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Le dernier village de Palestine face aux bulldozers

Par Jonathan Cook
CounterPunch, le 7 juillet 2011

article original :"Palestine's Last Village Faces Bulldozers"

Lifta doit être rasé pour laisser la place à des maisons de vacances israéliennes



Vue de Lifta (printemps 2009) - Photo : Umar Abou El-Bararri

Lifta — Sur une pente rocailleuse descendant brusquement à pic de la route principale très passante, à l'entrée de Jérusalem-ouest, se trouve, depuis des siècles, un éparpillement de vielles maisons en pierre, {aujourd'hui] vides, accrochées de façon précaire à des terrasses taillées dans la colline.

Bien que la plupart des automobilistes israéliens remarquent à peine ces constructions, cette petite ville fantôme - négligée pendant les soixante dernières années - se trouve au centre d'une bataille juridique alimentant les sentiments nationalistes dans les deux camps de la division israélo-palestinienne.

Se frayant un chemin à travers cet ensemble de 55 maisons toujours debout, aux murs de pierre envahis par les arbustes et les mauvaises herbes, Yacoub Odeh, 71 ans, se plonge facilement dans les souvenirs des jours heureux qu'il coulait à Lifta.


Yacoub Odeh inspecte les ruines de Lifta (Photo : Quique Kierszenbaum)

Il n'avait que huit ans, en janvier 1948, lorsque les forces juives qui avançaient obligèrent sa famille et les 3.000 autres villageois palestiniens à s'enfuir.

Au cours des mois qui ont suivi, lorsque l'Etat juif est né, ils furent rejoints par 750.000 autres [Palestiniens] forcés à l'exil, dans un événement connu par les Palestiniens sous le nom de « nakba » - la catastrophe.

Malgré le passage du temps, les principaux points de repères de Lifta sont toujours bien visibles pour M. Odeh : les restes de sa maison familiale, une presse à olives, le four du village, une source, la mosquée, le cimetière et la cour où les villageois se rassemblaient autrefois.


La célèbre piscine de Lifta

« La vie, ici, était merveilleuse pour un petit enfant », a-t-il dit, en fermant les yeux. « Nous étions comme une grande famille. Nous jouions dans les eaux de la source, nous ramassions les délicieuses fraises qui poussaient à côté de la piscine.

« Je me souviens encore du goût du pain fraîchement cuit par ma mère et recouvert d'huile d'olive et de thym. »

Ce village n'occupe pas seulement une place unique dans le cour de M. Odeh, il s'est mis également à symboliser l'espoir d'un éventuel retour pour un grand nombre des presque cinq millions de Palestiniens réfugiés dans le monde.

Dans les mots de Ghada Karmi, un universitaire britannique dont la famille a été chassée de sa maison, tout près, à Katamon, dans la banlieue de Jérusalem, Lifta « reste un mémorial physique de l'injustice et de la survie. »

La raison en est que Lifta est le dernier village déserté depuis 1948, qui est toujours debout, aujourd'hui, en Israël.


Entrée principale d'une maison. (Photo : Umar Abou El-Bararri)

Plus de 400 autres villages saisis par Israël ont été rasés durant et après la guerre de 1948, dans ce que les historiens ont décrit comme un plan systématique pour s'assurer que les réfugiés n'auraient aucune maison dans laquelle retourner.

Illan Pappe, un historien israélien qui a examiné la guerre de 1948 dans son livre « Le Nettoyage Ethnique de la Palestine », a appelé la destruction de ces villages un acte de « mémoricide » - effaçant pour les Israéliens tous les rappels gênants d'une présence palestinienne antérieure.

Les terres des villages détruits ont été utilisées par le nouvel Etat, soit pour construire des communautés pour les immigrants juifs, soit pour planter des forêts nationales, a déclaré Eitan Bronstein, le porte-parole de Zochrot, un groupe israélien consacré à enseigner la nakba aux Israéliens.

Une poignée d'autres communautés palestiniennes, comme la vieille ville de Jaffa et d'Ein Hod, près de Haïfa, ont survécu à la vague des démolitions mais ont été rapidement transférées aux nouveaux propriétaires juifs pour être réinventées en tant que colonies d'artistes.

Seul, Lifta n'a été ni détruit ni repeuplé, ses maisons se dressant comme un testament solitaire et silencieux d'une façon de vivre disparue, a dit M. Bronstein.


Les magnifiques maisons de Lifta, avec leurs fenêtres voûtées et leurs vérandas
(Photo : Umar Abou El-Bararri)

Mais même ce petit héritage est sous la menace imminente des bulldozers.

En janvier dernier, l'Israël Lands Authority[1], une administration du gouvernement responsable des terres de Lifta, a annoncé un plan pour construire un projet d'habitations luxueuses sur ce village, comprenant plus de 200 appartements, un hôtel et des magasins.

Ce projet, a dit Meir Margalit, un conseiller municipal de Jérusalem, s'adresserait à de riches Juifs étrangers, essentiellement des Etats-Unis et de France, recherchant des maisons de villégiature estivale en Israël.

Les promoteurs immobiliers ont promis d'incorporer quelques-uns des anciens bâtiments dans ce complexe, bien que la plupart des observateurs - y compris des architectes de premier plan - disent que peu du village palestinien d'origine restera reconnaissable une fois ce projet terminé.


L'intérieur d'une maison avec son carrelage d'origine. (Photo : Umar Abou El-Bararri)

A la place, selon M. Bronstein, Lifta subira tardivement le même sort que les centaines de villages détruits, il y a plusieurs dizaines d'années, par Israël. « Le message est que nous finissons ce que nous avons commencé en 1948 », a-t-il dit.

Esther Zandberg, spécialiste de l'architecture pour le quotidien Haaretz, est d'accord : « Bien que ce soit formulé comme un effort de préservation, c'est en fait, paradoxalement, un gommage de toute la mémoire de ce village d'origine. »

Les détracteurs ont été joints par Shmuel Groag, l'un des architectes à l'origine de ce projet, qui a accusé les promoteurs immobiliers de manquer au respect des règles de base de conservation dans leur traitement de Lifta.

Les familles de Lifta, soutenues par plusieurs groupes israéliens, dont les « Rabbins pour les Droits de l'Homme », ont remis des pétitions aux tribunaux pour stopper ce projet, disant que ce site devait être préservé dans son état actuel.

La cour du district de Jérusalem a gelé temporairement, en mars, ce développement immobilier et l'on s'attend à ce qu'elle délivre une ordonnance dans les jours à venir.

Les familles en ont appelé également à l'Unesco, l'organisme des Nations-Unies chargé des questions éducatives, scientifiques et culturelles, pour qu'il inscrive Lifta au patrimoine mondial.


Lifta - Maisons - Eté 2006
(Photo: Annemarie Jacir)

Cependant, ce développement immobilier est soutenu par les principaux organismes de conservation en Israël, dont la « Société pour la Protection de la Nature en Israël » et le « Conseil pour la Préservation des Sites Historiques » ; Le directeur du Conseil, Isaac Shewky, a dit que les coûts pour une restauration correcte seraient « astronomiques ».

Contrairement à la plupart des autres 20.000 réfugiés de Lifta et leurs descendants, dont un grand nombre vit [aujourd'hui] en Cisjordanie et en Jordanie, M. Odeh peut visiter son ancien village parce qu'il réside à quelques kilomètres de là, à Jérusalem-est.

Il a dit qu'il aimerait en fin ce compte voir offrir aux familles une chance de réclamer leurs anciennes maisons. « Nous n'oublierons jamais Lifta. Notre rêve est d'y retourner. »

Peu d'observateurs s'attendent à un tel scénario dans le climat politique actuel. Le droit au retour des palestiniens est largement vu par les Juifs israéliens comme une condamnation explicite de l'existence continue d'Israël en tant qu'Etat juif.

Les images des réfugiés en Syrie, prenant d'assaut les clôtures frontalières dans le Golan, en mai et en juin, dans ce qui est largement perçu en Israël comme une tentative de retourner dans leurs anciennes maisons, n'ont fait qu'accentuer cette crainte.

M. Bronstein a déclaré : « Lifta pose une telle menace aux Israéliens, parce qu'elle offre un point de départ pour imaginer comment le droit au retour pourrait être mis en ouvre. [Lifta] offre un modèle pour les réfugiés. »

M. Odeh, qui propose des visites guidées de Lifta, doit partager ce site avec de nombreux visiteurs israéliens. Des jeunes gens religieux ont transformé la piscine du village, toujours en fonctionnement, en une mikveh, un bain d'immersion rituelle. D'autres Israéliens se servent de ce site comme d'un lieu privilégié de randonnée. Et, le soir, des consommateurs de drogues prennent abris dans les maisons.


Lifta - Picnic israélien et bains rituels
(Photo: Noga Kadman)

Lifta est aussi confrontée à un empiètement rapide de Jérusalem-ouest. Le village est entouré de routes principales qui relient Jérusalem aux colonies en Cisjordanie ; sur la corniche qui le surplombe, une ligne ferroviaire à grande vitesse vers Tel Aviv est en cours de construction ; et, dans la vallée en contrebas, on pense qu'un complexe militaire abriterait le bunker souterrain nucléaire du gouvernement.

Jonathan Cook, écrivain et journaliste, est basé à Nazareth, en Israël. Son livre "Blood and Religion: The Unmasking of the Jewish and Democratic State" est publié chez Pluto Press.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]

Note :
____________________

[1] [NdT] 93% des terres en Israël appartiennent au 'domaine public', en partie propriété d'État (gérée par l'Israel Lands Authority, l'autorité des domaines d'Israël).

L'Israel Lands Authority fut créée en 1960 pour gérer les terres domaniales ainsi que les 80.000 hectares que possédait le KKL, le Fonds National Juif. La loi sur l'Israel Lands Authority, adoptée la même année, pose le principe que les terres d'Etat et du KKL ne pourront être vendues et demeureront à tout jamais la propriété de l'Etat d'Israël. En 1968, les organismes étatiques détenaient ainsi 92% de la superficie du pays.


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