accueil > archives > édito


diplomatie

Les tensions entre la Russie et la Turquie sont utiles pour Obama

Par M. K. Bhadrakumar
AsiaTimesOnline, le 30 novembre 2015

article original : "Obama has uses for Turkey-Russia tensions"


La Turquie a peut-être réussi à saborder l'idée d'une coalition internationale, sous les auspices des Nations Unies, pour combattre l'Etat Islamique (EI). Les discussions qui se sont déroulées vendredi à Moscou entre Vladimir Poutine et François Hollande laissent une drôle d'impression.

Bien sûr, Hollande a présenté ses condoléances pour la mort, mardi dernier, du pilote russe. C'est un geste important qui contraste nettement avec le choix calculé du Président américain Barack Obama d'exprimer sa solidarité avec la Turquie. Hollande a ouvertement soutenu la détermination de la Russie à perturber les liens entre la Turquie et l'EI dans le commerce [illégal] de pétrole. Il a juré de faire ce que la Russie est elle-même en train de faire, à savoir, bombarder sans relâche les convois transportant le pétrole de l'EI qui se dirigent vers la frontière turque.

Une fois encore, ces discussions à Moscou signalent que la Russie a l'intention de lancer une campagne soutenue au niveau international pour exposer les liens secrets que la Turquie entretient avec l'Etat Islamique. Poutine a révélé que la région adjacente à la frontière turque au nord de la Syrie (qu'Ankara décrit comme le foyer traditionnel des tribus turkmènes) est en réalité un nid de terroristes qui ont afflué en Syrie en provenance de nombreux pays, y compris la Russie et leurs mentors turcs.

Fait important, Poutine et Hollande se sont entendus pour que la Russie et la France intensifient leurs efforts conjoints dans leur traque antiterroriste. En particulier, ils se sont mis d'accord pour augmenter les échanges d'informations opérationnelles concernant les cibles terroristes, sur une coordination au « millimètre » pour éviter que leurs actions réciproques ne se chevauchent et créent d'éventuels incidents, et, pour citer Poutine, « éviter toutes frappes contre les territoires et les forces armées qui se battent contre les terroristes ».

Poutine a offert que la Russie est disposée à aider des groupes syriens d'opposition pour combattre l'EI.

Bien sûr, le sort du Président Bachar el-Assad reste un point où la Russie et la France ont une vision divergente. Chose intéressante, Hollande a toutefois glissé sur le sujet et dit en passant, « Et il va sans dire qu'Assad n'a aucun rôle à jouer dans l'avenir de ce pays ».

Poutine, lui, a été absolument catégorique. « Nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il est impossible de combattre le terrorisme avec succès en Syrie sans des opérations terrestres, et il n'existe aujourd'hui aucune autre force qui puisse mener des opérations terrestres [.] A cet égard, j'ai le sentiment que l'armée du Président Assad et lui-même sont nos alliés naturels dans le combat contre le terrorisme ».

Assad n'est pas la priorité, aujourd'hui, pour la France. Les attaques à Paris ont plus que jamais rapproché la France de la position russe en ce qui concerne le besoin impératif d'une coalition internationale pour combattre l'EI.

Cependant, il reste des impondérables. La grande question est de savoir si le Président américain Barack Obama partage l'enthousiasme de Hollande pour que la Russie fasse partie de la coalition menée par les USA. La chose qui importe le plus à Obama est de savoir si la Grande-Bretagne est prête à retourner aux champs de la mort au Moyen-Orient. Obama croisera les doigts lorsque le Premier ministre David Cameron défendra sa cause devant la Chambre des Communes pour un vote.

La priorité d'Obama est l'espoir de voir un bloc anglo-américain émerger au sein de la coalition conduite par les USA, formant ainsi un « cadre d'acier » afin que les choses restent sous contrôle. L'enrôlement de la Russie, d'un autre côté, pourrait complètement changer l'alchimie de la coalition, la rendre peu maniable et fermer la porte à toute perspective future où l'Otan assumerait le rôle de pacificateur ou de maintien de la paix au Moyen-Orient.

La présence militaire russe en Syrie agace Washington. Du point de vue des USA, le programme de changement de régime en Syrie se déroulait suffisamment bien avec le régime d'Assad qui subissait de lourdes pertes et semblait vaciller — c'est-à-dire jusqu'à ce que les Russes n'arrivent avec leurs avions de guerre et leurs missiles et ne gâchent la partie.

Dit simplement, Washington peut trouver autant d'alibis que possibles pour maintenir les Russes à l'extérieur de la structure, en observateurs. Les tensions entre la Turquie et la Russie qui ont éclaté la semaine dernière se présentent comme une formidable occasion d'enterrer, d'une façon ou d'une autre, la proposition russe d'une coalition internationale pour combattre l'EI sous les auspices des Nations Unies.

Inutile de dire qu'il y a même une théorie de la conspiration selon laquelle la Turquie s'est sentie obligée de descendre l'avion russe, pour la simple raison qu'elle était sûre que frapper Moscou satisferait le programme américain en Syrie. Bien qu'Erdogan ne soit pas exactement un personnage populaire à Washington, Obama s'est démené pour exprimer sa solidarité avec lui et a même cherché à légitimer l'action de la Turquie, mardi dernier, après avoir été informé que l'avion russe avait été en realité abattu dans l'espace aérien syrien.

Poutine a fait remarquer lors de sa conférence de presse conjointe avec Hollande que le camp russe avait partagé avec les Américains, de façon confidentielle, les coordonnées de leur vol fatal de mardi dernier (ainsi que le récent protocole bilatéral avec le Pentagone le prévoyait). Poutine a minutieusement choisi ses mots :

« Nous échangeons des informations avec eux [les Etats-Unis], mais nous sommes très préoccupés par la nature des échanges et des résultats de notre travail conjoint. Voyez un peu : nous avons prévenu nos partenaires américains à l'avance sur la localisation des opérations de nos pilotes, quand [elles auraient lieu] et à quelle altitude. Le camp américain, qui dirige la coalition incluant la Turquie, connaissait l'heure et la localisation de ces vols. Et c'est précisément là et à ce moment que nous avons été frappés.

« Soit ils [les Etats-Unis] ne peuvent pas contrôler ce que font leurs alliés, soit ils ont passé cette information à droite et à gauche, sans en mesurer les conséquences. Naturellement, nous devrons avoir des consultations sérieuses avec nos partenaires à ce sujet.
»

Si Obama n'a aucun intérêt sérieux à se lier à la Russie dans la guerre contre l'EI, il n'y a pas grand-chose que Moscou puisse faire pour le persuader du contraire. Poutine ne va pas ramper aux pieds des Américains. Cependant, si l'incident de mardi dernier devait se répéter, Poutine a prévenu, « Nous n'avons pas besoin d'une telle coopération, avec qui que ce soit ou quelque coalition ou pays que ce soit. »

Il est difficile de présumer quelles pensées inquiètes ont pu traverser l'esprit de Hollande lorsqu'il a entendu ces mots prescients de la part de Poutine, alors qu'il se tenait à ses côtés lors de cette conférence de presse à Moscou. Hollande reçoit à la fois Poutine et Obama à Paris ce lundi pour la Conférence sur le changement climatique.

(Copyright 2015 Asia Times Holdings Limited/traduction [JFG-QuestionsCritiques])

Nous suivre sur Twitter : @QuestionsCritiq


Cet article vous a intéressé ?

Nous avons besoin de votre aide
Pourquoi ?
Montant en euros: