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Les Etats-Unis, l'Union européenne, la Grèce et l'avenir de l'économie mondiale

Un entretien avec Yanis Varoufakis
QuestionsCritiques/Naked Capitalism, le 22 décembre 2014

article original : The Global Minotaur: An Interview With Yanis Varoufakis

L'ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial



Cette interview de Yanis Varoufakis avait été conduite début 2012 par Philip Pilkington pour Naked Capitalism, à l'occasion de la sortie de la première édition anglaise de The Global Minotaur (Zed Books, London). Elle avait été partiellement traduite en français par le site contreinfo.info et reprise sur le web par de nombreux sites dissidents. 

A l'époque, Yanis Varoufakis dirigeait le département d'économie politique et le programme doctoral d'économie à l'université d'Athènes. Cela faisait deux ans qu'il critiquait sévèrement les plans de sauvetage d'Athènes et qu'il soutenait que la Grèce ne devait pas honorer sa dette tout en restant dans la zone euro. Mais après avoir été molesté dans la rue par des fanatiques et reçu des menaces téléphoniques à son domicile, et face aux énormes coupes budgétaires privant son université des moyens essentiels, il a finalement quitté Athènes et rejoint l'université d'Austin, au Texas, à l'invitation de James Galbraith.

De 2004 à 2006, il fut conseiller économique de George Papandréou (l'ancien Premier ministre grec - 2009-2012), par rapport auquel il a rapidement pris ses distances, considérant que ce dernier était bien trop « éloigné de la réalité ». En 2006, Varoufakis fit un exposé à Athènes, prédisant une crise financière qui débuterait dans l'immobilier aux Etats-Unis, se propagerait à Wall Street puis toucherait la Grèce. Aujourd'hui, il s'est rapproché de la SYRIZA, la coalition de la Gauche radicale, et conseille Alexis Tsipras.


Yanis Varoufakis et Alexis Tsipras

Au terme de l'élection présidentielle grecque qui ne permettra vraisemblablement pas à Antonis Samaras, l'actuel Premier ministre conservateur, de faire élire son candidat, il est prévisible que la Vouli, le parlement monocaméral grec, sera dissoute et que le peuple grec sera appelé de nouveau aux urnes, fin janvier ou début février. En cas de victoire de la SYRIZA, Alexis Tsipras se verra confier la charge de former un nouveau gouvernement dans lequel Yanis Varoufakis jouera probablement un rôle économique clé.

Edité par les Editions du Cercle, son dernier livre « LE MINOTAURE PLANÉTAIRE : l'ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial » est en vente en avant-première en versions numériques (kindle et e-BOOK) et broché (sur amazon). La sortie nationale est prévue fin mars 2015.



Voici l'entretien intégral du 13 février 2012 conduit par Philip Pilkington :

Philip Pilkington : Dans votre livre LE MINOTAURE PLANÉTAIRE : l'ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial vous exposez que la crise économique en cours a des racines très anciennes. Vous affirmez que si les nombreuses interprétations classiques — de la cupidité devenue exubérante à la mainmise sur la régulation — expliquent bien certaines caractéristiques de la crise actuelle, elles n'abordent pas la véritable question sous-jacente, c'est-à-dire la façon dont l'économie mondiale est actuellement structurée. Pouvez-vous expliquer brièvement pourquoi ces interprétations classiques se révèlent-elles incomplètes ?

Yanis Varoufakis : Il est vrai qu'au cours des décennies qui ont précédé le Krach de 2008, la cupidité est devenue le nouveau credo. Les banques et les fonds spéculatifs faisaient plier les autorités régulatrices à leur volonté de fer ; les financiers croyaient en leur propre discours et étaient donc convaincus que leurs produits financiers représentaient un « risque sans risques ». Cependant, cet appel au phénomène de l'ère d'avant 2008 nous laisse avec le sentiment tenace que nous passons à côté de quelque chose d'important ; que toutes ces vérités séparées n'étaient que de simples symptômes, plutôt que les causes, du pouvoir destructeur qui se précipitait tête baissée vers le Krach de 2008. L'avidité était présente depuis des temps immémoriaux. Les banquiers ont toujours essayé de faire plier les règles. Les financiers étaient à la recherche de nouvelles formes de dettes trompeuses depuis l'époque des pharaons. Pourquoi l'ère qui a débuté après 1971 a-t-elle permis à la cupidité de dominer et au secteur financier de dicter ses conditions au reste de l'économie sociale de la planète ? Mon livre commence par mettre l'accent sur la cause plus profonde qui se cache derrière tous ces phénomènes distincts mais entremêlés.

PP : D'accord, ces tendances nécessitent d'être replacées dans leur contexte. Alors, quelles sont selon vous les racines de cette crise ?

YV : Elles sont à rechercher dans les principaux ingrédients de la deuxième phase de l'après-guerre qui a débuté en 1971 et dans la façon dont ces « ingrédients » ont créé une poussée majeure de croissance, fondée sur ce que Paul Volcker avait décrit, peu après être devenu le président de la Réserve fédérale, comme la « désagrégation contrôlée de l'économie mondiale ».[1]

Tout a commencé lorsque l'hégémonie américaine de l'après-guerre ne pouvait plus se baser sur l'habile recyclage des surplus des Etats-Unis vers l'Europe et l'Asie. Et pourquoi ne le pouvaient-ils plus ? Parce que leurs excédents, à partir de la fin des années 1960, s'étaient transformés en déficits - leurs fameux déficits jumeaux (budgétaire et de la balance commerciale). Aux alentours de 1971, les autorités américaines eurent l'idée de mettre au point une stratégie audacieuse : au lieu de s'attaquer au double déficit croissant de leur nation, les hauts responsables politiques américains décidèrent de faire le contraire : accroître les déficits. Et qui devrait payer la note ? Le reste du monde ! Comment ? Au moyen d'un transfert permanent de capitaux qui se précipiteraient sans cesse par-delà les deux grands océans afin de financer le double déficit des USA.

Ces déficits de l'économie américaine ont donc opéré pendant des décennies à la façon d'un aspirateur géant, absorbant les biens et les capitaux excédentaires des autres peuples. Tandis que cet « arrangement » incarnait le déséquilibre le plus colossal imaginable à l'échelle planétaire (souvenez-vous de l'expression appropriée de Paul Volcker), il a néanmoins donné naissance à quelque chose ressemblant à un équilibre mondial, un système international accélérant rapidement les flux asymétriques des échanges et des capitaux, capable d'exercer un semblant de stabilité et de croissance constante.

Propulsées par le double déficit des Etats-Unis, les économies excédentaires du monde (à savoir l'Allemagne, le Japon et, plus tard, la Chine) ne cessaient de produire en série les marchandises que les Etats-Unis absorbaient. Près de 70% des profits réalisés au niveau mondial par ces pays étaient transférés aux Etats-Unis, sous la forme de flux de capitaux vers Wall Street. Et que fit Wall Street de tout cet argent ? Il le transforma en injections de capital sous forme d'investissements directs, de prises de participation, de nouveaux instruments financiers, de prêts revêtant d'anciennes formes ou de nouvelles, etc.

C'est sous ce prisme que nous pouvons contextualiser la montée de la financiarisation, le triomphe de la cupidité, la démission des régulateurs, la domination du modèle de croissance anglo-saxon. Tous ces phénomènes qui caractérisent cette époque apparaissent soudainement comme de simple sous-produits des flux massifs de capitaux nécessaires pour alimenter les déficits jumeaux des Etats-Unis d'Amérique.

PP : Il semble que vous situiez ce tournant au moment où Richard Nixon a sorti les Etats-Unis de l'étalon-or et dissout le système de Bretton Woods. Pourquoi doit-on voir cela comme le tournant ? Quel effet a eu la désindexation du dollar sur l'or ?

YV : Ce fut un moment symbolique : l'annonce officielle que le Plan mondial conçu par la génération du New Deal était mort et enterré. En même temps, c'était une manœuvre très pragmatique. Car contrairement aux dirigeants européens, aujourd'hui, qui ont été extraordinairement aveugle quant à l'issue inéluctable (c.-à-d. que le système de l'euro, tel qu'il a été conçu dans les années 1990, n'a aucun avenir dans le monde après 2008), l'administration Nixon a eu le bon sens de reconnaître immédiatement que le Plan mondial appartenait au passé. Pourquoi ? Parce qu'il était fondé sur l'idée simple que l'économie mondiale serait gouvernée par (a) des taux de change fixes, et (b) un Mécanisme mondial de recyclage des excédents devant être administré par Washington et qui recyclerait vers l'Europe et l'Asie les surplus des Etats-Unis.

Ce que Nixon et son administration reconnurent était que, une fois que les Etats-Unis étaient devenus un pays déficitaire, ce mécanisme de recyclage ne pouvait plus fonctionner comme prévu. Paul Volcker, qui était la doublure de Henry Kissinger à ce moment-là (avant que ce dernier ne prennent ses fonctions au ministère des Affaires étrangères), avait identifié avec une immense lucidité le choix, à la fois nouveau et catégorique, auquel les Etats-Unis étaient confrontés : soit réduire leur portée économique et géopolitique (en adoptant des mesures d'austérité dans le but de maîtriser leur déficit commercial), soit chercher à maintenir leur hégémonie, en fait l'étendre, en accroissant leurs déficits et en créant immédiatement les circonstances qui permettraient aux Etats-Unis de rester le « recycleur » des surplus occidentaux. Sauf que cette fois-ci, ils recycleraient les excédents du reste du monde (Allemagne, Japon, pays producteurs de pétrole et, plus tard, la Chine).

La majestueuse déclaration du 15 août 1971 du Président Richard Nixon, et le message que le ministre américain des Finances, John Connally, allait bientôt délivrer aux dirigeants européens (« C'est notre monnaie mais c'est votre problème ») n'était certes pas un aveu d'échec. Au contraire, c'était le présage d'une nouvelle ère de l'hégémonie américaine, basée sur l'inversion des surplus de capitaux et de marchandises. C'est pour cette raison que je pense que la déclaration de Nixon symbolise un moment important de l'histoire du capitalisme de l'après-guerre.

PP : Le vieil adage bancaire, « Si vous devez des milliers à une banque, vous avez un problème ; si vous lui devez des millions, c'est elle qui a un problème », vient à l'esprit. Etait-ce alors la fin de l'hégémonie des Etats-Unis en tant que prêteurs et le commencement de l'hégémonie des Etats-Unis en tant qu'emprunteurs ? Et si c'est le cas, cela nous donne-t-il des indications sur la crise financière de 2008 ?

YV : Je suppose que la phrase de Connally, « C'est notre monnaie mais c'est votre problème », s'est avérée être la nouvelle version de ce vieil adage bancaire que vous mentionnez. Sauf qu'il y a une différence importante ici : dans le cas des banques, lorsqu'elles font faillite, il y a toujours la FED ou une autre banque centrale pour les soutenir. Dans le cas de l'Europe et du Japon en 1971, aucun soutien de ce type n'était disponible. Il ne faut pas oublier que le FMI est un organisme dont le but est de financer les pays (essentiellement de la périphérie) confrontés à des déficits de leur balance des paiements.

La phrase de Connally visait des pays qui avaient une balance des paiements excédentaire vis-à-vis des Etats-Unis. De plus, lorsqu'une personne ou une entité lourdement endettée dit à sa banque que c'est elle qui a un problème, et non le débiteur, c'est généralement une tactique de marchandage en vue d'obtenir de meilleures conditions de la banque, un effacement partiel de la dette, etc. Dans le cas du voyage de Connally en Europe, peu après la déclaration de Nixon, les Etats-Unis ne demandaient rien aux Européens. Il s'agissait simplement d'annoncer que la règle du jeu avait changé : le prix de l'énergie augmenterait plus vite en Europe et au Japon qu'aux Etats-Unis, et des taux d'intérêts nominaux relatifs joueraient un rôle majeur pour aider à donner forme aux afflux de capitaux vers les Etats-Unis.

Ainsi débutait donc la nouvelle hégémonie. L'hégémon recyclerait désormais les capitaux des autres peuples. Il accroîtrait son déficit commercial, qu'il financerait grâce aux afflux volontaires de capitaux vers New York, des afflux qui commencèrent pour de bon en particulier après que Paul Volcker eut poussé les taux d'intérêt américains vers des sommets.

PP : Et cette nouvelle hégémonie s'est développée structurellement à partir de la domination du dollar en tant que devise de réserve mondiale, laquelle s'est assise dans les années de l'après-guerre ? C'est bien cela ? Pouvez-vous en dire plus ?

YV : Le « privilège exorbitant » du dollar, grâce à son statut de réserve mondiale, fut l'un des facteurs qui permirent aux Etats-Unis de devenir le recycleur des capitaux des autres peuples (tandis que les Etats-Unis étendaient activement leurs déficits). Bien que crucial, ce ne fut pas le seul facteur. Un autre était la domination des Etats-Unis sur le secteur de l'énergie et leur puissance géopolitique. Pour attirer les unes après les autres des vagues de capitaux depuis l'Europe, le Japon et les pays producteurs de pétrole, les Etats-Unis devaient s'assurer que le retour des capitaux vers New York était supérieur aux capitaux se déplaçant vers Francfort, Paris ou Tokyo. Cela nécessitait quelques conditions préalables ; un taux d'inflation plus bas aux Etats-Unis, ainsi qu'une plus faible volatilité des prix, des coûts énergétiques moindres et une plus basse rémunération des travailleurs américains.

Le fait que le dollar était la devise de réserve mondiale signifiait que, en temps de crise, les capitaux se dirigeaient de toute façon vers New York - comme ils le feront à nouveau des années plus tard, malgré l'effondrement de Wall Street. Le volume des flux de capitaux qui avaient inondé Wall Street (afin de maintenir le financement de leur déficit commercial) ne se serait pas matérialisé sans la capacité des Etats-Unis à précipiter une envolée du prix du pétrole à un moment où (a) la dépendance des Etats-Unis vis-à-vis du pétrole était plus faible que celle du Japon ou de l'Allemagne, (b) la plupart des échanges pétroliers étaient canalisés à travers des multinationales américaines, (c) les Etats-Unis pouvaient juguler l'inflation en augmentant les taux d'intérêt à des niveaux qui détruiraient les industries allemandes et japonaises (sans massacrer totalement les entreprises américaines), et (d) les syndicats et les normes sociales qui empêchaient une compression sévère des salaires réels étaient bien plus « faibles » aux Etats-Unis qu'en Allemagne ou au Japon.

PP : Dans votre livre, vous écrivez que les responsables américains n'étaient en fait pas tant que ça préoccupés par le cours du pétrole dans les années 1970. Pourquoi dites-vous cela ? Et pensez-vous que les récentes pressions spéculatives sur le cours du pétrole et des denrées alimentaires - émanant de Wall Street - ont été largement tolérées par les autorités américaines pour des raisons similaires ?

YV : Cette question est résumée par cette vieille plaisanterie où un professeur d'économie en interroge un autre : « Comment va ta femme ? », et se voit répondre : « par rapport à quoi ? » La question, lorsqu'il s'agit d'attirer des capitaux et de gagner en compétitivité par rapport à une autre entreprise ou, en ce cas, un autre pays, est que ce qui importe n'est pas la différence absolue mais la différence relative des coûts et des prix. Oui, les autorités américaines étaient préoccupées par l'inflation et le cours du pétrole. Elles n'aimaient pas ces augmentations, d'autant plus qu'elles ne pouvaient totalement les contrôler. Mais il y avait une chose qu'elles craignaient encore plus : une incapacité de financer le déficit commercial croissant des États-Unis (qui se manifesterait si les rendements du capital n'étaient pas améliorés par rapport à des investissements similaires ailleurs). C'est dans ce contexte qu'ils ont considéré qu'une hausse des coûts de l'énergie, dans la mesure où elle augmenterait les coûts allemands et japonais plus que ceux des États-Unis, était leur choix optimal.

En ce qui concerne la comparaison avec la hausse du pétrole [en 2011-2012] et, surtout, des prix alimentaires, je pense que c'est tout à fait différent. D'une part, je ne vois pas quels intérêts américains seraient favorisés par la façon dont les ventes à terme sur le marché de Chicago poussent les prix alimentaires à un niveau tel qu'il met en péril la stratégie d'assouplissement quantitatif de la Fed, en raison des pressions inflationnistes que cela provoque. En outre, pour revenir au début des années 1970, le gouvernement américain contrôlait alors bien plus les flux financiers et spéculatifs que ce n'est le cas aujourd'hui. Ayant permis au génie de la financiarisation de sortir de la bouteille, les autorités américaines le voient faire des ravages en étant pratiquement impuissantes - en particulier compte tenu du caractère ingouvernable inhérent aux Etats-Unis, avec un Congrès et une Administration prisonniers d'un conflit perpétuel. À l'opposé, en 1971-73, le gouvernement américain jouissait d'une autorité beaucoup plus importante qu'aujourd'hui sur les marchés.

PP : Je voudrais aborder ce que je pense être le point clé de votre livre. Le reste du monde finance les déficits jumeaux des Etats-Unis - c'est à dire que le reste du monde finance à la fois le déficit de leur commerce extérieur et celui du gouvernement américain.

Lorsque les déficits jumeaux ont commencé à apparaître aux États-Unis, on assistait également à un changement fondamental dans la nature de l'économie américaine. Pourriez-vous en dire plus ?

YV : Ce changement a bouleversé l'économie sociale américaine. La stratégie consistant à laisser croître inexorablement les déficits a été accompagnée par une série de stratégies dont le but était tout simplement d'attirer vers les États-Unis les flux de capitaux du reste du monde, permettant ainsi de financer leurs déficits croissants. Dans mon livre, j'ai essayé de détailler quatre grandes stratégies qui se sont révélées cruciales dans la génération de ce « tsunami » de capitaux qui a permis de nourrir les déficits des Etats-Unis : (1) un coup de pouce sur les prix mondiaux de l'énergie qui aurait une incidence disproportionnée sur les industries japonaises et allemandes (par rapport aux entreprises américaines) ; (2) une hausse du taux d'intérêt réel (faisant ainsi de New York une destination plus attrayante pour les capitaux étrangers) ; (3) une baisse de la rémunération du travail, devenu en même temps bien plus productif ; et, (4) la direction prise par les capitaux vers la financiarisation de Wall Street, qui a offert des rendements encore plus élevés pour tous ceux qui les plaçaient à New York.

Ces stratégies ont eu un effet profond sur la société américaine, pour plusieurs raisons : pour maintenir les taux d'intérêt réels élevés, le taux d'intérêt nominal a été augmenté au moment où l'administration et la FED organisaient une compression des salaires ; la hausse des taux d'intérêt a détourné les capitaux des industries locales qui se sont dirigés vers des investissements directs à l'étranger et transféré une part des revenus des travailleurs vers les rentiers ; la baisse de la rémunération du travail a également nécessité une attaque d'envergure contre les syndicats, et les familles américaines ont dû travailler de plus longues journées pour des salaires inférieurs - et cette nouvelle réalité a conduit à l'éclatement de la cellule familiale, d'une façon jamais observée auparavant. Alors que la droite se drapait dans les valeurs familiales, elles étaient détruites dans les mains du Minotaure planétaire que cette même droite faisait prospérer.

La réduction de la part salariale signifie en outre que les familles ont dû compter davantage sur leur habitation, transformée en « vache à lait » (en l'utilisant comme garantie afin d'obtenir davantage de crédits), éloignant ainsi de l'épargne toute une génération qui s'est sur-endettée. Une nouvelle forme d'entreprise globalisée a été créée (le modèle WalMart), important tout de l'étranger, utilisant des salariés sous-payés dans des entrepôts-points de vente, et propageant une nouvelle idéologie du « bon marché ». Pendant ce temps là, Wall Street utilisait les capitaux provenant de l'étranger pour se lancer dans une frénésie de prises de contrôles et de fusions lucratives qui ont été le terreau de la financiarisation qui a suivi. En combinant l'appétit national pour le crédit (étant donné que la classe ouvrière, bien plus productive qu'auparavant, avait du mal à joindre les deux bouts, même en travaillant de plus longues heures), on a mis en relation les flux financiers (a) de l'immobilier des 60% les moins riches de la société et (b) des capitaux étrangers affluant à Wall Street. Lorsque ces deux torrents de capitaux ont fusionné, la puissance exercée par Wall Street sur les citoyens ordinaires a augmenté de façon exponentielle. Avec un travail perdant de sa valeur aussi vite que les autorités de régulation perdaient leur contrôle sur le secteur financier, les États-Unis se sont rapidement transformés, abandonnant valeurs et conventions sociales issues du New Deal. La plus grande nation du monde était prête pour l'Effondrement.

PP : Vous avez mentionné le modèle WalMart. Vous abordez largement cette question dans votre ouvrage. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs pourquoi vous mettez l'accent sur ce point et quelle est l'importance de celui-ci pour l'ensemble de l'économie ?

YV : WalMart symbolise un changement important dans la nature du capital oligopolistique. Contrairement aux premières sociétés qui ont créé de grands secteurs entièrement nouveaux à la suite d'une invention (par exemple Edison avec l'ampoule à incandescence, Microsoft avec son logiciel Windows, Sony avec le Walkman, ou Apple avec la série iPod / iPhone / iTunes) ou à d'autres sociétés qui se sont concentrées sur le développement d'une marque (comme Coca-Cola ou Marlboro), WalMart a réalisé quelque chose à quoi personne n'avait jamais songé auparavant : cette entreprise a emballé une nouvelle idéologie du « bon marché » dans une marque destinée à plaire aux classes moyennes et inférieures américaines, financièrement stressées. En conjonction avec sa chasse impitoyable aux syndicats, elle est devenue le symbole des prix bas en procurant à ses clients de la classe ouvrière un sentiment de satisfaction, qui bénéficiaient ainsi de l'exploitation des producteurs (surtout étrangers) pour les marchandises mises dans leurs paniers.

En ce sens, l'importance de WalMart pour l'économie en général est qu'elle représente un nouveau type de société qui a évolué en réponse à des circonstances portées par le Minotaure planétaire. Elle a réifié le bon marché et profité de l'amplification des rétroactions entre la baisse des prix et celle du pouvoir d'achat de la classe ouvrière américaine. Elle a importé les biens du Tiers-monde dans les villes américaines et exporté les emplois vers le Tiers-monde (grâce à la délocalisation). Où que nous regardions, même dans les entreprises américaines les plus technologiquement avancées (comme Apple), nous ne pouvons manquer de reconnaître l'influence du modèle WalMart.

PP : Vers où pensez-vous que nous nous dirigeons aujourd'hui, alors que nous émergeons de cette période du Minotaure planétaire ?

YV : Le Minotaure est évidemment une métaphore pour le Mécanisme mondial de recyclage des excédents qui est né dans les années 1970 sur les cendres de Bretton Woods et a réussi à maintenir le capitalisme mondial dans un élan extatique ; jusqu'à ce qu'il s'effondre en 2008 sous le poids de sa démesure (et surtout de celle de Wall Street). Depuis 2008, l'économie mondiale titube, sans gouvernail, en l'absence d'un mécanisme de recyclage pour remplacer le Minotaure. La crise qui a commencé en 2008 a muté et se propage d'un secteur à l'autre, d'un continent à l'autre. Son héritage est celui d'une incertitude généralisée, d'une faiblesse de la demande mondiale, d'une incapacité à transférer l'épargne vers les investissements productifs et d'un échec de la coordination à tous les niveaux de la vie socio-économique.

Un monde sans le Minotaure, privé du fonctionnement de ce mécanisme mondial de recyclage des excédents mais qui est régi par les acolytes du Monstre, est devenu illogique, absurde. Et qui sont ces acolytes qui ont survécu au Minotaure ? Ce sont Wall Street, WalMart, le mercantilisme provincial de l'Allemagne, l'hypothèse absurde de l'Union européenne selon laquelle une union monétaire peut prospérer sans un mécanisme de recyclage des excédents, les inégalités croissantes au sein des États-Unis, en Europe, en Chine, etc., etc.

Le meilleur exemple de l'incapacité de notre monde à se réconcilier avec son énigme, est fourni par la façon dont le débat public aborde les déséquilibres dits globaux : l'excédent commercial systématiquement croissant de certains pays (l'Allemagne et la Chine sont de bons exemples), dont l'image se reflète dans l'augmentation des déficits commerciaux d'autres nations. Tous les commentateurs sont d'accord sur le fait que l'augmentation des déséquilibres mondiaux a des conséquences terribles. On pourrait, par conséquent, être tenté d'imaginer que la réduction de ces déséquilibres serait la bienvenue. Mais hélas, c'est le contraire qui est vrai ! Lorsque ces déséquilibres diminuent (par exemple quand la Chine réduit son excédent commercial), c'est le signe d'un problème, plutôt que d'une amélioration. La raison en est que la baisse du déséquilibre n'est pas due à un meilleur recyclage, plus productif, des excédents, mais correspond plutôt à une aggravation de la récession dans les pays qui fournissaient habituellement la demande absorbant les exportations nettes de quelqu'un d'autre. Nous nous trouvons donc dans la situation étrange de vouloir exorciser les déséquilibres mondiaux, tandis que dans le même temps nous souffrons de leur diminution.

L'Occident, pris dans la nasse toxique de la « faillitocratie », incapable de relever le défi du monde de l'après-2008, continuera de stagner, en perdant son emprise sur la réalité, à défaut de faire correspondre ses résultats à ses capacités ou d'être à même de créer des « réalités » nouvelles. En ce qui concerne les économies émergentes, bruissantes de gens prêts à dépasser les contraintes, à inventer de nouvelles « réalités », à élargir les horizons existants, elles seront prises au piège d'une demande mondiale chétive pour leurs produits. A moins qu'un nouveau mécanisme mondial de recyclage des excédents ne se matérialise bientôt, le futur de l'économie mondiale restera sombre. Que faudra-t-il pour façonner un tel mécanisme en repartant de zéro ? Une chose est certaine : les marchés ne le généreront pas spontanément. Un nouveau mécanisme de recyclage des excédents doit être le résultat d'une action politique concertée. Exactement comme le fut Bretton Woods.

Note:
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[1] Cette célèbre phrase de Paul Volcker a systématiquement été malencontreusement traduite en français par « la désintégration contrôlée de l'économie mondiale ».


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