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WikiLeaks

Les documents américains déforment l’histoire des missiles iraniens

Par Gareth Porter
Asia Times Online, 2 décembre 2010

article original : "US papers twist Iranian missile tale"

WASHINGTON – Un câble diplomatique datant de février dernier et qui a été révélé par WikiLeaks offre un compte-rendu détaillé sur la façon dont les spécialistes russes du programme iranien de missiles balistiques ont réfuté la suggestion émise par les Etats-Unis que l’Iran détient des missiles pouvant prendre pour cible les capitales européennes ou qu’il a l’intention de développer une telle capacité.

En fait, les Russes ont mis en doute l’existence même du mystérieux missile que les Etats-Unis disent avoir été acquis par l’Iran auprès de la Corée du Nord. Mais les lecteurs des deux principaux quotidiens américains n’ont jamais appris ces faits essentiels à propos de ce document.

Le New York Times et le Washington Post ont seulement rapporté que les Etats-Unis pensent que l’Iran a acquis de tels missiles – qui seraient des BM-25 – auprès de la Corée du Nord. Aucun de ces deux quotidiens n’a rapporté la réfutation détaillée par la Russie du point de vue des USA sur cette question, ni l’absence de preuve flagrante de ces BM-25 apporté par les Américains.

Le Times, qui a obtenu ces câbles diplomatiques, non pas de WikiLeaks, mais du Guardian, selon l’article du Washington Post paru lundi, n’a pas publié le texte de ce câble.

L’article du Times disait que le journal avait pris la décision de ne pas le publier « à la demande de l’administration Obama ». Cela voulait dire que ses lecteurs ne pouvaient pas comparer le compte-rendu hautement déformé de ce document dans l’article du Times avec le document original sans faire de recherche sur le site de WikiLeaks.

Par conséquent, un document clé de WikiLeaks, qui aurait dû avoir pour résultat des articles mettant en doute la pression exercée par la politique de défense anti-missiles de l’administration Obama en Europe, reposant sur une prétendue menace balistique iranienne, a produit une série d’articles soutenant la thèse d’une menace iranienne réelle.

Le texte complet du rapport du Département d’Etat US sur la réunion du Joint Threat Assessment [évaluation conjointe des menaces] à Washington le 22 décembre 2009, qui est disponible sur le site de WikiLeaks, montre qu’il y a eu une confrontation spectaculaire sur la question du mystérieux missile BM-25.

Le BM-25 a été décrit comme un missile sol-sol basé sur un sous-marin soviétique lanceur de missile balistique désormais obsolète, le R-27 ou le SS-N-6. On dit que ce soi-disant missile est capable d’atteindre des portées allant de 2.400 à 4.000 kilomètres – plaçant la plus grande partie de l’Europe sous sa portée.

Selon le document divulgué [par WikiLeaks], le chef de la délégation américaine à cette réunion, Vann H Van Diepen, secrétaire-adjoint intérimaire à la sécurité internationale et à la non-prolifération, a dit que les Etats-Unis « pensaient » que l’Iran avait acquis 19 de ces missiles auprès de la Corée du Nord.

Mais un officiel du Ministère russe de la Défense a réfuté les rapports qui ont été publiés sur ce missile, dont il a dit qu’ils « ne se référaient à aucune source crédible ».

Il a observé qu’il n’y avait jamais eu d’essai avec un tel missile, ni en Corée du Nord, ni en Iran, et que le gouvernement russe « n’était pas au courant que ce missile ait jamais été vu ». Les Russes ont demandé aux Américains des preuves de l’existence d’un tel missile.

Les officiels américains n’ont pas revendiqué être en possession de photos ou d’autres preuves irréfutables de ce missile, mais ils ont déclaré que les Nord-Coréens avaient fait défiler ce missile dans les rues de Pyongyang. Les Russes ont répondu qu’ils avaient visionné une vidéo de cette parade militaire et qu’ils avaient découvert qu’il s’agissait d’un missile entièrement différent.

L’officiel russe a déclaré qu’il n’y avait aucune preuve soutenant les affirmations selon lesquelles 19 de ces missiles avaient été livrés à l’Iran en 2005 et qu’il aurait été impossible de cacher un tel transfert. Les Russes ont dit également qu’il était difficile de croire que l’Iran aurait acheté un système de missiles qui n’avait jamais été testé.

Le chef de la délégation des Etats-Unis, Van Diepen, a cité un élément de preuve circonstancielle selon lequel l’Iran avait fait des travaux sur les « moteurs [vernier] de guidage » du BM-25. Il a déclaré que des photos sur internet des lignes de soudure et des volumes du réservoir sur le deuxième étage de la fusée de lancement iranienne, Safir, montrait que le ratio d’oxydant par rapport au propergol n’était pas cohérent avec le propergol utilisé dans le passé par les Shahab-3.

Selon Van Diepen, cela semble indiquer que le lanceur Safir utilisait le même système que celui utilisé dans le R-27. Les Russes ont toutefois confirmé que le propergol utilisé dans la fusée Safir n’était pas celui utilisé dans le R-27.

Une preuve encore plus importante, provenant du tir de la fusée Safir, que l’Iran n’a aucun missile BM-25, a été notée dans une étude faisant autorité sur le programme balistique iranien et publié en mai dernier par l’Institut International aux Etudes Stratégiques (IISS), dont le siège se trouve à Londres.

Cette étude a découvert que l’Iran n’avait pas utilisé le moteur principal associé au prétendu BM-25 pour accroître la puissance du Safir.

Si l’Iran avait vraiment possédé ce moteur plus puissant, associé au R-27 russe original, fait remarquer cette étude, la fusée Safir aurait été capable de mettre sur orbite un plus gros satellite. Mais en fait, selon l’étude de l’IISS, le lanceur Safir manquait « clairement de puissance » et fut à peine capable de placer son satellite de 27 kilos en orbite basse.

Cette même étude fait également remarquer que le R-27 original était conçu pour opérer dans un tube de lancement sous-marin et qu’une variante terrestre mobile aurait nécessité des modifications structurelles majeures.

Encore une autre raison de doute qui a été rapportée par l’IISS est que la combinaison de propergol dans le R-27 ne fonctionnerait pas dans un missile terrestre mobile, parce que « l’oxydant doit être maintenu dans une fourchette étroite de température ».

Van Diepen a suggéré deux autres options iraniennes : l’utilisation de la technologie Shahab-3 avec des « moteurs groupés ou superposés » ou le développement d’un missile à propergol solide avec un moteur plus puissant.

Les Russes ont cependant exprimé de grands doutes quant à ces deux options, en disant qu’ils étaient sceptiques sur l’affirmation iranienne selon laquelle ils possédaient un missile d’une portée de 2.000 km. Ils firent remarquer que la plus longue portée testée jusqu’à présent était de 1.700 km, et que cela avait été obtenu en réduisant de façon significative le poids de la charge utile.

Van Diepen a cité des études de « modélisation » qui montraient que l’Iran pouvait atteindre une portée plus importante et qu’ajouter 300 kilomètres « n’est pas un grand bond technologique ». Mais la délégation russe a insisté sur le fait que la longueur additionnelle du vol pouvait provoquer des perforations thermiques sur diverses parties du missile et celui-ci se désagréger.

Le chef de la délégation russe, Vladimir Nazarov, secrétaire-adjoint du Conseil de Sécurité russe, a déclaré que la Russie pensait que toute évaluation du programme de missiles iranien devait reposer non seulement sur la modélisation mais sur « la prise en compte des réelles barrières techniques auxquelles l’Iran est confronté ».

L’une de ces diverses barrières citée par les Russes était le manque de « matériaux structuraux » nécessaires aux missiles à plus longue portée qui pourraient menacer les Etats-Unis ou la Russie, tel que « l’aluminium de haute qualité ».

Les Russes ont maintenu que même en supposant des conditions favorables, l’Iran serait capable, seulement après 2015 au plus tôt, de démarrer un programme de développement de missiles balistiques pouvant atteindre l’Europe Centrale ou Moscou.

Les Russes ont toutefois démenti une telle intention de la part de l’Iran, soutenant que son programme de missiles balistiques continue d’être dirigé vers des « préoccupations régionales » - c’est-à-dire pour dissuader Israël d’attaquer l’Iran.

La délégation américaine n’a jamais abordé la question des intentions iraniennes – une position constante avec le rôle dominant des spécialistes en armement dans les évaluations de l’Iran par la communauté du renseignement américain et l’accent écrasant qu’ils mettent sur les capacités et leur désintérêt des intentions.

Michael Elleman, l’auteur principal de l’étude de l’IISS sur le programme de missiles iranien, a dit à [l’agence] Inter Press Service que ce rapport sur les échanges russo-américains mettaient en lumière les différences d’approches sur ce sujet entre les deux pays. « Les Russes ont parlé des résultats les plus probables », a déclaré Elleman, « tandis que les Américains ont insisté sur ce qui pouvait arriver ».

Gareth Porter est historien d'investigation et un journaliste spécialisé dans la politique de sécurité nationale américaine.

(Inter Press Service) - traduction [JFG-QuestionsCritiques]


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