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WikiLeaks

Les révélations de WikiLeaks sur le Pakistan

Par Fatima Bhutto
Tom Dispatch, le 10 décembre 2010

article original : "Pakistan elites turn blind eye to war"

Les élites pakistanaises ferment les yeux sur la guerre


Avec des gouvernements tels que le régime pakistanais actuel, qui peut bien avoir besoin du bras puissant de la CIA ? Selon le dernier best-seller de Bob Woodward, Les Guerres d’Obama, lorsque le président pakistanais, Asif Ali Zardari, un homme dangereux et obséquieux, fut informé que la CIA lancerait des missiles depuis des drones sur le territoire souverain de son pays, il a répondu : « Tuez les aînés ! Les dommages collatéraux vous embarrassent, vous, les Américains. [Moi,] ils ne me gênent pas. »

Pourquoi serait-il gêné ? Lorsque sa femme, Benazir Bhutto, est rentrée au Pakistan en 2007 pour être candidate à la fonction de Premier ministre après des années d’exil qu’elle s’était imposée elle-même, elle avait déjà accepté une campagne d’engagement pro-américain. Elle avait promis de livrer l’atomiste et épouvantail international, le Dr Abdul Qadeer Khan, le « père » de la bombe atomique pakistanaise, à l’Agence Internationale à l’Energie Atomique. Elle avait également fait savoir qu’elle autoriserait, une fois de retour au pouvoir, les Américains à bombarder le Pakistan comme il faut, afin que la guerre mondiale de Bush « contre la terreur » puisse triompher. Les Américains avaient été impliqués dans des frappes furtives et autres activités au Pakistan depuis au moins 2001, mais nous ne le savions pas alors.

C’est aussi cette promesse qui a maintenu Zardari au pouvoir.

Selon les derniers secrets contenus dans les câbles du Département d’Etat US et révélés par WikiLeaks, sa position et celle de ses collègues au gouvernement n’a pas changé. En 2008, par exemple, le Premier ministre Yousef Raza Gilani disait avec enthousiasme à l’ambassadrice américaine Anne Patterson qu’il « se fichait pas mal » si des frappes de drones étaient lancées contre son pays, tant qu’elles visaient « les bonnes personnes ». (Ce ne fut pas le cas.) « Nous protesterons devant l’Assemblée Nationale », ajouta cyniquement Gilani, « puis nous nous en désintéresserons ».

En fait, les protestations de l’Assemblée Nationale [pakistanaise] furent rarissimes, alors que dès la fin du mois de novembre, le territoire pakistanais avait été pris pour cible par les Predator américains sans pilote et qu’il y eut, au cours de cette seule année, des frappes de missiles Reaper à plus de 100 reprises. Ces frappes par les drones de la CIA ont en fait été un trait caractéristique de la guerre américaine au Pakistan depuis 2004. En 2008, après l’accession de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis et de Zardadi au poste le plus élevé au Pakistan, les frappes se sont multipliées et se sont produites, d’abord, à une fréquence pratiquement hebdomadaire, puis plus tard, quasi quotidiennement. Elles sont donc devenues un aspect permanent de la vie de ceux qui résident dans les zones frontalières tribales au Nord du Pakistan.

Obama a ordonné sa première frappe depuis drone contre le Pakistan juste 72 heures après avoir prêté serment. Cela peut sembler une comparaison macabre mais, selon un rapport des Nations-Unies sur les « tueries ciblées » (c’est à dire, des assassinats) publié en 2010, Bush a utilisé des frappes de drones à 45 reprises durant ses huit années de présidence. Dans la première année d’Obama à la présidence des USA, les drones ont été envoyés 53 fois. Au cours des six années où les drones ont été utilisés pour des frappes dans le combat contre le Pakistan, les chercheurs de la New America Foundation estiment qu’entre 1.283 et 1.971 personnes ont été tuées.

Tandis que les morts sont régulièrement identifiés comme étant des « militants » ou « suspectés d’en être » dans les articles des journaux et aux informations télévisées, ils ne portent pratiquement jamais de nom et leurs identités ne sont jamais révélées, pas plus que leurs visages ne sont montrés. Les articles sont toujours vagues. La Campagne pour les Victimes Innocentes des Conflits (CIVIC) a observé minutieusement neuf frappes de drones qui se sont déroulées ces deux dernières années et a conclu qu’elles avaient causé la mort de 30 civils, dont 14 femmes et enfants. (Peut-être que les cadres du renseignement militaire américain les ont classés comme des « militants en phase d’apprentissage ».) Si l’on se base sur cette étude, le taux d’erreur moyen peut se calculer ainsi : 3,33 civils tués par erreur dans chaque attaque de drone. Les morts, vous assureront les Pakistanais, sont des civils essentiellement anonymes, jamais accusés ni condamnés.

Cependant, les Pakistanais sont considérés comme étant sans importance et les dommages collatéraux, comme on peut le voir, semblent ne déranger personne au sein de l’élite au gouvernement.

Considérez les choses ainsi : cet été, les pluies et les inondations de la mousson ont submergé un-cinquième du Pakistan, affectant 20 millions de personnes. Ce fut le pire désastre naturel de l’histoire du pays. Bien que le nombre de morts, en de telles circonstances, fût considéré comparativement faible – 2.000 – les Nations-Unies ont conclu que cette destruction causée par les inondations avait surpassé le tsunami dévastateur de 2004, le tremblement de terre au Pakistan de 2005 et le récent tremblement de terre en Haïti réunis.

Deux millions de foyers ont été détruits et la ceinture cruciale de production alimentaire dans les provinces agricoles clés du Pendjab et du Sind a été ravagée. Des millions d’enfants ont été laissés sans abri ou courant le risque de contracter le choléra, la dysenterie et autres maladies liées à l’eau non assainie. Selon l’OMS, on s’attend encore à 1,5 millions de cas fatals de diarrhée et à deux autres millions de cas de malaria.

Durant ce que le secrétaire général onusien Ban Ki-moon a appelé le pire désastre qu’il avait jamais vu, avec ce pays désespéré et accablé, la CIA a lancé sa plus importante campagne de frappes de drones à ce jour. Au cours des 30 jours du mois de septembre, alors qu’Islamabad s’est précipitée pour assurer à Washington qu’elle ne détournerait pas trop de soldats de l’effort de guerre pour aider aux secours de l’inondation, 20 et quelques frappes de drones ont été ordonnées. Elles auraient produit le plus grand nombre de victimes par les drones en seul mois au cours des six dernières années.

En 2009, dans l’un des nombreux câbles du Département d’Etat que WikiLeaks a lâchés sur le monde, l’ambassadrice étasunienne Patterson a confirmé que le Général Pervez Ashfaq Kiani, chef d’état-major et acteur clé, avait dirigé ses forces pour aider ces frappes américaines de drones. Diverses opérations américaines dans les régions tribales du nord du pays ont été, a écrit l’ambassadrice, « [conduites] avec le consentement quasiment certain du… Général Kiani ».

Les médias pakistanais ont accueilli favorablement la diffusion des documents du Département d’Etat [US] parce que beaucoup de choses que les journalistes et les experts prétendaient depuis longtemps (et que Washington a nié toutes ses années) sont désormais confirmées : par exemple, que le contractant mercenaire Blackwater (connu désormais sous le nom de Xe Services) a opéré au Pakistan sur l’ordre des Américains, que le haut commandement militaire [pakistanais] a donné le feu-vert pour les frappes de drones sur son propre peuple et que le gouvernement du Président Zardari avait livré le pays aux Américains contre de l’argent.

Le Pakistan reçoit déjà environ 12 milliards de dollars d’aide militaire par an et cela, juste pour l’armée. En vertu de la Loi Kerry Lugar, votée par le Congrès des USA, si le Pakistan se comporte gentiment, qu’il ouvre ses secrets nucléaires et la documentation interne de son armée sur la façon dont celle-ci sélectionne le chef d’état-major et autres sujets, le pays recevra 7,5 milliards de dollars « d’aide civile » pendant cinq – et c’est juste la partie émergée de l’iceberg financier qui, bien sûr, offre au pouvoir actuellement en place la chance d’étendre son règne incompétent encore un peu plus longtemps.

Un baron de la presse et lèche-bottes du gouvernement est devenu la risée des nouveaux médias du pays, lorsqu’il est allé à la télévision pour suggérer que les révélations sur la manière dont le gouvernement pakistanais avait menti à son peuple, subverti sa souveraineté nationale et coordonné les attaques étrangères, soutenaient à peine la comparaison avec ce que font certains dirigeants d’autres pays. Voyez le Premier ministre italien Silvio Berlusconi !

L’establishment politique pakistanais a toujours pensé que l’Ouest était meilleur. Après tout, il a été la source ultime de leur pouvoir et, donc, le 3 décembre dernier, Gilani a appelé à se réunir les chefs d’état-major interarmes, le ministre de la défense et divers ministres de son cabinet, dont le ministre des finances, pour discuter du scandale WikiLeaks et des stratégies pour faire face à tout embarras potentiel qui ressortirait des câbles non encore publiés. (Le mensonge, sans aucun doute. Cela a si bien marché dans le passé !) Tariq Ali, écrivain et historien pakistanais, a réagi promptement aux révélations de WikiLeaks et avec la même contrariété et la même colère que beaucoup de Pakistanais ont ressenties :

« WikiLeaks confirme ce que nous savons déjà : le Pakistan est un satrape des Etats-Unis. Ses dirigeants militaires et politiques constituent une élite vénale, heureuse de tuer et d’estropier son propre peuple sur l’ordre d’une puissance étrangère. Le proconsul des Etats-Unis à Islamabad, Anne Patterson, apparaît comme un diplomate habile en prévenant son pays des conséquences s’il continue comme avant. Amusant, mais pas vraiment surprenant, Zardari a assuré aux Etats-Unis que, s’il était assassiné, sa sœur le remplacerait et tout continuerait comme avant. Il est toujours intéressant de savoir que le pays est considéré par son dirigeant comme son fief personnel. »

Enfin, cette élite se conduit sans être bien conscient de l’absurdité effroyable des derniers évènements. Ainsi que les documents de WikiLeaks le servent, divers membres du parlement font la queue pour faire monter leur nom en haut de la liste, comme possibles remplaçants du Premier ministre. Etant donné que la seule personne capable de remplacer le président est sa sœur, le débat n’a pas lieu d’être.

A l’instar de nombreux chefs militaires dans le passé, Kiani met en avant sa propre combinaison de noms favoris, dépassant avec impunité les limites officielles de ses fonctions, tandis que le sinistre suzerain non-élu du gouvernement, le ministre de l’intérieur Rehman Malik, s’est proposé pour un autre poste non-élu.

La notoriété publique de Malik est arrivée lorsqu’il était le conseiller à la sécurité de Benazir Bhutto – jusqu’à son assassinat en décembre 2007. Le job de super-flic de la nation a toujours été une récompense particulière pour un homme qui n’a pas su maintenir en vie celle dont il avait la charge. Malik, pour lequel Zardari a émis une grâce présidentielle et qui a vu toutes les accusations de corruption contre lui abandonnées en vertu de l’Ordonnance de Réconciliation Nationale (une loi odieuse effaçant 20 années de corruption menée par les politiciens, les banquiers et les bureaucrates) s’est vu aussi offrir par son ami le président un siège de sénateur.

Cela vaut la peine de noter que Zardari ne s’est jamais présenté non plus à des élections, qu’il n’a pas de circonscription et qu’il a été fait président de la même manière exactement que l’ancien dirigeant du Pakistan, le Général Pervez Musharraf : il a été choisi par son propre parlement.

Qu’est-ce que l’élite pakistanaise apprendra de WikiLeaks ? Assurément rien ! Et si nous nous en tenons aux réponses de la Maison Blanche jusqu’à présent, Washington ne se sentira pas plus contrainte qu’elle ne l’a jamais été lorsqu’il s’agit de choisir ses alliés et de gérer le bras asiatique méridional de son empire mondial officieux.

Le gouvernement de Zardari n’a jamais caché sa gratitude au soutien américain. Après tout, ils restent les bras croisés alors qu’une puissance étrangère bombarde leur pays, qu’elle détient illégalement ou soumet ses citoyens et qu’elle ferme les yeux sur la censure flagrante au Pakistan et les violations des droits de l’homme qui y sont commises.

Cette révérence à la puissance est la clé de l’engagement américain de Zardari. Et cela durera ainsi. Tandis que nous attendons que WikliLeaks révèle le reste des câbles, qui n’auront vraisemblablement pas de rapport avec les accords futurs de Washington avec les gouvernements de Zardari au Pakistan ou du Président Hamid Karzai en Afghanistan (ou partout ailleurs à ce sujet), nous voyons les officiels américains discuter pour étendre leurs attaques de drones vers le sud, dans la province du Baloutchistan, riche en gaz naturel. Que le Baloutchistan partage une frontière avec l’Iran n’a évidemment rien à voir !

La connivence essentielle du régime de Zardari a été reconnue récemment à travers une offre pluriannuelle « sans conditions » d’un ensemble d’aides militaires faites par Washington. A l’apogée de la dévastation infligée par les inondations de l’été, le secrétaire à la santé du Baloutchistan et le président-adjoint du sénat pakistanais ont tous deux prétendu que l’aide ne pouvait être apportée par voie aérienne depuis la base de Jacobabad, située à la frontière entre le Sind et le Baloutchistan, deux provinces ravagées par les inondations, parce qu’elle était utilisée par les Américains pour leurs attaques de drones au Pakistan. L’Ambassade des Etats-Unis a émis un démenti rapide et a écrasé une larme de crocodile, mais les dégâts avaient été faits – et le message était clair : la guerre contre le Pakistan continue avec la même vigueur, avec son propre gouvernement à la barre.

La poétesse et écrivain Fatima Bhutto est née au Pakistan. Son père, Murtaza Bhutto, fils de l’ancien président et Premier ministre pakistanais Zulfikar Ali Bhutto, membre élu du parlement, a été tué par la police en 1996 à Karachi, lorsque sa sœur Benazir Bhutto était Premier ministre. Fatima vit à Karachi, au Pakistan, d’où elle écrit.

Copyright 2010 Fatima Bhutto/Traduction : [JFG-QuestionsCritiques]


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