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Géopolitique de l'énergie

L'Iran stimulé tisse plus de relations

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, le 6 mai 2008

article original : "Energized Iran builds more bridges"

La propagande pourrait être que, lors de leur dernière réunion à Londres vendredi dernier, les "Six sur l'Iran" - les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies plus l'Allemagne - se débattant avec le problème nucléaire iranien, ont mis unanimement en avant l'exigence que Téhéran cesse ses activités d'enrichissement d'uranium. Mais cela ne serait pas la vérité. La réalité est que le processus des "Six sur l'Iran" a l'air fatigué et répétitif. En vérité, ainsi qu'Associated Press l'a rapporté, les "Six" essayent aussi "d'attirer l'Iran par la ruse" dans des pourparlers sur le nucléaire. Les membres du Conseil de Sécurité sont, bien sûr, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie et la Chine.

Le secrétaire britannique aux affaires étrangères, David Miliband, a déclaré que la proposition d'offrir des incitations à l'Iran pour stopper son programme d'enrichissement est conçue pour montrer à Téhéran "les bénéfices à coopérer avec la communauté internationale". Mais, alors même que cette proposition doit encore être transmise à Téhéran, le camp iranien a imposé son contenu. Le ministre iranien des affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, a déclaré samedi dernier à Téhéran : "Lors de [notre] récente réunion au Koweït avec le secrétaire aux affaires étrangères David Milliband, celui-ci m'a dit que les "Six" ont l'intention de nous envoyer une lettre après leur réunion du 2 mai à Londres. Je lui ai répondu : 'Vous savez très bien quel mot est interdit en Iran. Soyez prudents dans vos propositions pour ne pas franchir le ligne interdite'."

Il est évident que l'activité diplomatique fiévreuse de l'Iran a placé les "Six" sur la défensive. L'impasse nucléaire entre Téhéran et l'Ouest perd rapidement de la vitesse. Ainsi que l'expert moscovite, Igor Tomberg, de l'élitiste Institut de l'Economie Mondiale et des Relations Internationales, l'exprime, derrière tout ceci il repose la prise de conscience que "l'Iran a ajouté l'énergie dans le carquois de ses flèches militaires et politiques. Là, son avancée vers le marché mondial du gaz pourrait bouleverser l'équilibre actuel des intérêts."

La Suisse montre la voie

S'il faut mettre un repère par écrit, alors le tournant est arrivé le 17 mars lorsque l'Iran et la Suisse ont signé un contrat gazier sur 25 ans. Selon le gouvernement suisse, cet accord entre Elektrizitats-Gesselschaft Laufenburg et la Compagnie Nationale Iranienne d'Exportation de Gaz vaut 45 milliards de dollars [environ 27 Mds €]. C'est le premier de cette sorte dans le passé récent où une société européenne du secteur de l'énergie a vraiment signé un contrat ferme avec l'Iran. Jusqu'à maintenant, la pratique était de signer des protocoles d'accord non contraignants.

Selon les termes de l'accord passé avec la Suisse, l'Iran livrera 5,5 milliards de mètres-cubes (mmc) de gaz par an à l'Europe, dès 2010, via un gazoduc en cours de construction. Avec la présence de Mottaki et de la ministre suisse des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, à la cérémonie de signature à Téhéran, il était visible que cet accord est un tournant dans la géopolitique de la sécurité énergétique. En effet, Calmy-Rey a reconnu que la Suisse a un "intérêt stratégique à assurer nos approvisionnements en gaz et à diversifier nos fournisseurs". Elle à fait remarquer que cet accord gazier avec l'Iran réduirait la dépendance de l'Europe vis-à-vis des approvisionnements énergétiques russes. "Nous sommes en train de réduire notre dépendance et celle de l'Europe, sur le gaz russe", a-t-elle souligné en présence de Mottaki.

Il est probable que Washington est en colère. Le Financial Times de Londres a rapporté que Washington a fait allusion à mettre un terme à l'accord sur les Sections des Intérêts Américains établis dans les ambassades suisses de Téhéran et de la Havane. Mais les officiels suisses ont maintenu qu'aucune sanction internationale n'empêchait un investissement étranger dans le secteur iranien de l'énergie et que l'accord gazier du 17 mars était en fait destiné à "soulager" la pénurie énergétique en Italie. Se tournant vers l'avenir, le Financial Times a ajouté, "A la suite de l'accord [entre la Suisse et l'Iran], certains dirigeants européens ont exprimé leur préoccupation sur le nouvel investissement dans le gaz naturel liquéfié (GNL), le secteur dans lequel des groupes comme Total, Royal Dutch Shell et l'Autrichien OMV ont négocié des accords préliminaires [avec l'Iran] mais doivent encore signer des contrats officiels. L'Iran a prévenu de ces sociétés doivent conclure ces accords d'ici juin ou sinon elles devraient aller voir ailleurs pour investir."

L'accord iranien avec la Suisse a alerté les capitales mondiales. La Chine a accéléré ses négociations sur un accord gazier de 16 milliards de dollars [10,3 Mds €] concernant le champ gazier iranien de Pars-Nord. La China's National Offshore Oil Corporation (CNOOC) a signé, l'année dernière, un protocole pour développer les réserves gazières du champ de Pars-Nord et acheter aussi du GNL issu de cette production pour une période de 25 ans, mais s'est retenu de signer un contrat, étant donnée l'impasse nucléaire entre les Etats-Unis et l'Iran.

Avec la raffinerie chinoise de pétrole, Sinopec, qui a signé début mars un contrat de 2 milliards de dollars pour développer le champ pétrolier iranien de Yadavaran, ce sera le deuxième accord énergétique avec la Chine. Prenant la défense de la CNOOC, le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Liu Jianchao, a déclaré récemment à Pékin : "La coopération entre CNOOC et l'Iran est un acte commercial entre des entreprises. Nous pensons que les actions prises pour s'occuper de ce problème [nucléaire] ne devraient pas saper le commerce normal et la coopération économique avec l'Iran."

L'Inde, elle aussi, a commencé à souligner que le projet de gazoduc Iran/Pakistan/Inde est "faisable". Pourtant, en comparaison avec la Chine, la prise de décision de l'Inde est peu cohérente. Un puissant lobby [indien] pro-américain pèse de tout son poids contre l'Inde pour qu'elle ne passe pas d'accord avec le régime iranien. Le gouvernement indien ne pouvait pas prendre un meilleur avantage avec l'escale récente à New Delhi du président iranien Mahmoud Ahmadinejad. Les médias iraniens ont rapporté qu'Ahmadinejad n'avait pris aucun engagement vis-à-vis du camp indien sur l'accord en suspens de 25,6 milliards de dollars [16,5 Mds €] sur le GNL, que l'Inde a négocié pendant près de huit ans, ou sur l'accord de gazoduc.

Selon l'agence de presse iranienne officielle, "Avec l'accord nucléaire indo-américain glissant dans les limbes, le gouvernement de Manmohan Singh [à Delhi] a ressenti avec perspicacité l'importance de réaffirmer ses liens avec l'Iran, à la fois comme un geste apaisant envers ses alliés de gauche qui s'opposent à l'accord nucléaire et comme source alternative et pragmatique d'énergie pour l'économie croissante du pays."

Les projets grandioses de la Russie

Il est peu probable que Téhéran se précipite pour répondre, avant que la date limite de juin pour les sociétés d'énergie européennes ne soit passée. Les Iraniens ont de multiples choix, de l'Est et de l'Ouest. Parmi eux, le principal est le russe Gazprom. Pour s'en assurer, Moscou a accéléré ces dernières semaines son dialogue avec l'Iran sur les questions d'énergie. Le 23 avril, le gouvernement iranien et Gazprom ont signé un protocole d'accord "pour coopérer dans le développement de champs pétroliers et gaziers, de même que dans des investissements et des études d'exploration".

L'offre de Gazprom consiste à sécuriser les droits de développer plusieurs sites du champ gazier de Pars-Sud dans le Golfe Persique et dans le gisement pétrolier d'Azadegan-Nord au sud de l'Iran. Gazprom participe déjà au développement des seconde et troisième phases de Pars-Sud, conjointement avec le français Total et le malais Petronas. Ce projet opère en mode de conception pour produire et traiter 20mmc de gaz par an. Pars-Sud détient 60% des réserves de gaz de l'Iran, l'équivalent de 10% des réserves mondiales connues de gaz. Il forme une partie du gisement de Dome-Nord, qui est considéré comme le plus champ gazier non-associé du monde, situé en partie en Iran et en partie au Qatar.

Moscou joue pour des enjeux élevés. Le 24 avril, le lendemain de la signature par Gazprom d'un protocole d'accord avec l'Iran, son directeur général, Alexei Miller, s'est rendu à Berlin pour une "réunion de travail" avec un dignitaire qui rendait visite à l'Allemagne - le Premier ministre qatari, Cheikh Hamad ben Jassim ben Jabir al-Thani. Un communiqué de presse de Gazprom disait : "Les deux parties ont discuté des possibilités pour Gazprom et Qatar Petroleum de mettre en application des projets conjoints d'investissement". Le Qatar détient les troisièmes plus grosses réserves mondiales de gaz après la Russie et l'Iran. Ces trois pays détiennent ensemble environ 55% des réserves mondiales de gaz. Les implications d'une collaboration russo-irano-qatari sont, pour le moins, profondes.

C'est dans ce contexte que la Russie et l'Iran ont tenu des consultations à Téhéran, le 28 avril, au sein de la structure du forum des Pays Exportateurs de Gaz. Ces consultations concernaient essentiellement la finalisation d'une charte pour former un cartel de pays producteurs de gaz. Le même jour, le dirigeant du Conseil de la Sûreté Nationale de la Russie, Valentin Sobolev, est aussi arrivé à Téhéran pour une visite de trois jours portant sur des discussions abordant de nombreux sujets sur les relations bilatérales.

L'homologue iranien de Sobolev, Saïd Djalili, a dit que ces discussions avaient été "positives et constructives". Sobolev apportait avec lui une lettre du président russe, Vladimir Poutine, adressée à Ahmadinejad, assurant ce dernier que Moscou "confirme la position de principe dans ses relations avec l'Iran et que sa politique ne dépend pas de qui est en ce moment au pouvoir". Ahmadinejad a répondu, "l'Iran et la Russie sont deux pays puissants majeurs et la coopération entre nos Etats pour régler divers problèmes servira les intérêts des Iraniens et des Russes, de même que la sécurité régionale et internationale". Il a dit que les deux pays pourraient jouer "un rôle efficace en établissant un nouveau modèle de relations internationales".

Cependant, les consultations de Sobolev ne se sont pas tout à fait déroulées de la manière que Moscou espérait. L'idée d'un cartel gazier a rencontré des difficultés. Les médias russes ont rapporté que la rencontre ministérielle du forum des Pays Exportateurs de Gaz, qui était programmé pour avoir lieu à Moscou le 24 juin, a été reporté. Moscou veut un engagement avec l'Iran au sein d'une alliance gazière assez souple et ne veut pas s'engager dans des "obligations excessives", ainsi que le quotidien russe Nezavisimaya Gazeta l'a rapporté sur la réunion du 28 avril à Téhéran.

Pour citer ce journal, "L'Iran insiste sur la formation le plus tôt possible de ce nouveau cartel afin de résoudre ses problèmes politiques … [D'un autre côté], la Russie, qui est le plus gros fournisseur de gaz de l'Europe, construit sa relation avec les pays de l'UE sur la base d'accords à long terme et de prix liés aux prix mondiaux du pétrole. Elle n'a pas l'intention de changer ses plans d'exportation ou de coordonner les prix de son gaz avec les autres participants dans ce cartel."

L'Iran a ses propres projets

L'Iran se prononce pour un cartel gazier doté de mécanismes de régulation sur des quotas de production et de fixation des prix, tandis que la Russie préfère une interconnexion des pays producteurs de gaz avec l'accent mis sur le partage du marché et des routes de transit. Evidemment Moscou a peur que le gaz iranien puisse relancer le gazoduc Nabucco soutenu par l'Union Européenne, juste au moment où, grâce à ses manœuvres habiles de l'année dernière avec son projet rival de Flux Méridional [South Stream], la Russie pensait avoir complètement tué le projet soutenu par les Etats-Unis. Une fois encore, l'accord gazier irano-suisse signifie la mise en service prochaine du Pipeline Trans-Adriatique (PTA), un projet conjoint entre la société suisse EGL et le norvégien StatoilHydro. Bref, dans un avenir proche, le gaz iranien pourrait trouver sa route vers l'Europe par l'intermédiaire de ces deux gazoducs - Nabucco et le PTA.

Moscou n'aimerait pas une telle tournure des événements. Ainsi que Tomberg le dit, "Téhéran a poursuivi une politique gazière plus énergique, indiquant que l'Iran est prêt à coopérer avec l'Union Européenne … Ceci peut être interprété comme un combat pour le vaste - certains disent inépuisable - marché gazier européen … La concurrence sur le marché gazier affectera bientôt les prix … En attendant, l'Iran joue sur le désir de l'UE de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie et d'économiser de l'argent." Tomberg conclut : "L'Iran et la Russie devraient probablement ne pas se faire concurrence mais s'allier sur le marché du gaz … De plus, il pourrait y avoir un accord selon lequel la Russie continuera de fournir du gaz à l'Europe, tandis que l'Iran exportera son gaz vers l'Orient."

Mais les Iraniens suivront-ils un tel conseil ? C'est une question à un million de dollars. Les Iraniens veulent garder toutes les options ouvertes. En tout cas, pourquoi devraient-ils rester en dehors du marché européen ? Les exportations d'énergie seraient la passerelle qui faciliterait l'intégration complète de l'Iran avec le monde occidental. Les élites iraniennes savent que "l'Orient" ne voudra pas et ne pourra pas indemniser l'Iran pour qu'il abandonne l'option européenne.

De même, Téhéran est contrarié par l'audace soulignant l'arrière-pensée de ces partenaires orientaux potentiels, qui optent pour un engagement sélectif avec l'Iran et qui n'ont pas la volonté d'offrir une coopération stratégique complète à l'Iran, basée sur des préoccupations et des intérêts partagés dans un monde multipolaire.

Sobolev a essayé d'injecter une vitalité très nécessaire dans les relations russo-iraniennes en discutant d'une "coopération militaro-technique" et en tournant un mémo impeccable sur le programme nucléaire iranien. Mais cela pourrait ne pas suffire. En attendant, la position négative de la Russie et de la Chine concernant la candidature de l'Iran pour avoir la pleine qualité de membre de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) menace de devenir une source d'irritation.

Le dilemme de la Russie est qu'elle ne veut pas aller jusqu'au bout avec l'Iran parce que cela compliquerait ses relations avec les Etats-Unis. Ce qui est intéressant, c'est que vendredi dernier, à l'écart des six ministres des affaires étrangères des "Six", London a aussi accueilli des consultations impliquant la Russie et les Etats-Unis sur le Kosovo et la situation au Proche-Orient. Pendant ce temps, les consultations russo-américaines sur le déploiement du bouclier antimissile en Europe centrale se poursuivent et de nouvelles tensions sont apparues dans les relations entre la Russie et la Georgie, avec l'Otan qui soutient ouvertement Tbilissi. Moscou marque prudemment le pas jusqu'à ce qu'une nouvelle administration s'installe à Washington l'année prochaine.

Néanmoins, les intérêts concurrentiels sur la sécurité énergétique de l'UE, de la Russie et de la Chine se sont reflétés lors de la réunion des "Six" à Londres, vendredi dernier. Dit crûment, personne ne veut de confrontation avec l'Iran. Mottaki a dit que l'Iran aurait bientôt son propre "paquet de propositions" pour résoudre tous les problèmes régionaux et internationaux, y compris sur son programme nucléaire. Essentiellement, après avoir contré la campagne des Etats-Unis pour l'isoler, l'Iran passe maintenant la vitesse diplomatique pour s'assurer que son intégration avec la communauté internationale deviendra irréversible. Il regarde au-delà de l'administration en fin de parcours de George W. Bush et juge correctement l'état d'esprit aux Etats-Unis.

Selon une enquête d'opinion majeure publiée à Washington mercredi 30 avril par le prestigieux Foreign Affairs journal [1], les coûts de l'énergie sont la préoccupation numéro un en matière d'affaires étrangères pour 70% des américains ; l'économie a poussé le "terrorisme" à la deuxième place. Une grande majorité est favorable à une diplomatie américaine efficace pour essayer d'établir de meilleures relations avec l'Iran. La sécurité énergétique a dépassé de loin toutes les autres préoccupations. Cette enquête d'opinion a souligné que l'opinion américaine relie la politique énergétique aux questions de sûreté nationale, d'une façon jamais vue auparavant.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.

Note :
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[1] Voir : AUX ÉTATS-UNIS, L'ÉCONOMIE EST DEVENUE LE POINT DE MIRE DE L'ÉLECTORAT