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Al-Qaïda : vers une scission ?

Les dirigeants d’al-Qaïda attaqués par leur propre flanc

Par Syed Salim Shahzad
Asia Times Online, le 10 décembre 2010

article original : "Broadside fired at al-Qaeda leaders"

ISLAMABAD – Un certain nombre de hauts cadres d’al-Qaïda qui s’étaient précocement opposés aux attaques du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis, ainsi que d’autres qui ont été libérés de leur détention en Iran, ont produit un livre électronique critiquant la vision et la stratégie de la direction d’al-Qaïda.

Ce livre, le premier de ce type à montrer publiquement un désaccord collectif au sein d’al-Qaïda, est sorti le mois dernier. Il recommande vivement à la résistance musulmane mondiale autoproclamée contre l’hégémonie occidentale de s’ouvrir à l’intelligentsia musulmane afin d’être conseillée et pour harmoniser sa stratégie avec les mouvements islamiques traditionnels.

Les analystes qui ont discuté avec l’Asia Times Online ont dit qu’au premier abord ce livre n’indiquait pas de scission, mais plutôt un passage en revue « poli » et académique de la politique d’al-Qaïda. Toutefois, à un stade ultérieur, un tel débat pourrait conduire à une division au sein des rangs d’al-Qaïda dans la région Afghanistan/Pakistan (AfPak), où se trouvent stationnés les plus hauts dirigeants.


Vingt questions

Les trois décideurs les plus importants d’al-Qaïda qui se sont opposés aux attaques du 11/9 fomentées par Khaled Cheikh Mohamed sont : l’Egyptien Saiful Adil (Saif al-Adel), un planificateur militaire important ; Abou Hafs al-Mauritani, auparavant le chef du conseil religieux d’al-Qaïda qui passe toutes les décisions en revue ; Sulaiman Abou al-Gaith, qui était le porte-parole en chef d’al-Qaïda.

Ces trois hommes se sont installés en Iran, où ils ont vécu sous mesures de restrictions jusqu’à ce qu’ils soient libérés en compagnie de plus d’une douzaine d’autres [militants d’al-Qaïda] en début d’année. Ils se sont ensuite installés dans les zones tribales accidentées pakistanaises, qui se trouvent sur la frontière avec l’Afghanistan et qui sont le foyer des Talibans pakistanais, d’al-Qaïda et des groupes militants apparentés.

Le 15 novembre dernier, certains membres de ce groupe ont publié Vingt conseils pour le Djihad sur le site Internet www.mafa.asia. L’auteur cité est Sulaiman, disant de lui-même qu’il était le « porte-parole officiel d’al-Qaïda en 2001 », indiquant de ce fait une prise de distance par rapport à la structure organisationnelle d’al-Qaïda.

La préface de ce livre en arabe a été écrite par Mahfûz ben Walid (alias Abou Hafs al-Mauritani). Ce dernier était le chef de la commission religieuse d’al-Qaïda avant le 11/9, après quoi il fut mandaté en Iran en tant qu’envoyé d’al-Qaïda dans ce pays. Il a passé un accord avec le gouvernement [iranien] afin de permettre la liberté de mouvement aux familles arabes d’Afghanistan se rendant dans le monde arabe et qui passaient par la province [iranienne] de Zahedan.

Plus tard, il fut rejoint par d’autres membres d’al-Qaïda, en plus de quelques membres de la famille d’Oussama ben Laden. Ils étaient tous maintenus dans des maisons d’accueil, dans une colonie prévue à cet effet et ils n’avaient pas l’autorisation de quitter l’Iran.

Le site Internet sur lequel ce livre à été publié appartient et est géré par Abou Walid al-Misri, connu également sous le nom de Moustafa Hamid. Il était un proche assistant de ben Laden mais s’est enfui en Iran avant le 11/9. Il a écrit 11 livres sur les Afghans arabes. Son dernier livre, Frustration dans le ciel de Kandahar, critique le dirigeant d’al-Qaïda, en particulier, et al-Qaïda, en général, les tenant pour responsables de l’effondrement des Emirats Islamiques d’Afghanistan (le régime Taliban), qui est tombé à la fin de l’année 2001, à la suite de l’invasion de l’Afghanistan menée par les Etats-Unis en représailles au 11/9.

La principale critique que fait Hamid sur ben Laden est qu’il est autoritaire et refuse tout conseil. Il affirme que ben Laden s’est posiutionné comme supérieur au dirigeant Taliban, le Mollah Omar, que tous les Afghans arabes reconnaissent comme leur Emir ou chef. Hamid raconte que ben Laden, tandis qu’il a fait allégeance au Mollah Omar, ne suit pas ses instructions et qu’il mérite, par conséquent, d’être puni.


Al-Qaïda est à un tournant décisif

Le livre électronique de Gaith est visiblement destiné à servir de guide et n’a pas été écrit pour décrier directement les dirigeants d’al-Qaïda – en fait, il n’en nomme aucun. Il est cependant très critique. Par exemple, Gaith réprimande les dirigeants qui ne se font pas conseiller. « Ils ont pris des décisions à la hâte qui ont résulté en une grande défaite. »

« Ils pensent qu’ils ont raison tout le temps et qu’ils sont entourés d’une bande de conseillers qui ne sont pas qualifiés pour donner des conseils. L’ironie de cette situation fait obstacle au Djihad, qui appartient à l’oumma [communauté des Musulmans au-delà de leur nationalité], et leurs décisions affectent l’ensemble du monde musulman. C’est un sujet si délicat que la stratégie est censée être discutée avec tous les groupes musulmans, les universitaires et l’intelligentsia musulmane en général. »

Cela pourrait être pris comme une critique explicite du numéro deux d’al-Qaïda, le Dr Ayman al-Zawahiri, qui a condamné des mouvements islamiques, comme les Frères Musulmans et le Hamas en Palestine, et qui a rompu tout lien avec eux.

« Cela signifie l’isolation entre vous-mêmes et les Moudjahidins des mouvements islamiques traditionnels, ainsi que le monde musulman. Cela rend la tâche plus facile pour l’ennemi de vous isoler et de vous prendre pour cible », écrit Gaith.

Il insiste sur le fait que les sentiments de l’oumma devraient être pris en compte avant toute opération d’envergure. « Votre arsenal est censé être utilisé seulement contre des combattants, pas contre des innocents. Vous avez mal conduit des opérations et opprimé des personnes ordinaires, alors que votre rôle est censé être celui de libérateurs contre l’oppression. »

C’est le premier livre d’un membre d’al-Qaïda qui cite des idéologues des premiers mouvements islamiques modernes, comme Hassan al-Banna (le fondateur des Frères Musulmans), Mohammed al-Ghazali (les Frères Musulmans d’Egypte), Syed Abul Ala Maududi (le fondateur de Jamaat-e-Islami en Asie du Sud). Et Gaith conseille vivement aux dirigeants d’al-Qaïda de suivre les conseils de ces idéologues.

Gaith ne donne pas son aval à l’adhésion aux systèmes démocratiques adoptés par certains mouvements islamiques contemporains et condamne également leurs relations avec les régimes musulmans régnant, mais il met l’accent dans ce livre sur le fait qu’ils ont quand même beaucoup de mérites et que ces mérites devraient être appréciés.

« Il ne fait aucun doute que nous échouerons si nos dirigeants ne suivent pas et ne pratiquent pas les qualités des bons dirigeants et des idéologues, et si nos dirigeants continuent de croire qu’ils ont raison tout le temps. »

Sans nommer le Mollah Omar, Gaith souligne la nécessité d’obéir à ses directives comme émanant d’un commandement central unique. « Tous les groupes djihadistes devraient placés être sous un seul dirigeant, qui devrait consulter des experts et des universitaires de l’ensemble de l’oumma. Ils [les dirigeants] sont silencieux contre certains ennemis déclarés de l’Islam, tandis qu’ils raillent et critiquent ouvertement des groupes islamiques. »


Une scission potentielle ?

Durant les années 90, au moins 17 groupes arabes opéraient en Afghanistan et, tandis qu’ils étaient influencés par al-Qaïda, ils opéraient séparément. A partir du 11/9, la majorité d’entre eux avait fusionné dans al-Qaïda, à l’exception notamment d’al-Gama Islamiya al-Muqatilal (GIM), de Jamaatul Toheed Wal Jihad (dirigé par Abou Musaab al-Zarquawi, qui a rejoint très tard al-Qaïda après l’invasion de l’Irak en 2003) et de centaines d’Arabes indépendants qui avaient également rejoint la cause du Djihad avec le puissant Jalaluddin Haqqani.

Après le 11/9, même ces opérateurs indépendants n’avaient pas beaucoup d’autre choix que d’opérer avec al-Qaïda, puisque dans la « guerre contre la terreur », tous les Arabes afghans étaient considérés comme faisant partie d’al-Qaïda. Beaucoup furent arrêtés au Pakistan et à l’étranger, simplement parce qu’ils vivaient en Afghanistan. Dans une quête pour un havre sûr, ils se rendirent dans les zones tribales pakistanaises et demeurèrent dans des camps d’al-Qaïda, parce que c’était la seule organisation arabe puissante qui restait dans la région et qui pouvait leur offrir un abri. Beaucoup d’Arabes afghans étaient opposés aux stratégies d’al-Qaïda, mais ils n’avaient pas la possibilité de les remettre en question.

Maintenant, avec des cadres supérieurs d’al-Qaïda qui expriment ouvertement des critiques, de tels points de vue pourraient gagner du terrain. Ceci pourrait conduire à réformer le plus violent mouvement de résistance musulman auto-proclamé contre l’hégémonie occidentale ou permettre à des dissidents de passer dans le camp des dirigeants Talibans afghans traditionnels et rompre avec al-Qaïda.

Le célèbre journaliste arabe, Jamal Ismail, auteur de Ben Laden, al-Jazeera et Moi, qui a rencontré ben Laden et interviewé Zawahiri, a fait le commentaire suivant pour Asia Times Online : « [A ce stade,] ce n’est pas une scission, mais une reconsidération. Toutefois, à un stade ultérieur, cela pourrait conduire à une scission si le conseil [donné dans ce livre], de même que d’autres opinions de l’intérieur et de l’extérieur d’al-Qaïda ne sont pas écoutés. »

Syed Saleem Shahzad est le chef du bureau de l'Asia Times Online au Pakistan.

Copyright 2010 Asia Times Online Ltd/Traduction : [JFG-QuestionsCritiques]


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