accueil > archives > éditos


économie

Taux négatifs: le coup tordu de Draghi

Par Mike Whitney
CounterPunch, le 15 juin 2014

article originalEuropean Central Bank Goes Sub Zero


le Jeudi 5 juin 2014, le chef de la Banque Centrale Européenne, Mario Draghi, abaissait le taux d'intérêt des dépôts au jour le jour, à moins 0,1%, faisant ainsi payer les banques pour conserver leur argent à la BCE.

Cette manouvre, qui a été applaudie par les médias comme étant une « mesure historique pour combattre la déflation », n'est rien de cela. Ces dernières années, des taux négatifs ont été utilisés, sans grand effet, en Suède et au Danemark. Cette politique ne parviendra pas à « pousser les banques à prêter de nouveau », ainsi que le suggère la BCE ; elle n'atténuera pas non plus le niveau élevé du chômage, pas plus qu'elle ne soutiendra la croissance, dont l'anémie contamine la zone euro depuis six ans. En vérité, cette modification de taux n'aura aucun impact. Il ne s'agit que d'un coup de com' destiné à donner l'impression que la BCE s'attaque fermement à la crise dont elle est largement responsable. Voici le résumé qu'en a fait l'organisation socialiste mondiale sur son site Internet, le World Socialist Web Site :

"Cette manouvre montre que près de six ans après l'effondrement de Lehman Brothers, l'économie mondiale reste embourbée dans une crise profonde, pour laquelle les banques centrales dans le monde n'ont aucune autre solution que d'injecter des milliers de milliards dans les banques et les institutions financières. Tandis que des milliers de milliards sont remis aux banques, on dit aux travailleurs de tout le continent européen qu'il n'y a « pas d'argent » pour financer les retraites, les programmes sociaux et les prestations de santé."

Les tradeurs ont adoré cette bonne nouvelle, le passage à des taux négatifs de la part de la BCE. Comme nous l'avons déjà vu auparavant, toute indication que le régime de l'argent facile est là pour durer suffit à faire s'envoler les cours de bourse, et c'est ce que cela produit. Tous les principaux indices ont montré des gains substantiels ce jour-là, et le S&P500 [principal indice de la bourse de New York] a atteint un nouveau record à 1.940 points.

L'idée, selon laquelle faire payer aux banques une petite somme d'argent pour leurs dépôts au jour le jour les inciterait à prêter plus facilement, démontre une méconnaissance risible de la façon dont le système fonctionne vraiment. Les banques n'ont pas besoin de piles de réserves pour émettre des crédits. Ce dont elles ont besoin sont des clients dignes de confiance et une demande soutenue. Mais si la demande est faible c'est bien sûr parce que la BCE a pris des mesures pour maintenir la zone euro dans un état de dépression permanente à travers sa politique d'austérité. Ce que cela montre est que les objectifs de la guerre des classes passent avant les besoins d'une économie en bonne santé. Draghi et sa clique préfèrent décimer l'Etat providence et réduire le peuple européen à une pauvreté abjecte plutôt que mettre en ouvre une politique qui génèrerait un redressement économique vigoureux.

Mais ces taux plus faibles ne vont-ils pas conduire à plus de crédits, vous demandez-vous ? Après tout, lorsque le coût de l'argent baisse, emprunter devient plus attractif, n'est-ce pas ?

C'est une théorie convaincante, mais ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent. Par exemple, jetez un coup d'oil à cette présentation de Reuters et vous commencerez à comprendre où je veux en venir :

"Le crédit aux entreprises de la zone euro s'est contracté à un rythme record en novembre, faisant monter la pression sur la Banque Centrale Européenne pour qu'elle fasse plus pour raviver l'économie du bloc monétaire [.]"

"Ce qui est inquiétant est qu'il n'y a toujours pas de signe d'un changement de tendance des crédits accordés par les banques aux entreprises de la zone euro [.] », a déclaré Howard Archer, le chef économiste européen à IHS Economics [.] "Dans la zone euro, le crédit total accordé aux entreprises a atteint une baisse record, une chute de 3,9% en novembre, à comparer avec une baisse de 3,8% au cours du même mois de l'année précédente."

"Les crédits bancaires aux entreprises italiennes ont baissé de 5,9% en novembre (en rythme annuel), la plus forte baisse depuis que cet instrument de mesure a été créé, il y a 10 ans. Cela est également vrai pour la plus petite économie de la zone euro, Malte, qui a enregistré une baissé de 10,4% [.] La plus forte baisse revient à l'Espagne, où les crédits aux entreprises ont baissé de 13,5%"

La raison pour laquelle le crédit bancaire à connu « la plus forte baisse depuis que cette mesure a été créée, il y a 10 ans » s'explique par le fait que l'économie est déprimée et que les gens n'empruntent pas beaucoup en période de récession. Ils réduisent leurs dépenses, font le dos rond et mettent de côté tout ce qu'ils peuvent. Draghi le sait. Il essaye seulement de donner le change pour faire croire qu'il prend les choses à cour. Mais ce n'est que de la com'. Ce qui lui importe vraiment sont ceux qui l'ont porté à la tête de la BCE, et ce qu'ils veulent est la fin de l'Etat providence.

Le plus énervant dans tout ça, c'est que nous savons comment remettre l'économie sur les rails. Nous savons ce qu'il faut faire pour augmenter l'activité. Nous savons comment stimuler la demande, créer des emplois et accroître le PIB. Il n'y a rien de nouveau.

Lorsque le secteur privé (les consommateurs et les entreprises) ne peut dépenser pour une raison ou une autre, le gouvernement doit alors entrer dans le jeu et dépenser massivement pour maintenir l'activité économique. La seule alternative est de laisser la consommation baisser fortement, ce qui fera monter le chômage, fera baisser le PIB et occasionnera des dommages étendus, à la fois à l'économie et au système financier. Pourquoi voudrait-on faire cela, en particulier lorsque tout ce que [les politiques] doivent faire est d'accroître temporairement le déficit budgétaire, le temps que les consommateurs redressent la tête et soient remis sur pied ?

La politique monétaire n'a pas relancé l'économie et elle ne le fera pas. Pendant encore combien d'années devrons-nous répéter les mêmes erreurs avant de le reconnaître ? L'hypothèse est que cette vaine politique stérile, risible à l'extrême, est destinée à ne rien faire d'autre que subventionner des institutions financières insolvables qui ont la tête sous l'eau et les banques malhonnêtes détentrices des obligations, lesquelles possèdent en totalité cette planète foutue. Ecoutons ce que dit Bloomberg :

"Dans une tentative de faire circuler de nouveau le crédit aux parties de l'économie qui en ont besoin, la BCE a également ouvert un canal de liquidités de 400 milliards d'euros, lié au crédit bancaire, et ses fonctionnaires vont commencer à travailler sur un plan de rachat d'actifs. Tout en concédant que les taux sont au minorant « pour toutes les raisons pratiques », [Draghi] a signalé que la BCE était prête à en remettre une couche."

Alors, c'est donc bien de cela qu'il s'agit, hein ? Draghi ne fait que préparer le terrain à la version européenne de l'assouplissement quantitatif ?

C'est exactement cela. Et ça signifie que 400 milliards d'euros supplémentaires vont aller à la classe des tricheurs. 400 milliards supplémentaires pour soutenir les banques malhonnêtes en rachetant leurs titres toxiques adossés à des actifs. Vous pensez que je déconne ? Que nenni. C'est à ça que tout cet argent sera affecté.

Le fait est que la politique monétaire seule ne produira pas de redressement vigoureux et durable, ce que Keynes disait au Chapitre 12 de « La Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie ». Ecoutons-le :

"Pour ma part, je suis aujourd'hui assez sceptique sur les chances de succès d'une politique purement monétaire destinée à influer sur le taux d'intérêt. Je souhaite que l'Etat, qui est en mesure de calculer l'efficacité marginale des biens d'investissement à long terme sur la base de l'intérêt général de la communauté, prenne une responsabilité sans cesse croissante en organisant directement l'investissement. Il est probable, en effet, que les fluctuations de l'estimation faite par le marché de l'efficacité marginale des divers types de capitaux, selon les principes décrits ci-dessus, seront trop considérables pour qu'on puisse les compenser par des variations éventuelles du taux d'intérêt."

Keynes ne faisait qu'exprimer l'évidence, à savoir que durant les périodes où la demande est anémique, l'option judicieuse pour le gouvernement consiste à relancer l'économie en « organisant directement l'investissement ». Autrement dit, dépenser pour maintenir l'économie en état de marche. Cela ne semble-t-il pas infiniment plus raisonnable que l'approche de Draghi qui implique une décennie de politique monétaire expérimentale qui se terminera dans le bouleversement de la société, un chômage élevé et des troubles politiques ?

Et le pire, c'est que la « Théorie Générale » de Keynes a été publiée en 1936. Il y a presque 80 ans ! Ce n'est pas une nouvelle théorie concoctée par des intellos tordus comme Bernanke. C'est scientifiquement solide. La stimulation budgétaire marche. Si le gouvernement dépense, le chômage baissera. Si le gouvernement dépense, l'économie croîtra. Qu'y a-t-il d'autre à savoir ?

Aux Etats-Unis, nous avons persisté dans cette voie depuis maintenant six ans et l'économie est toujours morose. Et, dans l'Union Européenne, c'est encore pire. Le chômage des jeunes dépasse les 50% en Espagne et en Grèce, la croissance du PIB européen reste coincée à un misérable 0,2%, le crédit aux entreprises et aux consommateurs continue de se réduire, le rendement des obligations souveraines est inexistant, le désordre civil et le fascisme sont en hausse, et la zone euro forte de 17 membres se précipite la tête la première dans la déflation.

Et Draghi pense qu'un taux négatif va remédier à tout cela et remettre l'économie sur la voie du redressement ?

Dans vos rêves ! La seule façon de sortir d'un tel merdier est de dépenser sans compter, ce que Keynes recommandait dans sa célèbre déclaration à propos de bouteilles remplies de billets de banque. Voici ce qu'il disait :

"Si le Trésor était disposé à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines de charbon désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et à autoriser les entreprises privées à extraire de nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire [...], le chômage pourrait disparaître et, par contrecoup, le revenu réel de la communauté, ainsi que sa richesse en capital, deviendraient bien plus grands qu'ils ne le sont aujourd'hui. A vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou quelque chose de semblable mais, si des difficultés politiques et pratiques s'y opposent, le moyen précédent vaut mieux que rien."

D'accord, ça paraît dément, mais ce n'est pas très différent de la théorie du « largage par hélicoptère » de Bernanke, c'est-à-dire que, durant une récession sévère, le gouvernement a besoin de trouver un moyen pour stimuler la demande. La meilleure façon de le faire est d'éviter les mécanismes normaux de transmission (qui ne fonctionnent pas correctement en période de récession) et de remettre directement l'argent entre les mains de ceux qui le dépenseront rapidement et feront repartir l'économie. Tout n'est qu'une question de dépenses, de dépenses et de dépenses. On se fiche de savoir si les gens achètent des Ipads ou des fourmilières. Contentez-vous de dépenser, bordel ! Les dépenses signifient activité, l'activité est synonyme de croissance, la croissance réduit le chômage, ce qui conduit à plus d'investissements, plus d'emplois et donc à un cercle vertueux ?

S'il vous semble, chers lecteurs, que l'antidote de Keynes pour une économie malade a plus de chances de fonctionner que celui de Draghi, alors, vous avez certainement raison. Les doses massives de stimulant budgétaire REDRESSERONT l'économie de l'UE, feront baisser le chômage et donneront un coup de fouet à la croissance. La question est de savoir si c'est un objectif que le public devrait ou non soutenir. Autrement dit, y a-t-il un intérêt à rétablir un système qui, dans ses fondements, est instable, autodestructeur et exploiteur. Voici comment le chroniqueur économique de CounterPunch, Rob Urie, résume la situation :

"John Maynard Keynes a créé une foule d'emplois de substitution pour éviter au capitalisme d'adopter des solutions plus efficaces. Au plus fort de la Grande Dépression, Franklin Delano Roosevelt a mis en ouvre des programmes basés sur les idées de M. Keynes, qui ont produit un soulagement mineur, aujourd'hui considéré par les scribouillards économiques comme étant un « redressement économique » vigoureux. [.] Mais la cause - le capitalisme (financier) débridé reposant sur l'endettement - ne s'est tassée que temporairement par la régulation, tandis que son instabilité intrinsèque restait intacte [.]"

"Les appels à une re-régulation, à un capitalisme maîtrisable, induisent la question suivante : re-réguler quoi ? Comme l'Histoire l'a démontré, le système du capitalisme financier est intrinsèquement instable et économiquement déstabilisateur. Sous l'apparence de ranimer un système financier pouvant fonctionner, c'est un système dysfonctionnel qui a été revivifié, et non ranimé, et presque tous les bénéfices continuent de revenir à une minuscule élite économique.

"Alors, oui, les remèdes de Keynes marcheront. Ils assureront sans aucun doute la remise en marche de l'économie qui ira cahin-caha jusqu'à la nouvelle crise. Mais pourquoi s'embêter ?"

/blockquote>

Pourquoi ne pas mettre tout cela à la casse et passer au plan B ?

Traduit de l'anglais (US) par [JFG-QuestionsCritiques]




Vous avez aimé cet article ?

soutenez Questions Critiques...
Montant en euros: