défense
L’acquisition par l’Inde de 126 avions de combat multitâches était l’un des contrats de défense le plus avidement attendu – et pas seulement à cause de sa valeur qui s’élève à 11 milliards de dollars.
La sélection effectuée par New Delhi serait toujours interprétée comme une expression de sa conception stratégique en évolution. D’ailleurs, pour certains à Washington, qui a construit une alliance de plus en plus étroite avec l’Inde, motivée par leur méfiance mutuelle de la Chine, une victoire, soit de Boeing soit de Lockheed Martin, les deux contractants américains en concurrence sur ce contrat, semblait assuré.
Mais les Américains avaient tort de penser que l’amitié seule ouvrirait la porte aux dollars de la défense indienne. A la fin du mois d’avril, le gouvernement indien a annoncé qu’aucune des deux entreprises américaines n’avait accédé à la finale, avec le français Dassault et le consortium européen EADS accédant à cette finale à leurs dépens.
Ayant bien fait savoir que les Etats-Unis étaient « profondément déçus » par ce résultat, l’ambassadeur des Etats-Unis en Inde a rapidement démissionné, officiellement pour des raisons personnelles qui semblaient difficilement masquer sa frustration que le lobbying américain avait échoué, malgré l’apparition personnelle du Président Barack Obama, en novembre dernier à New Delhi.
Le F-16 de Lockheed Martin a peut-être toujours été un outsider pour remplir les conditions imposées par les Indiens : Le Pakistan exploite déjà cet avion, ce qui à joué contre lui depuis le début. Mais les Américains pensaient, non sans raison, que le Super Hornet F/A-18 polyvalent de Boeing, soutenu par des compensations industrielles de la part de General Electric et de Boeing lui-même, était un argument de poids.
Malheureusement, les évaluateurs techniques de l’armée de l’air indienne ne le voyait pas comme ça. Ils ont eu l’impression que les nouveaux avions de combat français et européen avaient de meilleures performances dans l’environnement opérationnel souvent difficile de l’Inde. Les Européens sont également allés plus loin en matière de transfert de technologie, alors que les accords américains d’utilisateur final ont paru aux Indiens comme inutilement prohibitifs.
« [Notre] armée de l’air était focalisée sur la recherche d’un avion qui serait supérieur, et l’avion américain proposé n’était tout simplement pas à la hauteur », a déclaré Rahul Roy-Chaudhury, le directeur de recherche pour l’Asie du Sud à l’International Institute of Strategic Studies. « On a été surpris en Inde de l’ampleur de la déception américaine […] L’état d’esprit indien était que ce contrat ne devait pas être une question servant à cimenter leurs relations [avec les Etats-Unis], mais d’obtenir le meilleur accord. Le point de vue indien est que les Américains auraient dû proposer un meilleur avion. »
Les deux camps restent sur le sentiment que l’autre aurait pu attacher plus de valeur à leur alliance pour que ce contrat aboutisse. Pour les Etats-Unis, que les Indiens ont été excessivement insensibles en rejetant de la compétition les deux avions américains ; du point de vue indien, que les Américains auraient dû aller plus loin en démontrant leur engagement à leur relation avec l’Inde en offrant un plus gros package.
« J’espère que [les Américains] en tireront une leçon », a déclaré l’analyste aéronautique Richard Aboulafia, le vice-président de Teal Group. Tout en maintenant que le Super Hornet est aussi fort techniquement que les autres concurrents, Aboulafia laisse entendre que l’assurance excessive des Américains leur a fait perdre ce contrat. « Si les Etats-Unis avaient véritablement réformé leurs processus et dit aux Indiens, ‘Vous êtes nos partenaires, vous êtes nos égaux’, alors le F-18 aurait eu une très forte chance. C’est l’approche adoptée par les Européens – ils sont venus et ils ont dit, ‘Nous avons besoin de vous’. J’espère que cela sera pour eux un rappel brutal à la réalité ».
Aboulafia fait remarquer que les Etats-Unis n’ont pas non plus réussi à surmonter « l’héritage malheureux » de leur refus d’exporter des composants aéronautique cruciaux vers l’Inde durant le conflit de Kargil, en 1999, avec le Pakistan. L’Inde avait besoin de garanties en béton que rien de tel ne se reproduirait et elles n’ont pas été accordées.
On a beaucoup glosé sur le refus de l’Inde d’accorder une faveur spéciale aux Etats-Unis dans ce cas précis, et quelques commentateurs ont applaudi le fait qu’il voient cela comme un retour de l’Inde vers ses racines non-alignées traditionnelles et un rejet du bloc stratégique indo-américain. Mais en optant pour un avion européen, l’Inde ne cherche pas à éviter de s’aligner sur les Etats-Unis. L’inde est clairement alignée sur les Etats-Unis, mais comme partenaire, plutôt que comme client ; elle considère également que les Etats-Unis ne sont qu’un des divers partenaires stratégiques clés, plutôt que le seul allié qui compte.
La stratégie de l’Inde est, par-dessus tout, de disperser le risque. Elle a déjà signé des contrats importants avec les Etats-Unis pour la surveillance militaire et des avions de transport, de même que pour le développement nucléaire civil. La Russie, autrefois le principal fournisseur d’armement de l’Inde, a également échoué à trouver un accord pour un avion multitâches, mais elle développe toutefois conjointement avec l’Inde un avion de combat de cinquième génération.
La France a récemment obtenu un contrat de 20 milliards de dollars pour la construction de réacteurs nucléaires civils en Inde – un accord qui pourrait jouer contre Dassault dans le dernier tour de cette compétition, si New Delhi est décidé à diffuser ses largesses. Le partenariat avec la France est déjà garanti, alors que la sélection de l’Eurofighter d’EADS donnerait à quatre pays supplémentaires – l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni – un intérêt personnel dans la modernisation du socle militaro-industriel indien.
A présent, ce sont les considérations politiques qui dicteront lequel des deux finalistes remportera le contrat, et aussi quand cet accord sera annoncé. Les infortunes du gouvernement en matière de corruption sont telles qu’il serait bien trop sensible d’annoncer l’attribution d’un contrat majeur dans les prochains mois, peut-être en repoussant la décision finale jusqu’en 2012.
Les enjeux pour Dassault et pour EADS ne pourraient être plus élevés. Une victoire de l’Eurofighter pourrait potentiellement propulser cet avion vers de nouveaux succès sur d’autres marchés asiatiques, qui ont montré un intérêt dans son acquisition – comme le Japon, l’Indonésie et la Malaisie – tandis que le destin du Rafale de Dassault, qui n’a que le Brésil jusqu’à présent comme client significatif à l’exportation [NdT : en réalité ce contrat a du plomb dans l'aile], serait transformé de façon similaire.
Les Etats-Unis, en dépit de ce revers, ont toutes les raisons d’être optimistes sur leur relation de défense avec l’Inde. L’Indian Air Force a déjà commandé six avions de transport C-130J à Lochheed Martin et huit avions multi-missions P-8, ainsi que dix avions de transport C-17 à Boeing. Elle reviendra probablement pour acheter d’autres avions de ces modèles dans les prochaines années.
Mais la plus grosse opportunité pourrait être d’encourager le F-35 Lightning II de Lockheed Martin, un avion de combat de cinquième génération qui aurait une capacité allant bien au-delà de tout autre avion pouvant être alors considéré. Un tel contrat serait chargé de difficultés – pas tant sur la façon d’impliquer l’industrie indienne (ainsi que les règles de compensation l’exigent) dans la construction d’un aéronef, qui va bien au-delà des capacités techniques actuelles – mais les Etats-Unis disposent de peut-être dix ans pour réfléchir comment s’en accommoder. L’Inde aura probablement besoin d’un avion de combat de cinquième génération alors que la Chine fait des progrès pour en acquérir un, et ses perspectives d’en développer un avec la Russie sont au mieux mitigées. Les Etats-Unis trouveront certainement une grande motivation pour apprendre de leur récent revers.
Après avoir digéré la déception initiale, les Etats-Unis mettront derrière eux la rebuffade de l’Inde et se recentreront pour faire de leur relation stratégique avec l’Inde la pierre angulaire de leur politique étrangère en Asie. En ceci, ils trouveront un partenaire de bonne volonté, bien que l’affirmation de l’Inde, qui a rejeté l’avion américain, ne lui cause aucun mal alors qu’elle s’efforce d’amener ce partenariat sur un pied d’égalité.Trefor Moss est un journaliste indépendant qui couvre la politique asiatique, en particulier sur les questions de défense, de sécurité et d’économie. Il est l’ancien rédacteur en chef pour la région Asie-Pacifique de Jane's Defense Weekly.
(Copyright 2011 Asia Times Online - traduction [JFG-QuestionsCritiques].)
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