diplomatie
Mercredi, l’Inde a probablement pris l’une des décisions, par rapport à celles des années précédentes, qui aura une portée des plus considérables : elle a choisi de ne pas tenir compte de la demande de Pékin de ne pas assister, vendredi à Oslo, à la cérémonie de remise du Prix Nobel au dissident chinois emprisonné Liu Xiaobo.
L’Inde rejoint les trois seuls pays asiatiques – le Japon, la Corée du Sud et la Thaïlande – qui ont ignoré Pékin sur cette question.
Les officiels indiens ont confirmé que cette décision avait été prise par le Premier ministre, Manmohan Singh. Les autorités chinoises ont entrepris des démarches diplomatiques à quatre occasions au cours des six dernières semaines auprès de l’Inde, afin qu’elle tienne compte des sensibilités de Pékin sur ce sujet. Le Conseiller à la Sécurité Nationale de l’Inde, Shiv Shankar Menon, ne s’est rendu que très récemment à Pékin pour des consultations et il est fort probable que les Chinois ont soulevé cette question avec lui.
Le lendemain de la prise de décision osloïte par Manmohan, le ministre indien des affaires étrangères a annoncé que le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, se rendrait en visite d’Etat en Inde du 15 au 17 décembre.
Il est clair que Delhi a minutieusement pesé l’ombre que cette décision projettera sur la visite de Wen et décidé qu’elle pouvait se permettre un impact négatif. Menon a déclaré officiellement après ses discussions à Pékin que Delhi espérait que la visite de Wen génère un élan positif dans les liens bilatéraux, mais il semble que cela ait été de la diplomatie béate. Il est pratiquement certain que la visite de Wen a déraillé, avant même qu’il n’arrive à Delhi. Menon travaille sous la supervision directe de Manmohan et il est largement considéré comme son protégé.
La particularité de la position indienne est que l’Inde n’est pas concernée par les droits de l’homme en tant que tels. Sur le plan historique, Delhi a un passé déplorable pour avoir adopté des positions culottées sur les droits de l’homme dans d’autres pays et constamment abhorré les tentatives des pays occidentaux ou islamiques de semer le doute sur sa réputation chez elle – que ce soit au Cachemire ou au regard de la discrimination présumée contre les 180 millions de personnes de la communauté musulmane indienne ou que ce soit sur ce que l’on appelle les « intouchables » dans une société hindoue où règnent les castes.
Alors, comment peut-on expliquer la décision de Manmohan ? Premièrement, c’est une décision qui tombe avant tout dans le domaine des relations sino-indiennes. Dit simplement, Delhi a finalement perdu patience à propos d’une série de manœuvres de Pékin qui ont été considérées par l’establishment indien comme calculées dans l’intention de « harceler », de rabaisser ou de tromper l’Inde.
Ces manœuvres ont été entreprises en relation avec la question du Cachemire, de la frontière sino-indienne contestée et du virage pris par la Chine de renforcer ses liens avec le Pakistan. Delhi s’est hérissée que Pékin ait fait preuve d’un tel manque de sensibilité envers les préoccupations essentielles de l’Inde et ses intérêts vitaux. Le Ministre des Affaires Etrangères S.M. Krishna a entrepris le mois dernier une démarche auprès de son homologue chinois, Yang Jiechi, pour lui dire que l’Inde était aussi sensible au problème du Cachemire que la Chine pouvait l’être vis-à-vis du Tibet ou de Taiwan.
Il y a une croyance parmi les spécialistes de la Chine au sein de l’establishment indien de politique étrangère, selon laquelle l’avantage est du côté de Pékin, qui utilise des subterfuges et lance des piques, tout en conservant une apparence amicale. Et ce n’est qu’en mettant les choses sur le tapis, à un moment ou un autre, que l’on peut faire comprendre que la diplomatie peut être un jeu fonctionne dans les deux sens. Ce qu’il faudra observer attentivement dans les semaines à venir est si Pékin prend cette affaire dans un esprit chevaleresque et pragmatique. Une visite de Wen au Pakistan est également programmée pour la fin du mois.
Les officiels indiens ont sans aucun doute mis de l’huile sur le feu en laissant entendre aux médias, en privé, que la pensée de Pékin sera en fin de compte guidée par les considérations mercantiles de ses propres intérêts, au regard des liens économiques avec l’Inde qui se développent rapidement. Les échanges bilatéraux, qui atteignent une vitesse de croisière de 60 milliards de dollars par an, sont très en faveur de la Chine. Et l’Inde apparaît comme le marché numéro un de la Chine dans ses prévisions d’exportation.
Il y a donc un espoir nourri parmi les experts chinois au sein de l’establishment indien que, tant que le filon de ses liens d’affaires lucratifs avec l’Inde peut continuer à être exploité – et même étendu dans certaines directions –, Pékin finira par négliger le dissension qui menace à propos de la décision osloïte de Manmohan. Les officiels indiens ont fait remarquer que Delhi pourrait accorder plus de liberté aux compagnies de télécoms chinoises pour opérer sur le marché indien très lucratif et que cela calmerait bien le jeu dans les couloirs du pouvoir à Pékin. Wen est en charge de la gestion économique…
En réalité, quand même, il ne peut y avoir deux opinions, que Delhi est passée à la vitesse supérieure dans ses relations avec la Chine, en mettant un nouvel accent sur le principe de réciprocité. Sans doute, cette nouvelle manière de penser a été en partie motivée par la perception qu’il est nécessaire de cajoler Pékin afin que qu’ils coopèrent sur la détermination affichée de Delhi d’obtenir dans un futur proche la qualité de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies.
La version de la sinologie des diplomates indiens a toujours été enracinée dans la croyance que Pékin cligne des yeux quand on les regarde droit dans les yeux. La décision osloïte de Manmohan mettra cette thèse à l’épreuve de vérité.
En effet, Manmohan est un politicien de tempérament prudent et il n’aurait pas pris cette décision sans garder à l’esprit le « partenariat » stratégique plus large avec les Etats-Unis, en toile de fond. D’un point de vue idéologique, il louche de façon quasi instinctive sur Washington lorsqu’il doit prendre des décisions sur pratiquement tous les sujets de politique internationale – que ce soit dans le changement climatique, le G-20, le terrorisme ou les relations avec le Pakistan.
Par conséquent, il est pratiquement certain que Manmohan a tiré quelques conclusions importantes à la suite de la visite du Président Barack Obama le mois dernier. Il semble être convaincu qu’Obama est quasiment aussi bon pour l’Inde que son prédécesseur George W. Bush l’a été. (Manmohan a dit une fois à Bush en public que les Indiens « l’adoraient ».) Deuxièmement, Manmohan et ses conseillers ont conclu que les Etats-Unis sont bien déterminés à contrer la menace que la montée de la Chine fait peser sur leur suprématie mondiale. Et, dans cette entreprise louable, Washington compte sur le partenariat de Delhi.
D’un point de vue indien, une position ferme des Etats-Unis sur le scénario de sécurité en Asie-Pacifique crée beaucoup de levier pour Delhi pour se construire une situation avantageuse vis-à-vis de Pékin. Troisièmement, l’establishment indien a reçu l’assurance des Etats-Unis de recevoir une aide massive pour développer les performances militaires de l’Inde.
L’attente de l’establishment indien est que l’injection par les Etats-Unis d’une technologie militaire de pointe et l’installation d’une technologie sophistiquée de défense anti-missiles combleront progressivement le déséquilibre militaire qui existe actuellement entre la Chine et l’Inde. Bref, avec le temps, l’Inde aura la capacité de négocier avec la Chine sur son différent frontalier, à partir d’une position de plus en plus avantageuse.
La décision osloïte de Manmohan entre dans un modèle politique indien vieux de quelques semaines. Lors de la réunion du RIC (Russie/Inde/Chine) au niveau des ministres des affaires étrangères, le mois dernier à Wuhan, en Chine, l’Inde a refusé avec entêtement de s’identifier à l’approche prônée par Moscou dans la région Asie-Pacifique. Il y a eu beaucoup de jérémiades dans l’avant-projet d’une déclaration commune à Wuhan. Delhi a bien fait savoir que l’Inde ne participerait pas à une initiative sino-russe faisant peu de cas des Etats-Unis – sans parler d’un projet en termes antagonistes.
L’establishment indien est convaincu que Moscou et Pékin se coordonnent étroitement sur la région Asie-Pacifique et que son leitmotiv est de maintenir l’influence des Etats-Unis sous contrôle. Cela a refroidi encore un peu plus l’enthousiasme de Delhi de raviver ses liens stratégiques atrophiés avec Moscou.
Contrairement à ce que pensent les Russes et les Chinois, l’Inde est dans une dynamique d’accueil bienveillant, d’encouragement et de soutien à une présence américaine forte dans la région, qui constituerait un contrepoids vis-à-vis de la Chine. Ces derniers temps, Manmohan a entrepris des visites au Japon et en Corée du Sud et il doit se rendre en Australie au début de l’année prochaine.
Bref, Manmohan dirige très prudemment l’Inde vers une alliance en Asie menée par les USA, tandis que les diplomates indiens continuent de revendiquer pour la forme l’aversion traditionnelle de l’Inde de participer à tout système d’alliance ou de bloc.
La décision osloïte de l’Inde est une affirmation à haute voix que l’Inde est prête à se faire entendre en tant que participant clé dans toute entreprise étasunienne pour faire échec à la Chine. Il ne fait aucun doute que cette décision impactera la géopolitique de la région. Les liens avec le Pakistan prendront une nouvelle signification pour Pékin. La Russie verra elle aussi plus d’intérêts à jeter les bases d’une relation à long-terme avec le Pakistan, laquelle a été historiquement absente par déférence pour les sensibilités de l’Inde.
Il est concevable que Manmohan ait pris en compte ces facteurs et qu’il soit arrivé à la conclusion qu’avec un partenariat stratégique en expansion entre les Etats-Unis et la puissance économique croissante de son pays, le temps était venu d’affirmer son aspiration à devenir le pôle rival de la Chine sur la scène mondiale.
Sa foi touchante dans l’influence prédominante des Etats-Unis pourrait s’avérer être un élément risqué, mais aussi, être un chef d’Etat est une affaire de prise de risque et « d’audace », ainsi que le dirait Obama. Le drame asiatique qui s’ensuivra promet d’être une interaction captivante de projection de puissance.M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
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