent d'efficacité. Essayant de décrire ces compromis, ils
expliquent les incidences des décisions sur tel groupe social ou sur tel autre,
comment les différentes politiques imposent des risques à certains plutôt qu'à
d'autres.
Or, lorsqu'il y a compromis, les décisions doivent
être prises dans le cadre d'un processus politique. On ne peut pas les déléguer
à des bureaucrates ou à des technocrates. C'est l'un des problèmes
fondamentaux, à mon avis, auxquels les démocraties du monde entier sont
confrontées.
Aujourd'hui, et de manière répétée, il y a, au
bénéfice des technocrates, délégation de décisions qui devraient être partie
prenante des processus démocratiques. La question est importante parce que,
d'une certaine façon, cette délégation fait désormais partie du processus
politique, elle est consciente dès l'origine, mais la façon dont la délégation
a été menée a fait placer certains intérêts au-dessus d'autres. Autrement dit,
il y a des priorités politiques dans ce processus de délégation.
On le voit de manière récurrente, notamment dans le
contexte des banques centrales européennes et dans les pays où il y a des
banques centrales indépendantes. On pourrait envisager une banque centrale
indépendante, mais il lui faudrait différents mandats très divers, en
s'assurant par exemple que différentes voix sont entendues dans le processus de
prise de décision. Et cela pourrait évidemment avoir une incidence sur les
résultats.
Mais, dans la plupart des pays - j'ai bien dit la
plupart et pas tous les pays -, les choses ont été faites de telle sorte que la
banque centrale indépendante se voit donner un mandat pour servir un certain
groupe d'intérêts. Il s'agit d'une sorte de verrouillage, soit par constitution,
soit par traité. On cadenasse certaines politiques économiques pour servir les
intérêts de quelques groupes au détriment d'autres.
Quelques exemples pour illustrer mes propos.
D'abord la question du mandat. En Europe, la Banque centrale européenne a mission
de mettre l'accent sur la lutte contre l'inflation. Mais c'est un mandat assez
étrange. La lutte contre l'inflation ne constitue pas une fin en soi, elle
n'est qu'un moyen pour aller vers une croissance économique plus stable, moins
stable, une meilleure ou une plus mauvaise répartition des richesses, mais, en
tant que telle, l'inflation ne doit pas constituer un objectif à part entière.
Aux Etats-Unis, notre banque centrale, la Fed, a
pour mission de s'intéresser à l'inflation, mais aussi au chômage et à la
croissance. Inflation-chômage-croissance : trio hautement respecté en
politique américaine.
Lorsque je présidais le conseil économique du
président Clinton, un sénateur, celui de Floride, a proposé que l'on change la
charte de la Fed. Il a proposé que nous soyons comme les Européens, que nous ne
nous intéressions plus qu'à l'inflation. J'ai parlé au président, je lui ai dit
: nous allons mettre ce projet dans la campagne, nous allons demander aux
électeurs ce qu'ils veulent. Nous allons leur demander si le chômage est ou non
intéressant ? Le peuple américain pense-t-il que la Fed ne doit
s'intéresser qu'à l'inflation ou pense-t-il que l'emploi, le chômage sont
importants aussi ? Le président s'est donc exprimé, et le sénateur de
Floride a répliqué qu'il disait ça pour plaisanter. Juste une idée qu'il avait
mise sur la table pour lancer le débat. Evidemment, cette idée est tombée à
l'eau très rapidement. Il n'y a pas eu de débat sérieux au Sénat quant à un
amendement de la charte de la Fed.
La question de la représentativité constitue
quelque chose de similaire. Même s'il y a indépendance, on peut envisager qu'il
y ait des voix représentant différents groupes de la société. Lorsqu'une
décision est prise - disons sur le taux d'intérêt - cela peut avoir une
incidence sur l'inflation, mais également sur le chômage. Et les travailleurs
sont évidemment très préoccupés par la sécurité de l'emploi.
Les représentants des banques centrales sont des
gens qui ont travaillé sur les marchés financiers, qui ont généralement la
sécurité de l'emploi et qui ne sont pas préoccupés par les taux de chômage.
Un jour, j'ai assisté à une réunion avec ces gens
des banques centrales. Je les ai écoutés parler. Ils disaient : oh
! vous savez, on fait des compromis, il y a des risques, certaines
erreurs sont difficiles à corriger, elles ont des conséquences à long terme
!
Je pensais que l'une de ces personnes allait dire
que nous devons combattre véritablement le chômage, parce que si une personne
perd son emploi, ça aura tout un tas de conséquences pour elle, ses enfants ne
pourront pas aller à l'école, et que des études nous montrent ces conséquences
à long terme. Mais, non, l'une de ces personnes a dit que nous devions lutter
contre l'inflation parce que si on ne le fait pas, on ne sait pas ce qui peut
arriver.
Les économistes ont des points de vue différents
sur cette question, mais ce qui est clair, c'est que les responsabilités
définissent les points de vue. Votre position personnelle a une incidence sur
ce que vous dites. Dans la plupart des cas, les travailleurs n'ont pas leur mot
à dire sur la politique monétaire.
Pourtant un certain nombre de pays sont un
contre-exemple. En Suède, un représentant des travailleurs fait partie du
conseil de la banque centrale. On y entend ainsi une voix qui s'exprime en
faveur de la lutte contre le chômage. Dans un certain nombre de pays, on
reconnaît que les marchés financiers constituent un groupe avec des intérêts
particuliers, et on ne veut pas que le conseil de la banque centrale soit dominé
par ceux-ci. On n'y permet même pas la présence des marchés financiers. On n'y
accepte que des gens qui ont une opinion neutre.
L'universitaire est neutre. Comme c'est un peu mon
emploi, je suis plutôt mal à l'aise pour vous en parler. Ce qu'il faut savoir,
c'est que l'indépendance est possible dans le cadre d'un mandat plus large,
celui d'une banque centrale plus représentative. A mon avis, une banque
centrale plus représentée et plus démocratique est plus indépendante.
Aux Etats-Unis, nous avons une banque centrale
indépendante, plus démocratique qu'en Europe et que dans un certain nombre de
pays. Deux fois par an, le responsable de la banque centrale doit faire un
rapport d'activité devant le Congrès. Mais ça va au-delà. Dans un discours
célèbre, un ancien responsable de la Fed dit à peu près : le Congrès nous
a créés, le Congrès peut nous détruire.
Autrement dit, bien qu'indépendante, la banque
centrale américaine a une certaine sensibilité politique. Si elle laissait le
chômage partir à vau-l'eau, un changement s'ensuivrait dans sa charte. Ce
serait inéluctable parce qu'il serait antidémocratique d'agir de la sorte. Donc
la Fed, quoique indépendante, est très sensible politiquement, beaucoup plus
qu'un grand nombre de banques centrales, notamment la Banque centrale
européenne.
De plus, il faut bien voir une chose assez
malheureuse, les banquiers centraux se sont drapés de compétences, mais ces
compétences, en réalité, n'existent pas. Dans la plupart des pays, ce ne sont
pas forcément les meilleurs économistes qui sont les mieux placés pour formuler
des jugements en matière de macroéconomie. Le résultat de tout ça, c'est qu'un
grand nombre de banques centrales ne produisent ni la stabilité ni la
croissance.
Si l'on regarde différents pays, on s'aperçoit que,
pour la plupart, les banques centrales indépendantes qui mettent l'accent sur
l'inflation ont réussi une chose : elles ont réussi à réduire l'inflation
(si elles n'avaient pas réussi, ce serait assez terrifiant).
Mais la question est de savoir si la croissance
s'est accélérée. Est-ce que les salaires ont augmenté ? Est-ce que le
chômage a baissé ? Est-ce que la performance réelle est meilleure ?
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Xavier Combe.
Ce texte est un extrait d'une conférence donnée à la
BNF le 5 février (cycle "Marchés et démocratie").
Joseph Stiglitz est professeur d'économie à
l'Université Columbia (New York), Prix Nobel 2001, ancien chef du conseil des
conseillers économiques de Bill Clinton, ancien chef économiste et
vice-président de la Banque Mondiale