Sexe, pouvoir et justice américaine
Par Pepe Escobar
article original : "Sex, power and American justice"
Asia Time Online, le 18 mai 2011
Oussama ben Laden n’aura pas, après tout, le rôle principal dans le procès du siècle : par un simple tour du destin, ce rôle sera tenu par Dominique Strauss-Kahn (DSK), le tout puissant patron du Fonds Monétaire International (FMI), qui se languit désormais dans l’Alcatraz new-yorkais de Rikers Island
Le fait que cette bouillie d’acronymes vienne juste d’être auditionnée, malgré lui, par le célèbre NYPD, avec, pour compléter le tableau, une interpellation de dernière minute dans la cabine de première-classe d’un vol transatlantique, une séance d’identification et l'exhibition du suspect, en fait le scandale mondial socio-politique ultime.
A un niveau plus trash, façon tabloïd new-yorkais, il était difficile d’éviter cette lumineuse métaphore : le FMI – avec sa réputation de baiser les pauvres dans le monde – appliquait littéralement un ajustement structurel dans une suite d’un hôtel de Manhattan à une discrète immigrée africaine, veuve et musulmane, qui vit dans le Bronx avec sa fille adolescente. L’exécution médiatique sans merci se devait d’être aussi retentissante que l’événement lui-même.
DSK a sans doute plus de chance que le dirigeant libyen, le Colonel Mouammar Kadhafi, parce qu’il se retrouvera face à un jury new-yorkais et non pas face à la Cour Criminelle Internationale de La Haye. Contrairement à Kadhafi, DSK – du moins en théorie – est innocent jusqu’à ce qu’il soit reconnu coupable, bien que la presse de caniveau l’ait déjà condamné.
Des deux côtés de l’Atlantique, moins visibles, des intelligences saines ont fait remarquer que les escrocs de Wall Street arnaquaient les gens ordinaires de trillions de dollars ; que les directeurs exécutifs de BP détruisaient le Golfe du Mexique ; que l’administration de George W. Bush avait effectivement mis en faillite les Etats-Unis en lançant une guerre qui a tué plus d’un million de civils irakiens ; et, que pas un seul n’a subi l’affront de se voir exhibé par la police !
Une chose est absolument sûre : concernant la « justice américaine », la probabilité est nulle de voir les criminels de l’administration Bush ou de Goldman Sachs menottés [et exhibés par la police].S'envoyer en l'air
Suivre en détail l’hystérie médiatique des deux côtés de l’Atlantique a été plus fascinant qu’un voyage vers Mars. En France, il était quasiment certain que DSK deviendrait le prochain président [de la République] en 2012, battant le libérateur de la Libye néo-napoléonien défaillant, Nicolas Sarkozy. DSK – l’arme de choix des éminences grises de la finance – devait annoncer sa candidature ce mois-ci.
Le ton général dans les médias français du courant dominant – soit dit en passant, largement subordonnés à Sarkozy et à ses sous-fifres – est que les Américains, confirmant tous les stéréotypes anti-français existants, ont humilié la France en présentant un DSK menotté dans une exhibition de suspect (illégale en France) et en refusant sa caution de 1 million de dollars.
La justice américaine, façon New York Unité Spéciale, est traînée dans la boue tout autant que le puritanisme américain. En attendant, chez les sympathisants catatoniques du Parti Socialiste, les théories du complot pleuvent inévitablement.
Au moins, la majeure partie de la France a apparemment établi que la femme de chambre guinéenne du Sofitel n’était pas une Mata Hari. Mais il se peut qu’elle soit un agent de la CIA. Ensuite, il y a ce twitter obsédant – amplifié par un sous-fifre de Sarkozy – annonçant que DSK avait été « arrêté », avant même que la police de New York émette le moindre couinement : un scoop mondial. Pas moins de 57% des électeurs français et 70% des socialistes pensent que DSK a été piégé.
Cui bono - s’il s’agit d’une conspiration ? Il est certain que cela profite à Sarkozy, à sa campagne de réélection présidentielle et à ses connexions américaines ultra-conservatrices ; aux néo-fascistes du Front National, dont la candidate, la très sérieuse Marine Le Pen, a désormais une meilleure chance de figurer au deuxième tour en 2012 ; et aux requins de la finance mondiale, qui étaient mécontents de la position plus « gauchisante » du FMI sous DSK.
Le très charismatique DSK est un socialiste « Moët & Chandon » patelin. S’il était une banque, DSK serait dans la catégorie « trop gros pour faillir ». Il a pourtant failli – mais pas en tant que banque.
S’il avait été un homme politique américain, il serait comme l’ancien président Bill Clinton – y compris pour son penchant pour la bagatelle. « Bubba » a été presque chassé du pouvoir suprême par une bande de puritains fanatiques pour une simple turlutte à la Maison Blanche. Le circuit parisien mondain ne peut tout simplement pas comprendre que ce séducteur notoire qu’est DSK soit assez stupide pour risquer de perdre la présidence pour une femme de chambre musulmane, africaine et francophone.
D’où cette thèse selon laquelle tout ceci a été un malentendu : DSK attendait une call girl de luxe new-yorkaise lorsque la femme de chambre imprévue est entrée dans la cage au lion et y découvrit un lion en rut.
Cette rencontre inopinée entre le FMI et une économie en développement d’Afrique sub-saharienne n’implique pas que DSK est un défenseur des pauvres ou de la classe ouvrière. Loin d’être socialiste, DSK a été un compagnon de premier ordre des élites financières mondiales et du capital multinational. Mais il y a eu un rebondissement très intéressant.
L’aspect le plus désolant de toute cette sordide affaire est que DSK est vraiment en train de réformer le FMI – orientant le mastodonte non représentatif vers une ligne plus progressiste. Il a reçu beaucoup d’éloges en tant que directeur général. Son successeur par intérim est un Américain, John Lipsky – ancien vice-président chez JP Morgan : nous pouvons parler de régression !
DSK essayait d’écarter le FMI du rôle abominable qu’il avait joué pendant la crise financière asiatique. A cette époque, en 1997, le traitement sévère du FMI inspiré par le Département au Trésor étasunien, immensément profitable aux créanciers, a pratiquement détruit des économies entières, de la Thaïlande à l’Indonésie. Le Brésil et la Russie ont également souffert.
Ensuite, ce fut au tour de l’Argentine d’être « domptée » – mais l’Argentine fit faillite fin 2001. Le FMI fit tout son possible pour saboter ce pays, mais l’économie argentine se stabilisa et ce pays recommença à croître en 2002.
Les marchés émergents en ont marre que le FMI soit dirigé par un Européen. Un Français a dirigé le FMI pendant 26 des 33 dernières années. La distribution du pouvoir y est médiévale ; il y a neuf Européens parmi les 24 directeurs ; le directeur brésilien représente neuf pays, mais sa voix ne pèse que 2,4% ; la voix étasunienne compte quadruple.
Ces 24 directeurs exécutifs choisiront maintenant le prochain patron du FMI. Les Européens se crêpent déjà sérieusement le chignon – ils ne veulent pas lâcher le morceau. De toute façon, les perspectives sont brillantes pour le turc Kemal Dervis ou des candidats indiens ou sud-africains.
La Chine pèse toujours le pour et le contre pour entrer dans la danse. Que la démission de DSK ouvre la porte à un directeur du FMI issu d’une économie émergente, alors, quelle spectaculaire justice poétique ! Vous rendez-vous compte, tout ça grâce à une immigrée africaine musulmane ?(Copyright 2011 - Asia Times Online Ltd, traduction [JFG-QuestionsCritiques]. All rights reserved.)
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