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Syrie : Les tracts largués par hélicoptère n'y changeront rien

Par Robert Fisk

The Independent, le 10 septembre 2012,
article original : 'No one likes violence...But people know there is no going back. If they return home, they will die one by one'

« Personne n'aime la violence. Mais les gens savent
qu'il n'y a pas de retour en arrière possible. S'ils
rentrent chez eux, ils mourront les uns après les autres »


Le général syrien a ouvert une enveloppe et vidé son contenu sur son bureau.

En sont sortis des messages de son armée aux habitants de Damas, de Hama, d'Alep, de Homs et de Deraa. « Nous avons un département spécial où des analystes les écrivent », nous a-t-il dit. « Nous offrons toutes les chances aux gens ». Et les généraux le font donc, si vous en croyez ces petits prospectus, des feuilles de papier rectangulaires - certaines portant des illustrations d'enfants souriants, d'autres, d'hommes en armes au visage sinistre - larguées par hélicoptère au-dessus des rues syriennes. Le général nous sourit. « Voyez-vous toute la peine que nous nous donnons ? » J'avais déjà entendu parler de ces bouts de papier - comment ils étaient tombés en cascade sur le camp palestinien Yarmouk à Damas, ainsi qu'à Homs et Alep - mais je ne les avais jamais vus, encore moins en si grand nombre. Chacun d'eux était signé « l'Administration des Forces de Sécurité ».

Ils allaient du banal - « Frère citoyen, aide-nous à nous débarrasser des bandes criminelles en coopérant avec les forces de sécurité » - au plus sophistiqué. Celui-ci, par exemple, est le message de l'armée syrienne à tous les hommes en armes : « Les forces de sécurité ont la volonté de restaurer la sécurité et la stabilité dans toutes les régions de notre précieuse patrie, et ne permettront pas de répandre le sang des citoyens innocents. Le temps vous est compté, saisissez donc cette chance : jetez vos armes - comme beaucoup l'ont déjà fait - et souvenez-vous que le gouvernement est aussi clément qu'une mère l'est avec ses enfants ».

Si cette évocation d'attention maternelle ne parle pas aux opposants de Bachar el-Assad, celle de l'Islam pourrait le faire - pourtant, le mot « Islam » n'apparaît pas dans les textes que l'on nous a montrés. « Pensez avec votre esprit, la religion est amour - la religion est tolérance. La religion n'appelle pas au meurtre (.) Travaillons ensemble selon les préceptes religieux, pas à la demande des criminels ».

Et si vous vous approchez des soldats syriens, voici une petite note que vous aimeriez pouvoir leur tendre, un « laissez passer » qui peut vous sauver la vie. « Lorsque vous vous approchez d'un barrage routier, assurez-vous que vous ne portez aucune arme. Ce faisant, approchez lentement et faites en sorte que votre poitrine ne soit pas cachée par quoi que ce soit de suspect. Tenez ce bulletin dans une main tout en plaçant l'autre sur le dessus de votre tête ». « Quoi que ce soit de suspect » fait manifestement référence à une bombe attachée à la poitrine d'un poseur de bombe kamikaze. D'autres tracts suggèrent que les opposants armés au régime « profitent des avantages du traitement spécial que vous accorde les autorités ».

Le problème - l'armée syrienne est assez avisée pour le comprendre - est que la violence actuelle a été semée il y a longtemps, et nombreux sont ceux en Syrie qui se souviennent avec une grande amertume exactement la sorte de « traitement spécial » dont ont bénéficié les membres de leurs familles au cours des années passées. En effet, le lendemain de ma rencontre avec le général, je me suis assis pour boire un thé avec un syrien d'âge mûr qui voulait m'expliquer pourquoi il haïssait ce régime. C'était une personne qui s'exprimait doucement et qui m'avait rencontré dans un café du centre-ville de Damas, sa voix presque couverte par les cris stridents des oiseaux dans une volière attachée au mur.

« Mon frère faisait partie de la révolution (des frères Musulmans) de 1980 et même ma famille n'était pas au courant », dit-il. « Puis, un jour, les agents de la moukhabarat [les services secrets syriens] sont arrivés dans trois véhicules pour l'arrêter. Personne ne sait où ils l'ont emmené - jusqu'à aujourd'hui, 32 ans plus tard. Des documents officiels disaient que mon frère était vivant, mais en 1996 nous avons eu des informations de la part d'ex-prisonniers qui ont dit qu'ils l'avaient vu et qu'il avait été pendu ou fusillé dans la prison de Tadmor (à Palmyre). Pour moi, la révolution a commencé, il y a longtemps, lorsque mon frère a été arrêté. A présent, ma révolution grossit ».

Sans tirer de coups de feu, sans armes - la révolution de cet homme, m'a-t-il dit, sera non violente. « Il n'y a personne en Syrie qui aime la violence. Ce qui s'est produit est que si vous avez un ballon et que vous continuez de le gonfler, à la fin il explose. Lorsque les gens ont commencé à manifester, l'année dernière, le gouvernement a utilisé la force pour les stopper et les arrêter - et, petit à petit, il y a eu une explosion ». Les gens, a dit cet homme, « sont sortis du silence » - en elle-même, cette expression est remarquable - et « ont commencé à faire usage d'un peu de violence contre le gouvernement ». A présent, ces gens ne reviendront jamais en arrière, a-t-il dit, « parce que s'ils rentrent chez eux, il mourront dans leur maison les uns après les autres. C'est pourquoi ils savent que c'est la fin. Ils ont pris la décision de ne jamais revenir en arrière ».

Mais accepterait-il un parlement véritablement démocratique avec de vraies élections si Bachar restait, demandais-je ? « Nous connaissons ce gouvernement depuis 40 ans. On ne peut pas leur faire confiance ne serait-ce que pour donner la vraie température dans la journée. La démocratie et la violence ne vont pas ensemble. Voici ce que je vous réponds : Non, non, non et non ». Même les tracts de l'armée ne se répètent pas autant. Mais les mots de cet homme sont aussi catégoriques que tout autre tract.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
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