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Poutine ouvre la porte de Benghazi à Obama

Par M. K. Bhadrakumar
Asia Times Online, le 14 septembre 2012

article original : "Putin opens Benghazi door for Obama"


A un moment où la « réinitialisation » [reset] américano-russe est dans les limbes, on ne devrait pas être surpris que le Président Vladimir Poutine ait fait l'une des plus importantes déclarations de ses quatre premiers mois de mandat présidentiel, attirant l'attention sur la communauté d'intérêts entre les deux principales puissances mondiales et, en effet, entre la Russie et l'Ouest sur l'une des questions les plus chaudes de la politique mondiale actuelle - la question du Moyen-Orient.

La déclaration de Poutine, jeudi, exprimait l'essence de sa réaction à l'attaque terroriste contre le consulat des Etats-Unis à Benghazi, en Libye, et au meurtre de l'ambassadeur américain. C'était sans aucun doute une déclaration structurée - bien que formulée comme des remarques impromptues aux médias - équivalant à un appel dramatique à ce que la Russie et l'Ouest façonnent conjointement le Printemps Arabe pour l'orienter dans la bonne direction.

La déclaration du Kremlin se détache des commentaires chinois sévères qui relèvent plus de critiques dénonciatrices et d'homélies du style « Je vous avais prévenu ». Certes, Moscou voit une fenêtre d'opportunité pour combler le dangereux hiatus qui est apparu dans les positions respectives russes et occidentales sur des questions aussi controversées comme la Syrie et l'Afghanistan - ainsi que l'Iran.

Poutine s'est exprimé assez longuement. Il a « condamné » l'attaque libyenne en termes exceptionnellement durs, disant que c'était un « crime terrible » qui demeure « en dehors de la civilisation ». Bien que la Russie et Washington aient des divergences profondes quant à l'intervention de l'Otan en Libye, la véhémence de cette condamnation a montré clairement que Moscou ne cherchera pas à tirer avantage de la situation difficile que connaissent les Etats-Unis dans ce pays.

Chose intéressante, Poutine a complètement ignoré la réalité du terrain selon laquelle l'intervention occidentale a engendré seule les groupes islamistes radicaux en Libye, lesquels s'en sont pris désormais aux intérêts des Etats-Unis. Evidemment, Moscou estime que ce moment tragique est inopportun pour émettre des critiques ou même lancer d'habiles piques.

« Nous sommes tous des Américains »

Ensuite, Poutine a longuement parlé des « nombreuses différences d'opinion », ces dernières années, entre Moscou et Washington sur les « façons de résoudre les problèmes dans les pays agités ». Il a dit que la Russie partageait également avec les Etats-Unis les principes de démocratie et de liberté et qu'elle serait plutôt d'accord avec les Etats-Unis sur le fait qu'il y a un déficit démocratique dans de « nombreux régimes politiques ».

Mais la divergence réside dans les approches respectives de la Russie et des Etats-Unis pour créer un monde meilleur. Moscou pense que ces problèmes doivent être résolus par des négociations pacifiques afin de permettre aux régimes autoritaires d'évoluer dans une direction positive qui garantisse l'harmonie sociale au niveau de la foi, des religions et des ethnies. Il faut en convenir, cela pourrait être un « processus difficile et minutieux qui nécessite de la patience et du professionnalisme », mais il n'y a aucune véritable alternative.

Là où Poutine a été le plus proche d'aborder indirectement la crise syrienne est lorsqu'il a dit que Moscou ne peut pas soutenir le cap non conventionnel d'un changement de régime par la force et une intervention extérieure. Si des groupes armés appelés « combattants de la liberté » sont soutenus de l'extérieur, « une impasse totale » pourrait en découler et la « région pourrait sombrer dans le chaos, ce qui est déjà effectivement le cas ».

Poutine avait également un message indirect à l'intention de l'Egypte. Sans citer nommément le Président Mohammed Morsi, Poutine a souligné que les dirigeants comme Morsi à la tête des nouveaux régimes portaient une « responsabilité personnelle » dans les « évènements actuels ». Poutine a semblé faire écho au sentiment d'inquiétude à Washington, selon lequel il a fallu plus de 24 heures à Morsi pour livrer sa première réaction - qui plus est, via facebook - sur les attaques de la foule contre l'ambassade américaine du Caire.

En termes historiques, Poutine a de nouveau défendu les Etats-Unis en se laissant compter parmi ses amis - et comme allié potentiel - à un moment d'affliction et de traumatisme émotionnel à Washington. La précédente occasion s'était produite, il y a onze ans, à la suite des attaques du 11 septembre contre New York et Washington. Cela braque le projecteur une fois de plus sur l'agenda politique de Poutine, qui est d'intégrer la Russie avec l'Ouest mais en tant que partenaire à égalité, dans le respect mutuel et avec la reconnaissance de ses intérêts légitimes en tant que grande puissance - et de l'échec des administrations américaines successives à reconnaître la raison d'être de la politique du dirigeant russe.

En fait, Poutine a résumé sa déclaration de jeudi dans un esprit de totale solidarité avec le Président Barack Obama :

J'espère vraiment que cette tragédie - c'est certainement une tragédie, une de celles, veux-je souligner, qui nous concerne tous, alors que nous-mêmes et nos partenaires occidentaux, y compris les partenaires américains, combattons ensemble le terrorisme - j'espère vraiment que cette tragédie nous motivera tous pour intensifier notre lutte conjointe - j'insiste sur conjointe - contre le terrorisme et les menaces terroristes.

Manifestement, Moscou a lancé un signal important en direction du monde occidental et d'Obama en particulier. Ce qu'il faut noter est que Poutine a certainement pris en compte l'attaque contre Obama lancée par son opposant républicain Mitt Romney, à propos de la crise consécutive à l'incident de Benghazi, et qu'il a cessé toute forme de critique directe de la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient.

La déclaration de Poutine devient naturellement le dernier mot sur la position russe vis-à-vis du revers que les Etats-Unis ont essuyé au Moyen-Orient, peu importe ce que les organes de presse à Moscou peuvent dire. De la même manière, la qualité première qui saute aux yeux est que Moscou a adopté une approche étonnamment différente en comparaison de la réaction de Pékin sur l'attaque terroriste libyenne.

Le ministre chinois des Affaires étrangères a réagit officiellement en exprimant son indignation et en condamnant ces « actes violents » et a souligné l'impératif de respecter les normes de la Convention de Vienne sur les relations Diplomatiques. Ce fut bref, proprement formulé et très correct, mais dénué de toute empathie.

Une nouvelle partie prenante...

De leur côté, les principaux quotidiens chinois ont lancé une quasi-attaque cinglante contre la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient, les tenant pour responsables de la tragédie de lundi dernier. Un article signé dans le Global Times disait :

L'assassinat de l'ambassadeur et de ses collègues souligne la faillite de la politique étrangère des Etats-Unis dans la région. La politique de Washington dans la région, visant à changer de régimes, pourrait bien conduire à un « Hiver arabe » [...] et ce que l'on appelle le pivot vers l'Asie pourrait se transformer en bourbier au Moyen-Orient.

Si l'on regarde la situation d'ensemble au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, il devient clair que la tendance politique est à l'islamisme plutôt qu'à la laïcité [...] Il y a de nettes contradictions dans la politique que Washington mène au Moyen-Orient. La politique de changement de régime en Syrie a aligné les Etats-Unis avec les groupes salafistes extrémistes, wahhabites politiques et terroristes dans cette région [...] Certains de ces groupes entretiennent des liens avec Al-Qaïda.

Washington a besoin d'effectuer une réflexion calme et poussée [sic] sur sa politique au Moyen-Orient [...] Les Américains récoltent cette tornade tragique et le temps est venu d'effectuer un réexamen sérieux et minutieux, aussi déchirant soit-il.

Dans un autre commentaire, le Global Times a fait remarquer :

Les Arabes exigent que les Etats-Unis respectent leur culture. Mais les navires de guerre, canons chargés, ne serviront pas ce but. [...] Les navires de guerre américains ne peuvent que générer plus de haine de la part du monde islamique [...] Les Américains éprouvent un sentiment profond de supériorité culturelle. Ils considèrent que beaucoup d'autres cultures sont marginales, avec un côté exotique. Si d'autres cultures se dressent contre l'Ouest, elles seront étiquetées comme bizarres et dangereuses.

La culture islamique est susceptible à cause de sa position relativement désavantageuse dans le monde. Le monde devrait respecter leurs sentiments [...] Des provocations contre la foi islamique ont régulièrement lieu à l'Ouest [...] Les Américains doivent apprendre sincèrement sur les autres cultures. Ils devraient être capables de découvrir les mérites des autres cultures qui ont aidé de nombreux pays émergents à se développer rapidement [...] Un grand nombre de personnes dans le monde retiennent leur mécontentement à l'égard des Etats-Unis. Washington doit également exercer de la retenue pour mieux communiquer avec les autres parties du monde.

La réaction chinoise est motivée, du moins en partie, par sa colère croissante contre la stratégie américaine d'isolement [de la Chine] dans la zone Asie/Pacifique. Ceci dit, la réalité géopolitique stupéfiante est aussi que la Chine devient progressivement partie prenante dans les changements marquants qui se produisent au Moyen-Orient, y compris l'attraction progressive de la région vers l'islamisme en tant qu'idéologie dominante.

Le choix spectaculaire opéré par Morsi de rendre sa première visite [de chef d'Etat] à la Chine a mis en évidence que Pékin réussit parfaitement à se positionner du « bon côté de l'Histoire ». Les compagnies pétrolières chinoises obtiennent une présence dans l'industrie pétrolière irakienne ; la Chine se tâte pour effectuer des investissements en Egypte (BP vient juste d'annoncer un investissement de 10 milliards de dollars pour exploiter les réserves égyptiennes de gaz) ; la Chine a des relations de grande envergure avec les pays du Golfe persique (à la fois avec les membres du Conseil de Coopération du Golfe et avec l'Iran). Même les relations avec Israël et la Turquie sont sur la pente ascendante.

...et un partisan du statu quo

Se détache le ton concurrentiel de la critique chinoise vis-à-vis de la politique américaine au Moyen-Orient. D'un autre côté, la politique régionale de la Russie est à la peine. La Russie doit liquider tous ses liens avec le régime d'Hosni Moubarak en Egypte ; ses liens avec l'Iran sont complexes et vagues et auraient besoin de se démêler définitivement d'un passé douloureux ; des contradictions existent dans les liens russo-israéliens, en particulier avec les coups portés par Israël contre les intérêts russes dans le Caucase et la Caspienne (ainsi qu'à l'égard de l'alliance entre la Russie et la Syrie) ; ses liens avec les pays du Conseil de la Coopération du Golfe, en particulier avec l'Arabie Saoudite, sont en plein marasme. Une chose est sûre, c'est que la Russie est loin d'être engagée dans une concurrence [sérieuse] avec les Etats-Unis pour créer un « terrain de jeu de même niveau » en vue de l'expansion future de son influence régionale au Moyen-Orient.

Les préoccupations de la Russie relèvent principalement d'une puissance partisane du Statu quo. Les révolutions au Moyen-orient ne servent pas les intérêts de la Russie, même si celles-ci peuvent, sans doute, conduire à un affaiblissement supplémentaire de l'influence régionale des Etats-Unis. Ce qui contrarie la Russie est que les Etats-Unis ne réalisent pas que dans une perspective à long terme les deux pays pourraient, en réalité, partager des intérêts et des préoccupations au Moyen-Orient.

Une fois encore, la Russie est loin de pouvoir observer la montée de l'Islamisme avec la même sérénité avec laquelle la Chine aborde apparemment les processus historiques au Moyen-Orient. Le « point névralgique » de la Russie est attenant au Moyen-Orient et elle est très vulnérable aux vents de l'islamisme radical.

Aussi, la Chine veut bien voir l'islamisme monter dans des pays comme l'Egypte, dans un contexte culturel plus large d'un arabisme imprégné de « sentiment anti-occidental » (pour citer le Global Times), qui pourrait même fournir un cadre favorable à la future expansion de son influence au Moyen-Orient.

Bien sûr, tant la Russie que la Chine abhorrent l'ascendance des combattants salafistes dans la situation volatile en Libye ou en Syrie. Toutes deux supportent mal l'intervention occidentale pour forcer les pays du Moyen-Orient à « changer de régime ». Et pour ces deux pays, la souveraineté des Etats indépendants et le respect de la loi internationale et de l'intégrité territoriale deviennent des principes sacro-saints qui sont entremêlés avec leurs intérêts nationaux.

Mais ce qui différencie en fin de compte la réaction de Poutine des commentaires chinois est que Moscou est en quête d'une nouvelle pensée à Washington. Moscou s'imagine que l'administration d'Obama a reçu un choc traumatique au cours de ces derniers jours et que cela pourrait susciter une reconsidération, voire une appréciation radicale, de la politique américaine. Dans la situation actuelle, Moscou attend tout particulièrement une nouvelle approche des Etats-Unis vis-à-vis de la crise syrienne, où les enjeux de la Russie sont très élevés.

La politique de l'administration Obama à l'égard de la Syrie est très calibrée, à deux doigts de l'intervention, mais créant sans relâche l'élan nécessaire pour un changement de régime à Damas. Moscou serait en quête d'une correction de cap fondamentale de la part de l'administration Obama. Moscou espère que Washington se réveille, finalement, et commence à comprendre que si la Syrie se défait, les conséquences seront beaucoup plus catastrophiques que celles de la « révolution » libyenne.

C'est cette aspiration que la déclaration de Poutine a cherché à transmettre à Obama. Cette déclaration est destinée à envoyer un signal à Obama à un moment où celui-ci est le plus réceptif à une nouvelle façon de penser la question du Moyen-Orient. Elle signale que si une fenêtre d'opportunité s'ouvre pour la Russie de travailler avec les Etats-Unis sur une transformation politique en Syrie, cela ouvrirait de nouvelles perspectives possibles au Conseil de Sécurité des Nations Unies, et, à son tour, même la flamme de la « réinitialisation » russo-américaine pourrait briller à nouveau.

La grande question est : l'administration Obama verra-t-elle les choses de cette manière ? En 2001, George W. Bush a pris le soutien de Poutine et puis l'a oublié pendant les sept années qui ont suivi.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.

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