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révolution du monde arabe

Libye : risque calculé ou aventure téméraire ?

Par Mahan Abedin
AsiaTimesOnline, 20 avril 2011

article original : "Libya: calculated risk or reckless adventure"

Alors que le conflit en Libye entre dans son troisième mois, l’opinion publique mondiale semble être de plus en plus sceptique quant aux motivations et aux conséquences de l’intervention militaire occidentale. Alors qu’au premier abord cette intervention militaire paraissait répondre à la convergence fortuite d’une crise humanitaire avec des intérêts stratégiques pressants, une analyse plus approfondie laisserait penser à un calcul plus complexe.

Les renversements des présidents tunisien et égyptien en début d’année et les changements politiques qui en résultent dans ces pays, couplés à une dynamique plus large de révolte et d’insurrection dans toute l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, posent toutes sortes de problèmes aux planificateurs de l’Intelligence Stratégique (INTSTRAT) occidentale. Les révolutions sont souvent annonciatrices de conflits, à la fois à l’intérieur des Etats et entre des Etats, et il n’y a aucune raison immédiate de penser que l’Afrique du Nord évitera ce cycle historique récurrent.

Vue depuis cette perspective, l’intervention controversée de l’OTAN en faveur de l’armée rebelle désordonnée de Libye est destinée à influencer l’issue du conflit libyen de la manière la plus étendue possible, en vue de gérer le risque généralisé posé par ce qui paraît être un changement tectonique du pouvoir politique en Afrique du Nord.

La préoccupation clé, du moins selon le point de vue des citoyens des Etats sud-européens, est de savoir si, au lieu de minimiser les risques, l’intervention militaire de l’Otan finit par attiser les conflits sur les côtes méditerranéennes. Les enjeux sont élevés, puisqu’un éventail de risques, allant de l’extrémisme à la guerre contre le terrorisme, en passant par l’immigration massive, menace de provoquer l’instabilité en Europe du Sud et au-delà.

La révolution et la guerre

Que ce soulèvement révolutionnaire tende à générer le conflit, à la fois au sein des Etats, mais surtout entre les Etats, est une présupposition très privilégiée par les intellectuels. Ses origines remontent à la révolution française de 1789 et aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes qui ont suivi et qui ont déchiré tout le continent européen. Plus récemment, la révolution iranienne de 1979 et la contestation idéologique des dirigeants de tout le Moyen-Orient qui en a résulté, est à l’origine de la longue guerre Iran-Irak. Si Saddam Hussein a commis en septembre 1980 un acte d’agression contre l’Iran, il ne l’a fait qu’après l’approbation tacite des puissances régionales et mondiales, très désireuses de contenir la révolution iranienne.

En Afrique du Nord, en l’espace de moins de deux mois, deux dirigeants au pouvoir depuis des décennies ont été renversés après des semaines de troubles. Alors qu’il est peut-être prématuré d’étiqueter ces moments politiques importants de « révolutionnaires », dans la mesure où les systèmes politiques sous-jacents n’ont pas été renversés, il reste beaucoup de potentiel pour des changements plus profonds, même du type révolutionnaire.

La perspective d’un soulèvement révolutionnaire en Egypte est de loin la plus grande inquiétude pour les observateurs internationaux, à cause de la taille de ce pays et de sa capacité à influencer les événements et l’opinion dans l’ensemble du monde arabe. Il existe un sentiment répandu en Egypte, en particulier parmi les strates de la société qui se trouvaient en première ligne de la révolte contre le régime de Moubarak, selon lequel les gains politiques obtenus jusqu’à présent sont vraiment trop légers pour satisfaire les exigences des révolutionnaires.

Si les batailles égyptiennes cruciales dans les mois décisifs à venir ouvrent un boulevard pour un véritable changement et installent un nouvel establishment au pouvoir, alors l’Egypte aura assumé le profile stratégique d’une puissance révolutionnaire naissante, pas trop dissemblable au changement spectaculaire du profile stratégique de l’Iran, il y a plus de trois décennies. Quelle que soit sa teinte idéologique, une Egypte révolutionnaire est vouée à étendre sa toute nouvelle énergie en s’immisçant dans son environnement immédiat. En effet, s’il y avait eu une administration révolutionnaire au pouvoir au Caire, le Colonel Mouammar Kadhafi aurait probablement déjà été renversé.

La perspective d’une Egypte comme source et facteur aggravant des tensions en Afrique du Nord doit sûrement être d’une très grande préoccupation et d’un grand intérêt pour les centres de l’INSTRAT occidentale. En effet, il n’est pas exagéré de imaginer que l’intervention militaire en Libye est en partie destinée à réduire l’étendue de l’influence égyptienne en Libye dans les années à venir, au moyen de la construction de la transition dans ce pays en grande partie sans l’aide et la contribution de l’Egypte.

L’opposition en Libye est imprévisible

L’un des arguments les plus puissants contre le soutien militaire à peine déguisé des occidentaux aux rebelles libyens est centré sur ces derniers qui sont perçus comme quantité largement inconnue. Ces craintes ont été alimentées, il y a quelques semaines, à la suite de la déclaration du commandant suprême de l’OTAN, l’Amiral James Staviridis, que les renseignements américains avaient identifié des « traces » d’activité d’al-Qaïda parmi les rebelles libyens.

Bien qu’ils aient déployé la totalité de leur capacité de renseignement, les puissances occidentales ne semblent pas savoir grand chose sur les personnes avec lesquelles ils sont entrés dans une alliance militaire et politique de plus en plus ouverte. C’est ce manque apparent de connaissance qui alimente l’appréhension et qui pourrait conduire à toutes sortes de conséquences imprévues.

En apparence, les rebelles libyens semblent constituer une armée désordonnée avec peu d’espoir de réaliser une percée militaire à court-terme, même avec l’aide d’un soutien aérien occidental substantiel. Sur le front politique, le Conseil national de transition basé à Benghazi n’inspire pas vraiment confiance ni ne motive outre mesure. En surface, du moins, il semble y avoir un mélange très peu charismatique d’anciens fidèles du régime Kadhafi et de dirigeants locaux jetés au beau milieu [de cette révolte] par le tourbillon irrésistible du changement. Livrés à eux-mêmes, les rebelles subiraient très probablement une défaite militaire et politique sévère contre Kadhafi, comme cela s’est presque produit, il y a un peu plus de quatre semaines, avant le vote de la résolution 1973 des Nations-Unies, autorisant une zone d’interdiction aérienne sur la Libye.

Mais ce serait une erreur que d’enterrer l’opposition libyenne, même si l’on dispose de peu d’information sérieuse sur les dimensions moins visibles de la constellation des forces politiques et sociales opposées à Kadhafi. Il y a trente ans, le Front national pour le salut de la Libye (FNSL) était une force politique majeure dans le monde arabe (certains disent qu’il arrivait en deuxième position derrière l’OLP – Organisation de Libération de la Palestine – en termes de taille et de ressources) et posait un sérieux défi au régime chimérique de Kadhafi, avant de succomber au désordre au milieu des années 80. Il est prudent d’assumer que le FNSL, à la fois dans sa forme actuelle et par ses anciens membres, est profondément ancré dans l’élite politique émergente basée à Benghazi, soit au sein du Conseil national de transition, soit indépendamment de lui.

Sur le front militaire, les combattants auparavant affiliés au Groupe Islamique des Combattants Libyens (GICL) font sans aucun doute partie des rangs des rebelles. Mais le GICL désormais défunt s’est catégoriquement distancé d’al-Qaïda avant sa dissolution. Une grande partie de ses dirigeants a même fait la paix avec le régime de Kadhafi. En tout cas, avant le déclenchement de la révolte libyenne en février, l’ancienne direction du GICL, en particulier la poignée de cadres basés en Europe de l’Ouest, semblait être plus intéressée par son auto-promotion que de s’engager dans une politique islamiste radicale.

Néanmoins, il y a des craintes légitimes – sinon exagérées – à propos de la lutte armée islamique en Libye orientale. Les médias occidentaux font souvent remarquer que la ville de Derna, à l’Est de la Libye, a produit le plus grand nombre de kamikazes arabes, qui sont descendus sur l’Irak dans le sillage de l’invasion anglo-américaine de mars-avril 2003.

S’il y a un nombre non négligeable de militants islamiques dans les rangs des forces rebelles, alors cela promet de compliquer le processus de transition, surtout lorsque Kadhafi sera finalement renversé. Les planificateurs de l’OTAN, en compagnie des services de renseignements occidentaux et de leurs maîtres politiques, pourraient bien essayer de réduire à la marge les éléments radicaux, en offrant un généreux soutien militaire et politique aux rebelles. Mais cette stratégie fait aussi courir le risque d’alimenter les tensions dans les rangs des rebelles, avec les plus radicaux qui s’opposeraient au soutien occidental, surtout si cela implique des bottes occidentales sur le terrain.

De nombreux reportages ont déjà laissé entendre que les Forces spéciales occidentales, en plus des agents du renseignement, opèrent en long et en large en Libye. Le contraire serait très surprenant.

Un éventail de menaces

Un scénario particulièrement inquiétant pour les centres de l’INSTRAT occidentale est le risque que les militants islamiques obtiennent des positions de premier plan dans la nouvelle armée libyenne et les structures de la sécurité et du renseignement en Libye. Ce risque est plausible étant donné la nature de la transition qui attend la Libye dans les mois et les années à venir. Contrairement à la Tunisie et à l’Egypte, la Libye est prête à connaître, dès le début, un changement total de régime, avec un potentiel considérable d’instabilité, en particulier si l’on considère la culture politique superficielle de ce pays et l’infrastructure qui lui est associée.

Une instabilité prolongée pourrait transformer la Libye en un Etat en faillite avec un potentiel encore plus grand que pour la Somalie déchirée par la guerre d’attirer les militants islamiques locaux et étrangers. Un scénario plus réaliste est celui d’un régime provisoirement radical à Tripoli s’étendant un peu trop géographiquement et qui déclencherait des conflits dans toute la région, y attirant l’Egypte et l’Algérie voisines. Les implications de cette instabilité pourraient affecter négativement les relations entre l’Algérie et le Maroc, avec le risque d’un conflit sur le Sahara Occidental, ouvrant les hostilités entre ces nations rivales.

Pour les pays d’Europe du Sud, en particulier l’Italie, la plus grande menace à court et à moyen termes est une immigration massive provoquée par l’instabilité et l’incertitude prévalant en Afrique du Nord. Cette menace porte en elle une multitude de risques concomitants, incluant le radicalisme, la criminalité et l’extrémisme religieux, qui peuvent tous altérer l’équilibre des forces politiques dans ces pays, avec une extrême droite qui émergerait comme principale bénéficiaire.

Il est tentant, sinon rassurant, de conclure que l’implication militaire controversée de l’OTAN en Libye (basée sur une interprétation expansive de la résolution 1973) est destinée à construire le dénouement en Libye d’une façon qui minimise ces risques et les réduise à un niveau gérable. Mais la loi des conséquences inattendues pointe très fortement à l’horizon.

Tandis qu’une grande partie du monde a été étonnée par le retournement spectaculaire des puissances occidentales vis-à-vis de Kadhafi et leur soutien enthousiaste à une force imprévisible, de véritables surprises pourraient nous surprendre. Ceux qui appellent à la chute du tyran libyen excentrique et lunatique devraient faire attention à ce qu’ils souhaitent.

Mahan Abedin est chercheur émérite en études sur le terrorisme et conseille des médias indépendants en Iran.

(Copyright 2011 Asia Times Online - traduction [JFG-QuestionsCritiques].)


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