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En Israël, se détacher de la réalité est devenu la norme

Par Patrick Cockburn
The Independent, jeudi 22 janvier 2009

article original : "Patrick Cockburn: In Israel, detachment from reality is now the norm"

Toutes ces années, depuis Sabra et Chatila, est-ce que quelque chose a changé ?


Je regardais le superbe dessin animé documentaire « Valse avec Bashir », relatant l’invasion israélienne du Liban en 1982. Le point culminant de ce film est le massacre de quelques 1.700 Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila, au sud de Beyrouth, par des miliciens chrétiens qui y avaient été introduits par l’armée israélienne, laquelle a observé cette boucherie de près.

Dans les dernières minutes, le film passe du dessin animé à des images d’informations filmées montrant des femmes palestiniennes criant de douleur et d’horreur en découvrant les corps criblés de balles des membres de leurs familles. Ensuite, juste derrière ces femmes, je me suis vu marchant avec un petit groupe de journalistes, arrivés dans le camp peu après la fin des tueries.

Ce film traite de la façon dont son réalisateur, Ari Folman, qui savait qu’il se trouvait à Sabra et Chatila en tant que soldat israélien, a essayé de découvrir à la fois pourquoi il avait réprimé tout souvenir sur ce qui s’était passé et le degré de la complicité israélienne dans ce massacre.

Quelques images du film :



En quittant le cinéma, j’ai réalisé que j’avais moi aussi largement réprimé mon propre souvenir sur ce jour effroyable. Je n’ai même pas pu retrouver dans un vieil album une coupure de presse sur cet article que j’avais écrit dans le Financial Times, pour lequel je travaillais à l’époque, relatant ce que j’avais vu. Même encore maintenant, ma mémoire est floue et épisodique, bien que je puisse me souvenir clairement de la douce odeur écœurante des corps en début de décomposition, des mouches en grappes autour des yeux des femmes et des enfants morts, et des membres et des têtes ensanglantées dépassant des talus de terre brunâtre, poussés par des bulldozers dans une tentative approximative d’enterrer les cadavres.

Peu de temps après avoir vu « Valse avec Bashir », j’ai vu des images télévisée des corps décharnés des Palestiniens tués par les bombes et les obus israéliens à Gaza durant le bombardement de 22 jours. Au début, j’ai pensé que peu de choses avaient changé depuis Sabra et Chatila. Une fois encore, il y avait les mêmes excuses éculées et insultantes selon lesquelles Israël ne devait pas, d’une façon ou d’une autre, être condamné. Le Hamas se servait de civils comme boucliers humains et, en tout cas – cet argument étant produit plus subrepticement –, les deux-tiers des habitants de Gaza avaient voté pour le Hamas et ils méritaient donc tout ce qu’il leur est arrivé.

Mais, retournant à Jérusalem 10 ans après y avoir été nommé comme correspondant pour The Independent, entre 1995 et 1999, je découvre qu’Israël a changé de façon significative... pour le pire. Il y a bien moins de contestation qu’auparavant et une telle contestation est souvent traitée comme de la déloyauté. La société israélienne a toujours été introvertie, mais, ces temps-ci, elle me rappelle plus que jamais les Unionistes en Irlande du Nord à la fin des années 60 ou les Chrétiens libanais dans les années 70. Comme Israël, ces deux communautés ont développé une attitude hautement défensive, qui les a conduits à toujours se considérer comme des victimes, même lorsqu’ils tuaient des gens. Aucun regret et aucune reconnaissance de ce qu’ils ont infligé aux autres et, par conséquent, toutes représailles par l’autre camp apparaissaient comme une agression gratuite inspirée par la haine irrationnelle.

A Sabra et Chatila, le premier journaliste à découvrir le massacre était israélien et il a essayé désespérément de le faire arrêter. Ceci ne pourrait plus se produire aujourd’hui parce que les journalistes israéliens, en compagnie des tous les journalistes étrangers, se sont vus interdire l’entrée dans Gaza avant que ne commence le bombardement israélien. Ceci a grandement facilité la tâche au gouvernement israélien pour vendre sa ligne officielle, disant que cette opération a été une très grande réussite.

Personne ne croit autant à la propagande que son auteur, c’est pourquoi le point de vue d’Israël sur le monde extérieur est de plus en plus détaché de la réalité. Un universitaire aurait dit que les Arabes puisaient leurs points de vue concernant Israël de ce que les Israéliens disent d’eux-mêmes. Donc, si les Israéliens avaient dit qu’ils avaient gagné à Gaza, contrairement au Liban en 2006, les Arabes le croiraient et la dissuasion israélienne serait par-là même magiquement restaurée.

L’intolérance vis-à-vis de la contestation s’est accrue et elle pourrait bientôt terriblement empirer. Benjamin Netanyahu, qui a contribué à enterrer les accords d’Oslo avec les Palestiniens lorsqu’il était Premier ministre, de 1996 à 1999, remportera probablement les élections israéliennes le 10 février. La seule question que l’on se pose encore est l’étendue des gains de l’extrême droite.

Le point de vue de cette dernière a été exposé cette semaine, lorsque Avigdor Lieberman, le président du parti Ysrael Beitenu [Israël est notre maison] – auquel les sondages prédisent un score particulièrement élevé dans les prochaines élections –, a soutenu la disqualification de deux partis arabes pour concourir dans cette élection. « Pour la première fois, nous examinons la frontière entre loyauté et déloyauté », a-t-il menacé leurs représentants. « Nous nous occuperons de vous comme nous nous sommes occupés du Hamas. »

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
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Voir l’annonce du film “Valse avec Bashir” :



LIRE AUSSI :

"Israël interdit aux partis arabes de se présenter aux prochaines élections", Associated Press

"Le consensus juif qui émerge en Israël", par Jonathan Cook

"Avigdor Lieberman est pire que Jörg Haider", par Akiva Eldar



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