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WikiLeaks

L’homme qui en sait trop

Par Sreeram Chaulia
Asia Times Online, 3 décembre 2010

article original : "The man who knows too much"

Avec la publication d’une troisième tranche de documents confidentiels sur les relations étrangères et les opérations militaires des Etats-Unis et d’autres pays, le fondateur du site Internet WikiLeaks, Julian Assange, vient à nouveau de secouer les establishments.

Activiste d’Internet déclaré et ancien hacker motivé par une idéologie anarchiste, l’Australien de 39 ans, Julian Assange, pourrait pratiquement dépasser Oussama ben Laden en tant qu’individu « le plus recherché » par le gouvernement américain.

Le moment choisi pour la dernière alerte de niveau élevé d’Interpol en vue de coincer Assange à la demande des autorités suédoises, sur le chef d’accusation d’une prétendue agression sexuelle, apparaît extrêmement politique.

Le résultat de cette tactique de diversion est que l’image du dénonciateur et fugitif international a été déformée en dénicheur numérique de scandales, qui doit être réduit au silence et désactivé sous un prétexte ou un autre.

Aux Etats-Unis, les conservateurs réclament littéralement sa tête, décrivant Assange comme un personnage diabolique anti-autorités et ennemi de l’ordre mondial et de la stabilité. Mais la critique soutenue par tous au Département d’Etat, depuis la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, manque de crédibilité parce que Assange n’a aucune obligation morale ou légale de servir et de préserver les alliances, les guerres et les intérêts américains.

Exiger que WikiLeaks et son dirigeant non-conformiste, qui se cache, soient punis ou muselés parce que leurs actions mettent en danger les vies des soldats américains et de leurs collaborateurs locaux en Irak, en Afghanistan et ailleurs, équivaut à prétendre que les Etats-Unis livrent ces guerres pour le bien public planétaire et dans l’intérêt du monde entier.

Décrire Assange comme une menace dangereuse à l’art et à la pratique de la diplomatie est une fois encore une tentative risquée, parce que la densité, la profondeur et le style des échanges entre les Etats, accumulés au cours des siècles, ne peuvent pas être dérangés par quelques centaines de milliers de cancans. Au contraire, cette divulgation est en réalité destinée à mettre fin aux guerres américaines en instillant des doutes dans les esprits des Américains sur la direction dans laquelle leurs politiciens et les « securo-crates » les entraînent.

Si le consentement peut être « fabriqué », comme le formulait Noam Chomsky, il peut aussi être bouleversé par des objecteurs de conscience courageux. Assange est essentiellement un rejeton du mouvement anti-guerre qui exploite la plate-forme technologique de l’Internet et qui la combine avec le savoir-faire d’une machine à renseignements pour découvrir des secrets par l’intermédiaire de taupes infiltrées dans les cercles militaires et diplomatiques américains.

Sans une mobilisation massive et soutenue pour forcer la main de l’administration de Barack Obama à mettre fin à la guerre en Afghanistan-Pakistan, Assange ne semble être qu’un étrange phénomène, genre Robin des Bois et sa bande de « joyeux compagnons » capitalisant sur le potentiel du cyberespace.

On pense que l’analyste des services de renseignements, le soldat Bradley Manning qui est accusé d’avoir fourni à WikiLeaks du contenu classifié concernant des missions militaires américaines en Irak, et un autre « personne suspectée » de livrer des secrets similaires sur la conduite de la guerre en Afghanistan, ont des complices civils qui sont des agents d’Etat américains.

Le tout dernier déluge WikiLeaks de câbles et de mémos diplomatiques est probablement parvenu à l’équipe d’Assange par l’intermédiaire de Manning et peut-être d’autres initiés qui sont désabusés vis-à-vis de leurs supérieurs ou de leurs collègues détenant les leviers de la diplomatie américaine sur des fronts critiques tels que le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est.

Assange en sait beaucoup trop parce qu’il y a des Américains au sein de la bouffonnerie d’Etat qui détestent l’intervention militaire apparemment interminable en Afghanistan-Pakistan et les pressions exercées en coulisses projetant d’attaquer l’Iran.

Grâce à WikiLeaks, nous savons maintenant que le Pakistan est un allié des Etats-Unis encore moins fiable que ce que l’on croyait généralement. Ceux qui auraient encore le moindre doute que la guerre en Afghanistan-Pakistan est absolument ingagnable ont seulement besoin de comparer ce que les hauts gradés américains disent en privé et en public sur le double jeu de leur « associé stratégique » à Islamabad.

Nous sommes maintenant également au courant que le Roi Abdallâh d’Arabie Saoudite avait conseillé à Washington de « couper la tête du serpent » en attaquant l’Iran, une révélation qui témoigne de l’étroite coordination politique entre les plus hauts échelons à Riyad et à Tel Aviv. Une erreur que certains observateurs et commentateurs ont commise depuis que les bombes de WikiLeaks ont commencé à pleuvoir a été de rejeter ces pépites comme n’étant « rien de nouveau » pouvant altérer fondamentalement la compréhension conventionnelle relative à la politique étrangère des Etats-Unis et aux intrigues des gros bonnets de la politique étrangère.

La soif « d’informations en temps réel » et de découvertes saisissantes qui rendent la vérité plus étrange que la fiction ne devrait pas masquer l’objectif sous-jacent des mousquetaires d’Assange – réduire le pouvoir de ceux qui le détiennent et qui sont des maîtres du double-langage, et donner plus de pouvoir au grand public qui a toujours été relativement désavantagé à cause de l’absence d’information complète.

WikiLeaks est l’un des quelques médias fraîchement libérés de l’âge de l’information à travers lesquels les sociétés peuvent percer à jour leurs élites étatiques.

Les dirigeants ont une meilleure chance de monter des coalitions autour d’une cause comme des guerres impopulaires et de s’engager dans des actions collectives lorsqu’ils ne peuvent être bousculés comme des outsiders « sous-informés » incapables de faire le bon choix dans l’intérêt supérieur national ou mondial.

Les fractures entre l’élite dirigeante américaine et sa base sur la question des guerres et des menaces de guerre ont aujourd’hui la capacité de percer le brouillard et de l’évacuer grâce à WikiLeaks. Les transformations historiques vers la démocratisation et la constitution de communautés autonomes ne se produisent que lorsqu’il y a des abîmes au sein des puissances en place et où des factions modérées du gouvernement s’allient avec des agents du changement de la société hautement motivés.

A une époque où les « amis » et les réseaux sont en construction et se consolident grâce à Internet, le chemin pris par Assange n’est pas criminel ou illégitime mais il est une impulsion méritoire en vue d’une meilleure implication sociale sur des questions qui gouvernent les vies des gens ordinaires.

WikiLeaks n’a jamais vendu ou fait commerce de ses banques d’informations méticuleusement cachées à ceux qui auraient pu payer une fortune pour entrer en possession de documents aussi manipulateurs. Pour avoir publié au grand jour de façon non lucrative ce qui était « caché », dans le seul but d’accroître le niveau de responsabilité sociale de l’establishment, Julian Assange doit être protégé, non persécuté.

Sreeram Chaulia est Vice-doyenne de la Jindal School of International Affairs à Sonipat, en Inde.

(Copyright 2010 Asia Times Online (Holdings) Ltd - traduction [JFG-QuestionsCritiques]. All rights reserved

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