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la diplomatie en perspective

Méfiez-vous des crocodiles en Afrique !

Par M. K. Bhadrakumar
le 23 mai 2011

article original : "Beware of the crocodiles in Africa"

Tous les yeux indiens sont tournés vers le[ur] Premier ministre, M. Manmohan Singh – comme s'il remplissait l'ensemble de l'Afrique de sa présence imposante. Mais l'Afrique est un continent immense et personne ne peut être le monarque de tout ce qu'il contemple. La distance entre Addis-Abeba au cœur de l'Afrique et d'Abidjan, sur la côte-ouest est d’environ 7000 kilomètres, soit deux fois la route qui mène de Delhi à Thiruvananthapuram. L'Afrique a contenu un assez grand nombre de puissances coloniales, en même temps, aux 19ème et 20ème siècles – la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas.

Mais le Dr Singh n'a aucune prétention. Pour emprunter une expression d'un officiel indien qui l’accompagnait, il y a « assez d'espace » pour que de nombreuses puissances extérieures poursuivent simultanément leurs agendas en Afrique. Tandis que l’avion du Premier ministre indien descendait sur Addis, un autre visiteur de marque décollait d'Abidjan – le président français Nicolas Sarkozy. Leurs missions présentent un modèle de contraste et donnent, en temps opportun, un avertissement aux décideurs politiques indiens. Sarkozy est venu en héros conquérant qui a déployé les forces françaises afin de parvenir au transfert du pouvoir en Côte d'Ivoire. Quelle ironie – la puissance militaire pour faire respecter le résultat d'une élection démocratique ! M. Singh, au contraire, est arrivé à Addis, faisant pleuvoir des pétales de bonne volonté sur un continent où Gandhi comprit les pouvoirs magiques de la non-violence.

Pour revenir à cet officiel indien, ce qu'il a dit est absolument vrai – « L'Occident organise l'Afrique comme une zone de dispute. Ils veulent opposer l’Inde à la Chine. Ils veulent que nous nous prenions le bec. Mais ce n'est pas le Congrès de Berlin de 1885 où les puissances européennes décidèrent de se disputer les ressources africaines ». De la teneur de son esprit, on peut identifier ce diplomate indien comme quelqu'un qui a un sens érudit de l'histoire moderne. Le fait est que l'histoire ne s’est jamais tout à fait terminée en Afrique avec les luttes de libération nationale des années 50. Le mouvement de l'histoire a simplement été ponctué et la lutte pour la domination extérieure a simplement pris de nouvelles formes alors que la guerre froide reprenait. Les rivalités se sont quelque peu atténuées lorsque le monde bipolaire a cédé. Un répit a suivi mais, rétrospectivement, celui-ci a duré à peine une vingtaine d'années.

Aujourd'hui, les rivalités entre les grandes puissances reprennent. La montée de la Chine et son profil de croissance en Afrique a donné une nouvelle dimension à la politique de ce continent. Pour la première fois dans l'histoire moderne, le monde occidental est confronté à un réel « challenger ». Pour le dire autrement, le moment redouté par l’Occident arrive bel et bien, au moment où les pays africains peuvent insister sur la négociation de contrats optimaux et des partenariats équitables. La Chine présente de plus en plus une « option stratégique » pour les pays d'Afrique afin de diversifier leurs partenariats que l'Ouest, jusqu'à présent, s’était arrogé comme son monopole. C'est la quintessence de la lutte pour le pouvoir qui s’intensifie en Afrique.

Les remarques de cet officiel indien suggèrent que Delhi mesure bien les réalités géopolitiques – et, plus important, l'Inde façonne sa voie « non-alignée ». Il a fait remarquer que la forte présence chinoise en Afrique s’est principalement focalisée sur les infrastructures, les matières premières et les industries extractives et qu’elle s'est concentrée dans les grands projets et les grandes entreprises, alors que la force principale de l'Inde réside dans un autre domaine. « Nous estimons qu'il y a suffisamment d'espace pour l'Inde et pour ces compétences, en particulier dans le développement des capacités et des compétences et la formation ». Il a démonté les tentatives occidentales de « diviser pour régner », en soulignant que l'Occident et ses experts indiens (qui sont soit infectés par le virus « anti-chinois », soit frappés par le microbe « pro-américain ») font fausse route en caricaturant que la Chine « se montre plus futée » que l’Inde en Afrique. D'un autre côté, la réalité, a-t-il dit, est que la Chine et l'Inde adoptent des approches différentes dans leur engagement avec l'Afrique. « L'Afrique a un énorme potentiel économique. C'est un continent en mouvement. Pour nous, c'est une occasion, et pour le reste du monde aussi, c'est une occasion ».

Bien dit ! Le cœur du problème est que la prospérité du monde occidental a cruellement dépendu, tout au long de la période qui a commencé avec la révolution industrielle en Europe, sur le transfert des richesses des colonies, et ce paradigme a simplement pris, aujourd’hui, des formes nouvelles. Des matières premières bon marché et des marchés captifs en Afrique font partie intégrante de la sustentation de la prospérité des économies occidentales stagnantes. Delhi fera bien de ressentir que l’Inde peut même avoir des intérêts communs avec la Chine, dans la mesure où l'Inde va sûrement se heurter à la même tactique de pression occidentale, à laquelle la Chine est confrontée aujourd'hui, alors que sa progression sur l'échelle de la croissance économique se poursuit au rythme actuel. Ne vous méprenez pas : il est hors de question que le monde occidental s’écarte de bon cœur pour faire place à l'Inde, simplement parce qu'elle est une démocratie qui fonctionne. L'histoire est remplie des carcasses et des os blanchis des ambitions impériales.

Un exemple éloquent se déroule juste sous nos yeux avec l'Europe qui insiste fiévreusement sur le fait qu'il n'y a pas moyen de remettre le poste de direction suprême au sein du FMI à quelque arriviste indien ou chinois. L'entente tacite dans le discours euro-atlantique au cours des dernières décennies a été que la Banque mondiale serait dirigée par un Américain et le FMI par un Européen. Point. La brusquerie avec laquelle l'Europe le revendique atteste la réalité que lorsqu’il s'agit de tenir les principaux leviers du pouvoir économique – que ce soit au Proche-Orient ou en Afrique – l'Occident ne partagera jamais de bon gré dans un esprit de partenariat.

Ce qui devrait vraiment inquiéter l'Inde est qu’au pire l'Occident pourrait utiliser la puissance militaire pour faire valoir ses prérogatives. La Libye est un scénario révélateur. Le marais africain est vraiment rempli de crocodiles. Sarkozy a été assez explicite sur le fait que l'Occident n’hésitera pas à intervenir dans les affaires intérieures de l'Afrique si ses intérêts sont menacés. La vision de Sarkozy est diamétralement opposée à celle de l'Inde. Un modèle se dessine. Au Proche-Orient et en Afrique, tout au long de la guerre froide, l'Occident a donné un vernis idéologique à son agenda de domination en opposant le communisme comme étant antithétique. Aujourd'hui, c’est la bannière de la « démocratie » qui se déroule et, au nom de la liberté et de la promotion des droits de l’homme, la doctrine de « l’intervention humanitaire » est dépoussiérée. Sarkozy est un homme d'État qui ne mâche pas ses mots. Il a carrément dit : « C'est la nouvelle politique africaine que nous allons adopter et c'est une politique internationale ». Parlait-il également au nom de M. Singh ? J'en doute.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques].

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