L’empereur est nu
Par Pepe Escobar
article original : "The naked emperor"
Asia Time Online, le 1er décembre 2010
Président Bush : Frank, je vous prie d’envisager d’accepter un poste que je suis en train de créer. Cela pourrait impliquer de longues journées et des nuits dangereuses, entourées de quelques-uns des éléments les plus salauds de notre société.
Frank : Vous me voulez dans votre gouvernement ?
– Y a-t-il un flic pour sauver le président ? (film de David Zucker, avec Leslie Nielsen
Quelle qu’en soit l’interprétation, le fait est que ces 1,6 gigabytes de dossiers copiés sur une carte mémoire et couvrant 251.287 câbles du Département d’Etat des USA, provenant de plus de 250 ambassades et consulats, ne vont sûrement pas provoquer « un effondrement politique » – comme le magazine allemand Der Spiegel l’a formulé – au regard de la politique étrangère de l’hyper puissance mondiale déclinante.
Derrière les multiples couches hypocrites d’interprétation, livrées 24/24 et 7/7 au cycle surexcité de l’information, la politique est essentiellement un reality show de mauvais goût. Et c’est ce que le dernier spectacle de WikiLeaks met crûment à nu. Un Mouammar Kadhafi qui se fait ravaler au botox et qui n’en obtient jamais assez de son infirmière ukrainienne sexy appartient au royaume de Big Brother.
Bien que tout cela ferait de la super télé, c’est loin d’être un scoop pour les diplomates américains que le Président iranien Mahmoud Ahmadinejad est « Hitler ». Le Président afghan Hamid Karzai est « paranoïaque », le Président français Nicolas Sarkozy est un « empereur nu », le Premier ministre italien « vaniteux et irresponsable » adore les « parties fines », la Chancelière d’Allemagne Angela Merkel est « rarement créative », le Président Dimitri Medvedev « joue le rôle de Robin vis-à-vis de [Vladimir] Batman Poutine » ou le Cher Dirigeant de la Corée du Nord Kim Jong-Il est un « vieux flasque » souffrant de « traumatisme physique et psychologique ».
Mais le fait de croire, à l’instar d’Hillary Clinton, la Secrétaire d’Etat des USA, que ces fuites constituent « une attaque non seulement contre les intérêts de politique étrangère américains mais aussi contre la communauté internationale » ou que WikiLeaks, ainsi que le Président Barack Obama l’a formulé, a commis un grave crime, correspond à n’exposer rien d’autre que de la grossière arrogance impériale. Comme si le monde n’avait pas le droit de se gaver de cette sorte de mauvaise nourriture politique servie à quelques consommateurs à l’intérieur des palais washingtoniens du pouvoir !
Clinton doit avoir ressenti que le sentiment général après avoir lu ces câbles est que Washington souffre d’une dépression nerveuse tirée d’un film d’Almodovar. Par exemple, un allié clé des USA, tel que Berlusconi, défini comme étant « plein de suffisance », « indifférent au sort de l’Europe » et dangereusement proche de Poutine, dont il semble être « le porte-parole », peut être considéré comme une menace équivalente à Ahmadinejad. A quel point peut-on devenir parano ? L’Ambassade des Etats-Unis à Moscou, soit dit en passant, décrit Poutine comme un « alpha-dog » dirigeant une Russie qui est quasiment « un Etat mafieux » ; les cyniques diraient que ceci s’applique également à l’ancien vice-président Dick Cheney durant l’ère de George « Dubya » Bush.
Quiconque a un QI supérieur à 75 pourrait désormais soupçonner les diplomates américains d’espionner leurs collègues des Nations-Unies (sous les ordres de Clinton) ; que Washington a mené un souk pour forcer les petits pays à accepter les détenus de Guantanamo ; que les institutions militaires et du renseignement pakistanaises sont étroitement liées aux Talibans ; ou que le parangon de la démocratie et des droits de l’homme, le Roi Abdallâh bin Abdul Aziz d’Arabie Saoudite, a vivement recommandé aux Etats-Unis d’attaquer l’Iran.
La crainte de l’Iran chiite est après tout la règle dans ce troupeau de dictateurs autocrates arabes sunnites impopulaires, qui quémandent sans cesse aux Etats-Unis qu’ils leur vendent les armes qui les maintiennent au pouvoir.
Mais les choses deviennent vraiment plus sérieuses lorsque l’ambassadeur américain en Turquie dit que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan est « un fondamentaliste. Il nous hait religieusement » et sa haine grandit : c’est un mensonge éhonté.
Ou lorsque le commandant suprême du Pentagone Robert Gates dit au ministre italien des affaires étrangères Franco Frattini que l’Iran ne fournit pas d’armes aux Talibans – en fait rendant nulle et non avenue la campagne de propagande massive orchestrée par le Pentagone depuis des mois.
Aucune preuve ne démontre que la direction collective au pouvoir à Pékin était la véritable puissance derrière les cyber-attaques contre Google. Et lorsque l’ancien vice-ministre coréen des affaires étrangères, Chun Yung-woo, a dit à l’ambassadeur américain à Séoul qu’une nouvelle génération de dirigeants du parti chinois ne considérait plus la Corée du Nord comme un allié utile, à quel point est-ce prendre ses désirs pour la réalité ? Après tout, Chun est à présent le conseiller à la sécurité nationale du président sud-coréen.
Le contexte est la clé de toutes ces révélations – environ 220 jusqu’à présent. Les diplomates ou les fonctionnaires subalternes qui s’expriment dans ces câbles disent essentiellement au Département d’Etat ce qu’il veut entendre ou font croire ce qui a déjà été gravé dans le marbre politique à Washington ; la quantité d’analyse indépendante et critique est virtuellement égale à zéro.En route pour le spectacle!
Une perspective plus croustillante est de considérer qu’à partir de maintenant, la plupart des citoyens du monde qui se sentent concernés ne croiront quasiment plus rien de ce qui leur est asséné durant ces conférences de presse diplomatiques, gouvernementales ou militaires prodigieusement ennuyeuses, y compris les séances photos.
Les câbles qui ont été divulgués prouvent que l’Europe – jamais indifférente à l’autodérision – était déjà marginalisée durant l’ère de Bush, et encore plus maintenant avec Obama qui se concentre sur la région Asie-Pacifique. Quant à la majeure partie de ce qui a été divulgué jusqu’à présent, en particulier sur l’Iran et les hommes d’action dans le Golfe Persique, c’est de la propagande US/Israélienne à peine déguisée.
Ce n’est pas par hasard si beaucoup de unes à travers le monde tambourinent le même refrain à longueur de lignes : « Israël salue les câbles de WikiLeaks comme une justification de sa politique iranienne ». L’appréciation générale des câbles qui ont été divulgués révèle qu’autant Israël et le puissant lobby d’Israël aux Etats-Unis ont travaillé sans relâche pour provoquer l’invasion et la destruction de l’Irak, ils redoublent d’efforts pour faire exactement la même chose avec l’Iran. Une attention particulière devrait être portée sur ce câble qui prévient que « l’élégant et séducteur » Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, « ne tient jamais ses promesses ». Comprendre : pas d’arrêt de la colonisation en Cisjordanie et bombardons, bombardons l’Iran !
Le reality show de Wiki durera pendant des semaines au fur et à mesure que de nouveaux potins sortiront sur la toile. Au moins, ce spectacle prouve une fois encore que la véritable information se trouve sur internet – pas dans les médias institutionnels mondialisés ; et les citoyens du monde devraient en faire le meilleur usage pour démasquer le pouvoir et le tourner en dérision.
Il est salutaire d’apprendre que l’empereur, en secret, bave sur ses amis et ses courtisans autant que sur ses ennemis. Et aussi d’apprendre que l’empereur n’est pas l’ami de l’information démocratisée. Mais à présent que l’empereur est vraiment nu, nous devrions tous célébrer ceux qui ont écrit ces câbles, amis, ennemis et courtisans, pour nous avoir apporté ce reality show inestimable – une sorte de prolongement de Y a-t-il un flic pour sauver le président ? Dommage que le grand Leslie Nielsen, aujourd’hui disparu, ne puisse se joindre à nous !
(Copyright 2010 - Asia Times Online Ltd, traduction [JFG-QuestionsCritiques]. All rights reserved.)
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