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Irak : la crise couvait depuis longtemps

Par Robert Fisk

The Times of Oman, le 26 juin 2014
article original : The crisis was waiting to happen since long

La tragédie irakienne est déjà assez terrifiante - pour tout le monde dans ce pays,
avec les nouvelles villes de réfugiés qui s'installent de l'autre côté de ses frontières,
avec le sectarisme grandissant dans tout le Proche-Orient - pour continuer à refuser
avec entêtement de voir que toute cette révolte couve depuis des années.


Donnons-nous la peine de voir pourquoi la crise irakienne n'aurait pas dû nous surprendre. Elle est peut-être horrible, mais elle ne devrait pas nous consterner. Prenez Tel Afar, la ville irakienne frontalière avec la Syrie - c'est-à-dire lorsque cette frontière existait toujours - qui vient de « tomber » aux mains des rebelles. Il y a près de dix ans, les Américains se sont démenés pour tenir ce poste frontière et ils durent le « reprendre » au moins une fois à des insurgés de la veine d'al-Qaïda. Effectivement, Hassan Jamal Sulieman Oweydah, un Palestinien du camp de réfugié de Mieh Mieh, au Liban, a percuté un convoi américain avec sa voiture piégée, à Tel Afar en décembre 2004.

Il fut le premier « martyr » palestinien dans la guerre contre l'occupation américaine de l'Irak - et il venait de ce même « Levant » qui constitue une partie du nom de ce groupe rebelle irako-syrien.

L'ami palestinien de Hassan, Ahmed al-Faran, s'est fait explosé plus tard dans une attaque suicide à la bombe à Falloujah, l'une des autres villes investies maintenant par les rebelles d'Irak. Les Américains ont dû « reprendre » Mossoul par deux fois avant de quitter l'Irak.

Et, pendant bien plus d'an avant sa « capture » de ce mois-ci - bien que le drapeau du pays flottait sur les bâtiments officiels - de grandes parties de la ville restaient effectivement hors du contrôle du gouvernement.

Et qui peut être surpris par la « capture » de Haditha, annoncée samedi soir à la consternation désormais générale. En tant que centre de la résistance anti-occidentale, cette ville ne devait-elle pas tomber aux mains de l'EIIL, l'Etat Islamique en Irak et au Levant, et de leurs copains ? Et tout le monde a-t-il oublié - car personne ne l'a jamais mentionné - qu'elle fut la scène du crime de guerre américain le plus infâme en Irak, le massacre par des Marines américains de 24 hommes, femmes et enfants désarmés en novembre 2005, un massacre qui aurait été perpétré par vengeance à la suite du meurtre d'un Marine dans cette ville ?

Comparé au massacre de My Lai au Vietnam, Haditha était un choix de conquête évident. Qui, à Haditha, voudrait mourir pour Nouri al-Maliki, le dirigeant irakien favori des Etats-Unis (il l'était, du moins, jusqu'à la semaine dernière) ?

Bien sûr, on peut être très en colère face à la destruction de tout notre absurde projet en Irak. Le chroniqueur du New York Times, Roger Cohen, normalement le type le plus calme, a piqué une colère épique tout récemment.

« L'Irak et la Syrie [.] étaient pourris jusqu'à la moelle, aussi mûrs pour le démembrement que l'était l'Empire ottoman il y a un siècle, rendus malades par le culte de la personnalité de dirigeants brutaux, et se lézardant devant les lignes de fracture intérieures que les responsables coloniaux ont choisies d'ignorer », s'est emporté Cohen. « [Ces pays] étaient en état de décomposition ».

Par vraiment. Aussi scandaleux fut l'accord Sykes-Picot, il laissa au moins la Mésopotamie ottomane en un seul morceau (bien que la France voulût Mossoul pour elle toute seule).

Le problème était que les Britanniques ont imposé un roi à ce pays et se sont assurés que le peuple n'exerce jamais une réelle liberté, et qu'il n'apprenne jamais des avantages d'une telle dignité. C'était, comme nous le savons, une question de pétrole - la même raison derrière l'invasion anglo-américaine de 2003 et les frappes au Nord par les forces américaines pour prendre Mossoul. Et le pétrole reste toujours - singulièrement - la raison tacite de cette nouvelle guerre.

Certes, c'est un sale coup pour le gouvernement irakien que de perdre les installations pétrolières de Baïji. Mais c'est beaucoup plus une victoire pour ceux qui financent les groupes militants qui affluent dans tout l'Irak - puisque la prise de Mossoul a coupé les livraisons de pétrole vers le monde extérieur et arrêté la production à Baïji même.

La tragédie irakienne est déjà assez terrifiante - pour tout le monde dans ce pays, avec les nouvelles villes de réfugiés qui s'installent de l'autre côté de ses frontières, avec le sectarisme grandissant dans tout le Proche-Orient - pour continuer avec entêtement de voir que toute cette révolte couve depuis des années, que la haine des Etats-Unis joue un rôle fondateur.

Un journal du Proche-Orient écrivait de manière cinglante la semaine dernière sur l'échec de « l'unité » arabe. Les Arabes avaient échoué à s'unir sur la « Palestine ». Ils avaient échoué à s'unir à travers le nationalisme ou le Baasisme.

La seule véritable unité évidente, ces derniers temps, était celle des réfugiés. Les Réfugiés de Palestine, de Syrie, d'Irak, de Somalie et du Soudan et du Sud-Soudan. Il est peut-être temps, poursuit le journal, que la Ligue Arabe offre aux réfugiés leur propre siège, à temps pour le prochain sommet arabe.

Et, bien sûr, souvenons-nous aujourd'hui du Liban et de Hassan Oweydah qui s'est tué à Tel Afar, il y a toutes ces années. Il s'est même débrouillé pour que sa mère reçoive une cassette vidéo - elle me l'a montrée - le montrant joyeusement en train de dire au revoir tandis qu'il partait vers le « martyre » dans sa voiture bourrée d'explosifs.

Les Salafistes de Syrie et d'Irak ont reçu des armes et de l'argent par l'intermédiaire de leurs alliés militants au Liban - une partie de la ville frontalière d'Ersal a été depuis des mois une quasi-enclave militante à l'intérieur du Liban. Le « Levant » signifie le Liban, de même que la Syrie. Et s'ils sortent victorieux de la destruction de l'Irak et de la Syrie d'Assad, beaucoup de ces jeunes gens rentreront « chez eux » au Liban.

Par milliers. Peut-être que ce devrait être notre « pensée du jour » alors que nous retenons notre souffle en attendant les nouvelles de Bagdad.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]


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