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Le sommet du homard

Pour Poutine, pas grand chose de plus au menu que du homard

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, le 6 juillet 2007
article original : "For Putin, little but a lobster dinner"

Lors de sa visite à Moscou, la semaine dernière, le président vénézuélien, Hugo Chavez, a révélé que la dernière fois qu'il a rencontré le dirigeant cubain, Fidel Castro, à La Havane, ils avaient porté un toast en l'honneur du président russe, Vladimir Poutine, pour son fameux discours, en février dernier, lors de la conférence sur la sécurité à Munich, qui s'en est pris à Washington en lui reprochant d'imposer ses desiderata à la communauté internationale.

"L'empire doit comprendre qu'il ne peut pas dominer le monde", a déclaré Chavez. Mais Moscou n'a pas mordu à l'hameçon. Il a maintenu une certaine discrétion autour de la visite de Chavez. Les porte-parole du Kremlin ont insisté sur le fait que cette visite portait sur la coopération économique, pas sur la politique - ce qui n'est pas trop incorrect, étant donné que Moscou espère vendre rapidement plusieurs milliards de dollars d'armes au Venezuela et obtenir l'entrée à grande échelle dans son secteur pétrolier.

Toutefois, la véritable priorité du Kremlin était d'éviter d'irriter Washington à la veille du "sommet du Homard" des 1er et 2 juillet avec le Président George W. Bush, dans le Maine, devant débuter dans les 48 heures après le départ de Chavez, de Moscou vers Téhéran.

D'une manière ou d'une autre, les paradoxes de cette guerre froide post-moderne se sont fait jour. La Russie doit continuer à faire avancer un partenariat avec les Etats-Unis. Le gros de la communauté des stratèges russes considère qu'il n'y a aucune autre option pour leur pays que de poursuivre l'intégration au sein d'une Grande Europe. Ils estiment que Moscou, idéalement, devrait se rapprocher de Bruxelles et agir conjointement pour influencer Washington.

Un analyste politique de premier plan, l'académicien Alexeï Arbatov, a déclaré récemment, "La seule raison pour laquelle la Russie veut se déplacer vers l'Est est que les pays asiatiques ne nous critiquent pas sur nos problèmes intérieurs et sur notre comportement dans les anciennes républiques soviétiques. Les choses sont plus simples pour nous à l'Est et nous glissons donc dans cette direction.

"Si la Russie veut rester dépendante des exportations énergétiques, elle devrait certainement regarder vers l'Est. Là-bas, il y a une demande pour nos ressources, avec les économies en croissance rapide de la Chine et de l'Inde. Mais, ensuite, ces pays fixeront les prix sous la forme d'ultimatums et leurs prix seront bien plus bas que ce que l'Ouest pourrait payer."

La dualité de l'esprit russe

Les stratèges russes mettent régulièrement en garde leur pays qu'il ne termine pas comme un "appendice de matières premières" de la Chine ou de l'Inde. Les relations commerciales et économiques entre la Russie et la Chine son devenue vraiment tendues. (les liens économiques entre la Russie et l'Inde, eux, stagnent, sans volonté apparente, de part et d'autre, de les stimuler.)

La Russie resserre les boulons avec les hommes d'affaires chinois. La décision de Moscou de rejeter l'assemblage des voitures chinoises en Russie met en danger environ 400 millions de dollars [300 millions d'€] d'investissements chinois. S'adressant dernièrement aux parlementaires chinois, le président de la Douma (le parlement russe), Boris Gryzlov, a fait remarquer que les exportations russes vers la Chine "ne comportent pas seulement (et continuent d'inclure de manière croissante) des matières premières et des produits transformés de base, comme le pétrole brut, les billes de bois, le poisson, les produits chimiques et les métaux non-ferreux". Moscou est en train d'adopter une position ferme sur la coopération énergétique.

Le projet de gazoduc Altaï pourrait être reporté. Gazprom a bloqué le projet TNK-BP de construire un gazoduc des champs gaziers de Kovytka vers la Chine. La Chine espérait recevoir 10 milliards de m³ de Sakhaline-1 mais les pourparlers ont rencontré des difficultés.

Selon l'opinion des experts russes en énergie, si la Russie se contente d'exporter les réserves massives de Sibérie et de l'extrême orient russe vers la Chine et l'Asie, la Russie devrait mettre l'accent sur la création d'unités de traitement du gaz et de production chimique et aspirer à exporter de l'hélium, du propane et du butane, et aussi de fabriquer des produits comme le polypropylène et diverses sortes de plastiques.

Mais en même temps, alors que l'Occident fait monter la pression, la solidarité avec l'Orient devient importante pour Moscou. Sur le théâtre oriental, la Russie aborde ses différences croissantes avec l'Ouest. Cela plaît à Chavez. Celui-ci a déclaré : "Ils [les Etats-Unis] ne veulent pas que la Russie continue de monter, mais la Russie est devenue à nouveau un centre de pouvoir et nous, le peuple du monde, avons besoin que la Russie et la Chine se renforcent chaque jour".

"L'Histoire est en marche et elle va au galop," a fait observer Chavez. Cette rhétorique a embarrassé ses hôtes russes, mais, en même temps, elle leur convient assez bien. Pour citer le quotidien russe Vedomosti, "d'un côté, le Kremlin démontre l'indépendance de sa politique étrangère, d'un autre, il garde une certaine distance avec le révolutionnaire enflammé."

Les membres du Parti Communiste à la Douma ont, donc, exigé que Chavez s'adresse à toute la Chambre lors d'une plénière. Mais le parti au pouvoir, soutenu par le Kremlin, a rejeté cette initiative. Chavez s'est finalement adressé aux parlementaires russes dans un salon annexe richement orné, ne pouvant recevoir que 40 personnes.

C'est cette dualité de la pensée russe qui compte pour l'intérêt enthousiaste sur l'ensemble de l'Eurasie et dans les régions voisines de la Russie concernant l'issue du sommet de Poutine avec Bush le week-end dernier. Comment la Russie va-t-elle s'en sortir avec les désaccords croissants dans ses relations avec les Etats-Unis ?

Dans la dernière ligne droite avant le sommet, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a déclaré que "la Russie essaye d'être aussi flexible que possible. La Russie essaye d'être aussi constructive que possible pour éviter toute tension. Notre objectif est vraiment d'éviter toute tension, mais, en même temps, de ne pas laisser quiconque ignorer nos intérêts dans notre sécurité… Ce n'est pas un retour à la Guerre Froide. La Guerre Froide, si vous vous en souvenez, était une guerre d'idéologies, alors que nous partageons maintenant la même idéologie. Donc, nous essayons seulement de faire en sorte que les intérêts de chacun soient respectés et qu'aucunes mesures unilatérales ne soient prises".

Pas de stratégie partagée sur l'Iran

De toute façon, Washington n'était pas d'humeur à accorder tout attribut "stratégique et global" (pour citer Peskov) au dialogue russo-américain. Ce qu'il en est sorti, derrière l'offensive de charme de Bush, est que Washington a l'intention de poursuivre sa politique "d'engagement sélectif" avec la Russie. Cela veut d'abord dire faire bouger Moscou sur la question nucléaire iranienne.

Sur l'Irak et l'Afghanistan ou sur la Palestine et le Liban, Washington continue de croire être capable de se débrouiller sans la Russie. Même le Kosovo n'a pas beaucoup été évoqué. Il ne fait aucun doute que Washington rejette la nécessité d'une entente globale avec Moscou, tout en étendant son influence sur les anciennes républiques soviétiques.

Bush a dit aux journalistes que l'Iran était un point central de ses discussions avec Poutine. "Vous savez, lorsque la Russie et l'Amérique parlent d'une même voix, cela tend à avoir de l'effet. J'ai compté sur le soutien des Russes pour envoyer un message clair aux Iraniens et ce soutien et ce message est un message fort… Nous sommes proches de reconnaître que nous devons travailler ensemble pour envoyer un message commun," a déclaré Bush. Poutine n'a pas contesté, mais il a détourné la portée de ce que Bush a déclaré en faisant allusion à une plus grande réceptivité sur la position iranienne.

Poutine a parlé des signaux récents de la part de Téhéran, indiquant une possible "interaction, coopération" avec l'AIEA et le chef de la diplomatie de l'UE, Javier Solana, comme d'une "information et des données positives". C'est bien loin de ressembler à un soutien ferme aux déclarations de Bush ! D'ailleurs, aucun des deux n'a revendiqué quelque stratégie commune que ce soit concernant l'Iran.

Aussi, Poutine n'a-t-il pas semblé partager le sentiment d'urgence exprimé par Bush. La Russie aurait évalué que l'UE ne veut pas imposer de sanctions contre l'Iran, en particulier des mesures punitives complètes, couvrant les affaires pétrolières, commerciales et financières. Quant à la Chine, la Russie est aussi d'avis de se concentrer sur la voie diplomatique et a ouvertement déclaré son scepticisme, si "c'est le bon moment pour que le Conseil de Sécurité prenne de nouvelles mesures dans le domaine des sanctions."

Somme toute, comme pourrait le voir Poutine, le défi du moment se résume à éviter les idées fausses qui conduiraient à des sanctions ou, encore pire, auraient pour conséquence une confrontation militaire. L'Iran fait aussi attention à ne pas participer à une confrontation totale avec l'Occident. Il a réaffirmé qu'il était prêt à recevoir le directeur général adjoint de l'AIEA et chef du département des garanties, Olli Heinonen, à Téhéran, mercredi prochain, et à élaborer un "projet de modalité" pour résoudre les questions en souffrance dans les deux mois.

Donc, Poutine a permis à Bush de maintenir l'élan du Conseil de Sécurité. Mais les divergences stratégiques persistent. Sachant que les Américains ont un besoin désespéré de l'aide russe, Poutine a laissé se propager l'impression selon laquelle les Etats-Unis gardent la Russie à bord. Ayant dit cela, la Russie, en réalité, semble proche de partager les appréhensions étasuniennes vis-à-vis de l'Iran. Mardi, Moscou a déclaré que "plusieurs mois supplémentaires" seraient nécessaires pour terminer l'installation nucléaire de Busher et, par conséquent, que "la question d'envoyer du combustible à l'Iran n'est pas quelque chose que nous devrons résoudre demain."

Vu sous cet angle, un résultat substantiel du sommet du Maine n'a pas reçu l'attention médiatique qu'il aurait méritée. Cela concerne la signature de l'accord "1-2-3" entre la Russie et les Etats-Unis. Il semble que les deux pays ont fait un pas majeur en direction d'une coopération nucléaire civile. Cet accord, avec la déclaration sur la coopération dans l'énergie nucléaire et la non-prolifération nucléaire, faite par les deux présidents, ne peut pas influencer la position russe, de façon progressive, sur la question nucléaire iranienne.

Pour l'essentiel, les Etats-Unis ont fait une concession à la Russie. Le nouveau cadre de travail légal permettrait à la Russie, sur une base commerciale, d'importer du combustible nucléaire épuisé provenant originellement des Etats-Unis et de le retraiter. (Au contraire des Etats-Unis, la loi russe autorise le retraitement à se dérouler sur son sol.) Taiwan et la Corée du Sud sont des clients potentiels.

Selon Robert Joseph, l'envoyé spécial des Etats-Unis pour la non-prolifération nucléaire, il y a une opportunité immense dans le retraitement du combustible épuisé d'origine étasunienne, puisque l'énergie nucléaire est en expansion "pas seulement dans des pays comme l'Inde et la Chine, mais dans toute une variété d'autres pays potentiels".

Une ligne tracée dans le sable

Toutefois, l'issue du sommet du Maine, en ultime analyse, doit être jugée en termes de question la plus controversée actuellement, dans les relations entre les Etats-Unis et la Russie. Il s'agit bien sûr du bouclier antimissile que les Etats-Unis projettent de déployer en Europe centrale.

Poutine a avancé de nouvelles idées sous la forme de consultations élargies incluant l'Europe, à travers l'OTAN et le Conseil Russie-OTAN. Mais la (véritable) portée de ses propositions était de s'assurer "qu'il ne serait pas nécessaire de placer plus d'installations en Europe… les installations en République Tchèque et la base de missiles en Pologne."

L'élimination des programmes polonais et tchèque, n'est toutefois pas pris en considération par Washington. Bush a déclaré : "Je crois que c'est innovateur [la proposition de Poutine sur un dialogue élargi], je pense que c'est stratégique… Mais, comme je l'ai dit à Vladimir, je pense que la République Tchèque et la Pologne doivent faire partie intégrante du système".

Les tenants de la ligne dure au sein de l'administration Bush vont sûrement interpréter la proposition de Poutine d'impliquer l'Europe et l'OTAN comme une tactique pour exploiter les différences au sein de l'alliance atlantique. Ils ont, bien sûr, raison d'anticiper la discorde au sein de l'alliance, puisque les plus gros alliés des Etats-Unis et la majeure partie de la "vieille Europe" sont opposés à une confrontation avec la Russie. De même, leur crainte, qui n'est pas sans fondement, est qu'une implication plus grande de l'Europe pourrait aller à l'encontre de l'instance de Washington pour garantir son contrôle incontesté sur le bouclier antimissile.

Washington devra équilibrer ces considérations sur l'ensemble de ses relations avec la Russie. Bush a très certainement pris un engagement, d'une sorte ou d'une autre, avec Poutine, à propos d'un dialogue très étendu qui inclurait les Européens. Mais ceci pourrait s'avérer n'être qu'une ligne tracée dans le sable. Ni lui, ni Poutine, ne disposent d'assez de temps pour mener à terme toute percée majeure du dialogue.

Pendant ce temps, Washington va vraiment de l'avant sur les programmes en Pologne et en République Tchèque. Bush doit rencontrer le Président polonais, Lech Kaczynski, dans les quinze jours. Mardi dernier, le gouvernement tchèque a donné le feu-vert pour le déploiement du radar antimissile américain, près d'une base militaire dans la ville de Misov, à 90 km de Prague.

Bref, Poutine n'a pas ramené à Moscou quoi que ce soit de substantiel de ce sommet. Les commentateurs russes ont probablement fait un bon travail en maintenant les attentes du public à un bas niveau et en avertissant qu'aucune percée ne devait être espérée sur quelque question controversée que ce soit.

Cela revient à dire qu'une phase délicate des relations américano-russes est sur le point de débuter. La question de la défense antimissile (et le Kosovo) reste grande ouverte, juste au moment où débutent les campagnes présidentielles en Russie et aux Etats-Unis et où les politiciens ont recours à amuser la galerie.

Deux "hommes sages" profondément expérimentés - Henry Kissinger et Yevgeni Primakov - se rencontreront à Moscou à la mi-juillet pour leur première session au sein de la structure du forum nouvellement créé par Bush et Poutine, qui a pour objectif de remettre sur les rails les relations entre les deux pays. Le meilleur espoir sera que ces deux grands "réalistes" donnent le coup d'envoi d'un dialogue stratégique et commencent un partenariat renouvelé entre les deux pays. A ce stade, c'est le plus strict minimum auquel s'attend Moscou.

Mais l'analyste stratégique Ivan Safranchuk avait raison de dire : "La Russie a lancé la balle aux Américains et a fait comprendre que si elle lui était renvoyée, elle serait traitée comme une grenade". Tandis que Washington peut sembler discuter sur les propositions de la Russie concernant la défense antimissile, la forte probabilité est que les Américains mettront en place leur programme en Europe Centrale.

Mais cela satisfera-t-il Moscou ? Le vice-Premier ministre Sergueï Ivanov a bien fait comprendre mardi que la Russie "n'aura aucune raison" de viser l'Europe avec ses missiles ou de regarder en arrière vers la Guerre Froide, pourvu que Washington maintienne hors d'Europe son système de défense antimissile. Mardi, le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov a dépeint l'expansion de l'Otan comme "une rechute dans la Guerre Froide".

Pendant ce temps-là, le journal Yomiuri rapportait mardi que le Japon et les Etats-Unis prévoient de conduire leur premier exercice de défense antimissile en janvier 2008, dans la Mer du Japon. Selon ce quotidien, cet exercice sera la "partie pratique du système américano-japonais de défense antimissile" et impliquera des missiles SM-3 capables d'intercepter des missiles balistiques en approche, à mi-trajectoire, à une altitude de 300 kilomètres. D'ici 2011, le Japon prévoit de déployer un bouclier antimissile à deux niveaux, combinant des systèmes marins et terrestres.

Le Ministre des Affaires Etrangères chinois, Yang Jiechi, fera une visite de trois jours à Moscou, la semaine prochaine. La Russie et la Chine se retrouvent dans le même bateau, alors que ces deux pays préparent le sommet annuel de l'Organisation de la Coopération de Shanghai, qui se tiendra à Bichkek le 16 août.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2006 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.

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