Opinion
HONG KONG — Pour les observateurs chinois qui espèrent à la fois que la compréhension et la tolérance mutuelles entre Pékin et ses homologues occidentales s'élargiront et s'approfondiront , alors que la première fête internationale de la Chine — les Jeux Olympiques d'Été — approche, les émeutes au Tibet se sont avérées être une déception qui donne à réfléchir. Et pour tous les espoirs que les Jeux Olympiques de Pékin ne soient pas politisés : c'est trop tard, ils l'ont déjà été.
Une fois encore, les dirigeants chinois et occidentaux nous ont montré que lorsque les choses deviennent vraiment difficiles en Chine — caractérisées par les émeutes d'inspiration séparatiste, visant non seulement le gouvernement central mais aussi les Chinois Han innocents qui vivent maintenant au Tibet, ainsi que dans les provinces voisines —, les deux camps, de façon déprimante, retrouvent la forme.
Le gouvernement chinois, dans un langage digne de la Révolution Culturelle, s'en est pris aux médias occidentaux, au Dalaï-Lama et à tous ceux qui ont pris part aux protestations, tandis que les puissances occidentales, menées par la Présidente de la Chambre des Représentants des Etats-Unis, Nancy Pelosi, se sont servis de la violence au Tibet comme nouvelle excuse pour diaboliser les dirigeants chinois.
La direction qui sera prise est cruciale pour les deux camps et il est clair que la Chine a un projet : contrôler le Tibet et accueillir le monde pour les Jeux dans une Chine pacifique, calme et, oui, plus ouverte. "Fichez-nous la paix !" crie au monde ce pays en pleine ascension mais en difficultés. "Laissez-nous trouver nous-mêmes notre propre voie !" plaide cette nation de 1,3 milliards d'habitants.[1] Mais y a-t-il quelqu'un à l'Ouest qui écoute ?
Les protestataires inspirés par l'Occident, sans parler de la politique américaine en année électorale — la plupart des Américains ne connaissent rien à la Chine —, pourraient très bien faire dérailler le projet chinois. Espérons que non ! La Chine a gagné — et cela devrait lui être accordé — son début international aux Jeux Olympiques, qui peuvent non seulement servir de spectacle grandiose pour le monde sportif, mais aussi d'éducation pour ceux qui ignorent les défis semblant insurmontables auxquels la Chine est confrontée en tant que nation encore en développement avec une population immense. En attendant, les dirigeants chinois ont toutefois vraiment besoin d'abandonner le langage ectoplasmique de Mao Tsé-Toung et, en vérité, séduire l'Occident.
Selon certaines sources, les troubles au Tibet ont commencé le 10 mars, jour de l'anniversaire du soulèvement tibétain raté de 1959 contre la domination chinoise, par une manifestation sur le lieu de pèlerinage le plus sacré du Tibet, le Temple de Jokhang à Lhassa, la capitale. Après que des émeutes se sont déclenchées dans la capitale tibétaine le 14 mars, le gouverneur du Tibet nommé par la Chine, Champa Phuntsok, a clairement pris parti pour Pékin, en dénonçant les protestataires comme étant un "petit groupe de séparatistes et de criminels" et en menaçant de peines sévères ceux qui ne seront pas livrés après la date-limite fixée la semaine dernière.
"Aucun pays ne permettrait à ces délinquants ou à ces criminels d'échapper au bras de la justice et la Chine n'est pas une exception", a déclaré Champa Phuntsok, d'origine ethnique tibétaine.
Le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Liu Jianchao, est allé plus loin, caractérisant les protestations comme étant des "atrocités commises par les forces indépendantistes tibétaines", révélant "l'hypocrisie et le mensonge de [leur] propagande de paix et de non-violence".
Les émeutes au TibetAu cas où quelqu'un se demanderait à qui Liu faisait référence, le Premier ministre Wen Jiabao l'a clarifié dans une remarque de son cru. "Il y a un fait incontestable et aussi quantité de preuves montrant que cet incident a été organisé, prémédité, échafaudé et incité par la clique du Dalaï-Lama", a déclaré le Premier ministre, le 18 mars, dans une conférence de presse télévisée.
Auparavant, le Dalaï-Lama, le chef spirituel du Tibet, avait condamné la répression contre les protestataires comme faisant partie du "génocide culturel" en cours perpétré par Pékin au Tibet[2], une région autonome qu'il a fuit durant l'insurrection de 1959 pour s'exiler en Inde. Les dirigeants chinois se sont emparés de la violence au Tibet, la pire depuis 20 ans, comme nouvelle occasion de vilipender le Dalaï-Lama, qu'ils considèrent comme un dangereux "séparatiste". Le Dalaï-Lama a employé son propre langage incendiaire, mais a aussi appelé à plusieurs reprises à la paix dans la région et il a indiqué qu'il soutenait les Jeux Olympiques, malgré la répression policière.
Manifestation emmenée par des moines bouddhistes le 14 mars 2008
dans la ville tibétaine de Xiahe (mark ralston - AFP)Après avoir violemment attaqué le Dalaï-Lama, Pékin a condamné les médias occidentaux pour ses "reportages biaisés" sur le Tibet et a fait de son mieux pour mettre en avant sa propre version de l'histoire, qui se raconte ainsi : un petit groupe de séparatistes extrémistes — organisé par le Dalaï-Lama et ses adeptes — a déclenché, à Lhassa, des saccages chargés de haine, retournant des véhicules, pillant et incendiant plus de 100 boutiques ; la violence à Lhassa a ensuite conduit à quelques incidents similaires dans trois provinces voisines : Sichuan, Qinghai et Gansu. Dans les médias [chinois] d'Etat, les reportages, appuyés par des photos et des enregistrements-télé, ont montré des foules de Tibétains en colère à Lhassa attaquant des passants innocents — des Han chinois.
Pékin est aussi sorti de ses gonds pour souligner les erreurs factuelles commises par les organes de presse occidentaux, dont la BBC, CNN, Fox News et le Washington Post. Par exemple, les médias [chinois] d'Etat ont fait remarquer que la BBC avait commis une erreur sans sa description d'une photo en ligne représentant une ambulance, en disant qu'il s'agissait d'un véhicule de police impliqué dans la répression des émeutiers à Lhassa. Et le Washington Post a été cloué au pilori pour avoir publié une photo de manifestants tibétains se battant contre la police dans la capitale du Népal, Katmandou, avec une légende décrivant la police chinoise contrecarrant les desseins des manifestants à Lhassa. La chaîne de télévisionallemande[NdT : luxembourgeoise] RTL TV a dû s'excuser pour une erreur similaire.
Katmandu, lundi. (THE ASSOCIATED PRESS/Saurabh Das)Ceci a nourri un peu plus parmi les Chinois les sentiments nationalistes (sans doute la majorité du peuple Han). Nombre d'internautes chinois, en Chine et à l'étranger, ont exprimé leur soutien aux mesures sévères prises contre les émeutes au Tibet, condamnant les médias occidentaux pour leurs reportages "biaisés" afin de diaboliser leur pays.
En tant que chercheur sur les médias, leurs reportages m'ont mis en colère", a déclaré à l'agence de presse officielle Xinhua Zhang Kai, professeur à la Communication University of China. "Ils ont violé le principe journalistique fondamental de vérité … Mes homologues occidentaux m'ont fait honte".
En effet, la ligne officielle de Pékin sur les événements du Tibet implique deux conspirations putatives, l'une, propagée par la "bande immorale du Dalaï-Lama" qui fait pression pour un Tibet indépendant, et l'autre, soutenue par les gouvernements et les médias occidentaux qui veulent saboter les Jeux Olympiques. La colère palpable, qui bouillonne à la surface des remarques des officiels chinois, peut s'expliquer en partie par le fait que ces manifestations embarrassantes se sont déroulées pendant la session annuelle du Congrès National du Peuple (CNP), le Parlement du pays, à Pékin.
Tout en admettant que des erreurs factuelles avaient été commises dans leurs reportages sur le Tibet, les dirigeants des médias occidentaux se sont aussi plaint du black-out sur les informations imposé par le gouvernement chinois sur cette affaire, qu'ils accusent d'avoir rendu pratiquement inévitables de telles erreurs. Si les dirigeants chinois veulent des reportages exacts, disent-ils, alors laissez la presse internationale venir et montrez-leur ce qui se passe vraiment !
Pékin a répondu en organisant une visite de Lhassa pour une douzaine d'organes de presse, dont la plupart sont situés à Hong Kong et à Taiwan. Mais les journalistes ont été restreints à des visites de boutiques incendiées et d'écoles, de temples et d'infrastructures endommagés, et leurs interviews n'iront pas au-delà des policiers et des civils blessés et des familles de ceux qui ont été tués dans la violence. Mais cela n'a pas arrêté un groupe d'environ 30 moines bouddhistes qui ont perturbé, jeudi dernier, la visite étroitement contrôlée du Temple de Jokhang, en criant leurs plaintes sur le manque de liberté religieuse. "Le Tibet n'est pas libre ! Le Tibet n'est pas libre !" a crié un jeune moine (c'est ce qu'a rapporté Associated Press).
Nulle part la méfiance de Pékin à l'égard des médias occidentaux n'est mieux illustrée que par les comptes-rendus sur les victimes des émeutes. Pékin dit que 22 civils sont morts dans la violence, mais les groupes tibétains en exil, largement cités par l'Ouest, soutiennent qu'il y a eu jusqu'à 140 morts. Les médias d'Etat [chinois] rapportent aussi que plus de 600 manifestants repentis, espérant la clémence, se sont eux-mêmes transformés en représentants de l'ordre à Lhassa.
Quant aux gouvernements occidentaux, alors que les condamnations de la répression chinoise ont été la norme, aucun gouvernement n'a même mentionné le boycottage des Jeux Olympiques, bien que la France ait soulevé l'éventualité de boycotter la cérémonie d'ouverture, qui doit se tenir le 8 août. L'administration de George W Bush a fait preuve d'une remarquable retenue dans sa réponse à la violence, avec le président [américain] qui a réaffirmé son projet de participer aux Jeux. Mais cela n'a pas empêché d'autres politiciens américains de premier plan de s'exprimer.
Lorsque l'on mène campagne pour devenir président des Etats-Unis durant une répression chinoise de quelque nature que ce soit — des défenseurs de la démocratie aux séparatistes en passant par les adorateurs de Falun gong —, le script est le même, peu importe le parti du candidat : une condamnation sévère est requise. Le Sénateur John McCain, le candidat républicain qui a remporté la nomination pour son parti, en compagnie des deux candidats démocrates restant en lice — les Sénateurs Hillary Rodham Clinton et Barack Obama — ont suivi ce script, remportant des applaudissements faciles dans la campagne électorale mais ne faisant rien pour aider l'Amérique à comprendre sa relation de plus en plus importante et rapidement changeante avec la Chine.
Pour la plupart des Américains, la Chine représente deux choses : l'oppression totalitaire et quantité de biens manufacturés bon marché, souvent défectueux et dangereux. Après ça, il y a un vide énorme qui a besoin d'être comblé, mais ne comptez pas que cela se produise en année électorale.
La réponse américaine la plus véhémente à cette crise au Tibet est venue de la présidente de la Chambre des Représentants, Nancy Pelosi, depuis longtemps une détractrice féroce de la Chine sur les questions commerciales et les droits de l'homme. La semaine dernière, Pelosi a été la première officielle de premier plan à rencontrer le Dalaï-Lama à son quartier général en exil de Dharamsala, en Inde.
Nancy Pelosi rendant visite au Dalaï-Lama à Dharamsala (Inde)"Si ceux, de part le monde, qui aiment la liberté ne s'expriment pas contre l'oppression chinoise en Chine et au Tibet", a-t-elle dit à des milliers de Tibétains en liesse à Dharamsala, "nous aurons perdu toute autorité morale pour parler au nom des droits de l'homme partout dans le monde".
Pelosi a appelé à une enquête internationale sur la violence au Tibet, mais il est clair qu'elle pensait que le gouvernement chinois était responsable de la majeure partie de cette violence. "Rien ne me surprend avec l'usage de la violence de la part du gouvernement chinois", a-t-elle déclaré.
De telles remarques, bien sûr, ont fait très plaisir à son hôte, tout en générant une ire absolue de la part de Pékin, qui l'a dénoncée par l'intermédiaire de Xinhua comme "une défenseuse des incendiaires, des pilleurs et des tueurs". La couverture importante accordée aux commentaires de Pelosi aide à comprendre la conviction des dirigeants chinois selon laquelle le jeu des médias occidentaux est, pour eux, une proposition perdante, en particulier en temps de crise. Il ne faut pas s'étonner qu'ils expulsent les journalistes étrangers des zones de troubles, ce que l'on appelle des black-out sur l'information, et qu'ensuite ils montent leur propre campagne médiatique contre les puissances occidentales. Pour l'Ouest, ceci est une violation grossière des principes de base de la liberté de la presse. Pour les Chinois, c'est une simple question de protéger les intérêts nationaux des attaques qui trouvent leurs racines dans l'ignorance et les préjugés.
Et c'est vrai : ils sont peu nombreux à l'Ouest à comprendre la préoccupation de la Chine avec les séparatistes au Tibet qui pourraient nourrir le feu du séparatisme dans d'autres endroits, comme dans la vaste région autonome du Nord-Ouest, le Xinjiang, qui fait frontière avec le Tibet.
Xinjiang, malgré des années de migration de Han chinois vers cette région, a toujours une population majoritairement musulmane et un mouvement indépendantiste parfois violent. Au début du mois de mars, une fois encore selon les médias d'Etat [chinois], les autorités ont déjoué une attaque terroriste contre un vol de China Southern Airlines qui a décollé d'Urumtsi, la capitale du Xinjiang, pour Pékin. Comme les détails sur l'attaque présumée étaient si vagues, il est donc cependant difficile de dire ce qu'il s'est réellement produit.
Néanmoins, il est clair que les dirigeants chinois vivent dans la crainte constante que certains puissent faire éclater une nation qui a demandé tant de travail (et coûté tant de vies) pour être réunie — et ces craintes ne se confinent pas aux régions autonomes tentaculaires à l'Ouest de la Chine, mais incluent aussi Hong Kong, qui est retourné à la mère patrie en 1997 après plus de 150 années de domination britannique. Taiwan — que Pékin revendique comme un autre enfant volé et où Ma Ying-Jeou, ami de la Chine, a remporté une victoire écrasante le week-end dernier sur son rival à l'esprit plus versé sur l'indépendance, Frank Hsieh Chang-Ting — figure aussi dans l'équation tibétaine.
Quelle part de cette affaire complexe figurera dans le débat présidentiel en cours aux Etats-Unis ? Obama a courageusement appelé à un dialogue national honnête sur les différences raciales. Qui sera assez courageux pour un dialogue également honnête sur les relations sino-américains ?
En attendant, le glorieux plan de la Chine concernant la torche olympique est menacé. Le voyage de la flamme long de 137.000 kilomètres a commencé lundi à Olympie, en Grèce — accompagné, bien sûr, de protestations — et se poursuivra pendant 130 jours supplémentaires. En juin, elle passera par le Tibet et les trois provinces voisines affectées par les manifestations violentes des 17 derniers jours.
Il se pourrait que l'été soit long et chaud à Pékin. Et 30.000 journalistes occidentaux seront là-bas pour enregistrer la température quotidienne.Kent Ewing est auteur et professeur à la Hong Kong International School
Copyright 2008 - Asia Times Online / traduction : [JFG-QuestionsCritiques] Notes du traducteur :
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[1] [NdT] Auxquels il faut sans doute ajouter les quelques 250 millions de Chinois qui n'ont aucune existence légale. Ce sont les "immigrés internes sans papier", pour la plupart deuxièmes-nés, dans une famille espérant avoir un fils. Avec la loi de 1982 sur l'enfant unique, ils sont nombreux à se retrouver aujourd'hui dans les villes et, sans papiers, apatrides dans leur propre pays, ils servent de main d'œuvre à très bon marché, voire d'esclaves. La population chinoise s'élève donc, selon mes calculs, à près de 1,6 milliards.
Lire aussi : La Chine et l'enfant unique
[2] Le Dalaï-Lama dénonce un 'génocide culturel'