la diplomatie en perspective
Dominique Strauss-Kahn ne peut pas devenir le président de la France. De même, sa contribution à la réalisation de l'ordre mondial dépassera celle de Nicolas Sarkozy. La manière dont il a quitté son poste au sein du FMI a déclenché la course qui a suivi, laquelle, à son tour, a mis en évidence les failles du système international. Mais, pour Strauss-Kahn, les douleurs de l'enfantement d'un monde multipolaire se débattant pour naître n'auraient pas surgi.
Le cœur du problème est que, malgré les homélies universelles selon lesquelles l'ordre mondial doit être démocratisé, lorsque le moment de la crise fut venu, les pays occidentaux ont rapidement resserré les rangs et exposé leurs revendications avec une hâte indécente pour conserver la direction du FMI comme si c’était leur chasse gardée. Nous avons, là, bel et bien l'Occident contre le reste du monde. Traditionnellement, les Etats-Unis dirigent la Banque Mondiale et l'Europe dirige le FMI. Il est tout simplement inconcevable pour l'Occident que le système financier mondial soit dirigé autrement.
Mais la brusquerie avec laquelle l’Ouest a tenté de précipiter l'élection du directeur général du FMI avant le 10 Juin et d'élaborer presque unilatéralement le calendrier de cette élection, lors d’une réunion de week-end, sans même donner le temps à tous les administrateurs exécutifs de se réunir à Washington, a en effet été ressentie comme un choc brutal par les « non-occidentaux », en particulier les pays du BRICA. C’est pourquoi ceux-ci ont fait une déclaration commune, mercredi dernier, appelant à l'abandon de la « convention tacite obsolète qui exige que la tête du FMI revienne nécessairement à l'Europe » et faisant observer l'engagement pris en 2007, au moment de la sélection de Strauss-Kahn par l’Euro groupe, que « le prochain directeur général ne sera certainement pas un Européen » et que, « dans l’Euro groupe et parmi les ministres des Finances de l'UE, tout le monde est conscient que Strauss-Kahn sera probablement le dernier européen à prendre la tête du FMI dans un avenir prévisible ».
Au sein du BRICA, tous les yeux sont rivés sur la Chine et l'Inde. (Le Japon, lui, bien qu’il en soit le deuxième plus gros actionnaire, reste indifférent.) La Chine et l'Inde peuvent-elles se rejeter mutuellement les torts, alors qu'elles ont des intérêts communs ? C'est la grande question. La Chine a adopté une position anormalement bruyante. Les trois principaux quotidiens chinois ont tous trois publié un édito commentant [ce sujet]. Le commentaire de Xinhua qui a été publié par le Quotidien du Peuple et le China Daily a fait part de sa satisfaction que cette déclaration est « un exemple de la très nécessaire coordination entre es économies émergentes de premier plan ». Il a exhorté les pays du BRICA à être « plus confiants dans l'affirmation de leur position commune, même si cela peut ennuyer les autres ». Le ton de ce commentaire était plein d’autosatisfaction et semblait plus orienté sur le fait que les pays du BRICA étaient devenus adultes que sur la sénilité du FMI.
En comparaison, le Global Times présentait un édito vigoureux attaquant « l’entente secrète entre l'Europe et les États-Unis afin de diriger respectivement le FMI et la Banque mondiale ». On pouvait lire dans cet article, « En dominant les dispositifs financiers mondiaux, les États-Unis et l'Europe accaparent des avantages colossaux dans la division internationale du travail. » Il expliquait franchement que c’est avec pragmatisme que la Chine s’est jointe au BRICA, puisque, seule, elle ne faisait pas le poids pour combattre la domination occidentale. « D'ailleurs, pour des raisons historiques et pratiques, il reste des malentendus et des divergences entre les pays du BRICA, qui peuvent être mis à profit par les États-Unis et l’Europe en vue de désagréger ce groupe. Toutefois, en publiant cette déclaration commune, les pays du BRICA se sont lancés dans une longue bataille pour s'opposer à la domination financière de l’Occident. »
En somme, la Chine reconnaît que « cela peut prendre quelques décennies avant que le BRICA ne soit en mesure d'apporter des modifications substantielles à l'ordre financier établi […] Il est encore trop tôt pour se focaliser sur le statut des membres du BRICA au sein du FMI [...] Leur dernière déclaration commune n'est qu’un début. » La Chine n'est même pas raisonnablement optimiste quant à l’accès, à ce stade, d’un candidat issu des pays émergents au plus haut poste du FMI. La Chine joue évidemment sur le long terme et, en attendant, elle est ravie que le BRICA se porte enfin candidat sur une question internationale majeure.
Se pourrait-il que la Chine attende de l'Inde qu’elle prenne les devants ? Comparez cela à l’optimisme indien. Le ministre [indien] des Finances, Pranab Mukherjee, a déclaré à New Delhi jeudi dernier : « Je suis en contact avec quelques-uns des ministres des finances des pays en développement et des économies émergentes [...] Nous essayons de consolider notre position, là où nous pouvons partager le même point de vue."
Mais l'Inde s’exprime également par de nombreuses voix. Le directeur exécutif indien au FMI, Arvind Virmani, a déclaré mercredi : « A moins que le droit de vote détenu au FMI par divers pays ne soit modifié pour refléter les nouvelles réalités économiques, il sera extrêmement difficile pour un candidat non-Européen de remporter cette élection ». Le Premier ministre [indien] Manmohan Singh semble être d'accord avec la note de résignation de Virmani. Singh a déclaré au sommet indo-africain à Addis-Abeba que les pays en développement doivent s'unir pour pousser la Banque mondiale et le FMI à se réformer, en vue de changer la structure du pouvoir dans les institutions de Bretton Woods. Cependant, a-il admis : « Ceux qui détiennent le pouvoir ne veulent pas céder du terrain aussi facilement », et qu’apporter le changement dans ces deux institutions est un processus de longue haleine.
Manmohan Singh et Virmani semblent être d'accord avec l'évaluation intraitable des Chinois. Alors, Mukherjee est-il aux premières loges ? Tout devient un peu confus. Cette confusion est encore aggravée par le rapport selon lequel le ministre indien du commerce et de l'industrie Anand Sharma a rencontré, jeudi à Paris, Christine Lagarde, la ministre française des Finances, et que, au cours de cette réunion, celle-ci a soulevé la question de sa candidature au poste de directrice générale du FMI. Apparemment, Sharma a clairement fait comprendre que « l'Inde voyait cela comme une partie du processus plus large pour réformer le FMI. Le processus de sélection doit être transparent, consultatif et participatif », aurait dit un officiel indien qui voyageait avec lui.
Certains peuvent déduire des propos de Sharma que l'Inde a probablement un candidat à l'esprit. Après tout, Mukherjee est un diplomate chevronné qui ne dit jamais rien d’inapproprié. Se pourrait-il que Delhi considère la candidature de Lagarde comme une chose qui n’est pas encore acquise ? En effet, il y a de bonne raisons d’empêcher l'approbation du candidat européen. Beaucoup de voix dissonantes, y compris dans l’opinion occidentale, remettent en cause la candidature de Lagarde. Certaines questions très pertinentes ont été soulevées sur les implications, si Lagarde était à la tête du FMI.
Lagarde espère se rendre à Delhi dès qu'une date sera fixée. Le côté intéressant est que Sarkozy a lui-même refusé de mettre la candidature de Lagarde à l’ordre du jour du sommet du G8, dont il a été l’hôte les 26 et 27 mai. Non seulement Sarkozy a éludé la question, mais il a parlé d’un ton agacé. Plutôt inhabituel de la part de cette personnalité franche qui fait feu de tout bois, n'est-ce pas ?
Confusion à gogo ! Le président russe Dimitri Medvedev a par la suite affirmé que le sommet du G-8 de Deauville avait bien débouché sur « consensus » quant à l'élection du patron du FMI. Il n'a pas divulgué de détails. Plus important encore, la Russie faisait-elle partie de ce « consensus » ? Si oui, qu’en est-il du BRICA, dont le plus ardent défenseur est bien sûr la Russie ? Peut-être que les Chinois, qui sont un peuple sage, pouvaient prévoir tout ce qui s’est passé. Idem, peut-être, pour les Indiens. Ces deux peuples ont une longue histoire. Mais je pense toujours que le dernier mot n’a pas encore été dit. Mukherjee se trompe rarement.
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
Traduction [JFG-QuestionsCritiques].
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